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discorde, le tournant de la « désinstitutionalisation »

A. La désinstitutionalisation, fille de « l’institutionnalisme »

En 1962, un psychiatre britannique féru de psychiatrie sociale, John Wing, écrivait un article fondateur au sujet de l’état gravement dégradé des patients dits « chroniques » dans certains services d’hospitalisation. Le syndrome d’ « institutionnalisme » que présentaient ces patients, mêlant apathie, résignation, dépendance et dépersonnalisation du fait d’une « incarcération prolongée dans des communautés ségréguées » (p. 38), était compris comme le résultat d’une soumission à des pressions institutionnelles – la référence aux travaux du sociologue Erving Goffman (1961) sur l’asile comme institution totale était là assumée. Le lien entre séjour à l’hôpital et syndrome d’institutionnalisme a souvent, à partir des travaux de Wing, été compris comme une relation de causalité inévitable dont l’hôpital, en tant qu’organisation maltraitante, était responsable. Wing lui-même tempérait pourtant dans ce même article la conclusion qu’une lecture trop rapide de son travail aurait pu amener son lecteur à soutenir :

80 « La conception classique, selon laquelle l’ « état final » observé chez les schizophrènes longtemps hospitalisés est une conséquence inévitable de la détérioration propre à la maladie, n’a probablement jamais véritablement été soutenue par quelque psychiatre que ce soit. Elle a néanmoins pour partie déterminé une majorité de la réflexion clinique à ce sujet. La conception opposée, tout aussi extrême, selon laquelle cet état final dépend seulement de l’environnement social, n’a probablement jamais été soutenue par quelque sociologue que ce soit, même si certains ont paru s’approcher d’une telle position » 30 (1962, p. 41, traduction libre)

Le terme d’institutionnalisme n’a pas pris en langue française, car de nombreuses études, comme la thèse de Philippe Paumelle - ou plus largement tous les retours d’expériences des promoteurs du secteur et de la P.I. racontant comment l’ambiance des services avait changé bien avant l’introduction du Largactil - indiquaient une réflexion déjà bien engagée au sujet des effets des longs séjours à l’hôpital sur le devenir des patients. Les études et prises de position portant sur le rôle prépondérant de l’ambiance par rapport au traitement avaient d’ailleurs également connu un certain essor dans les pays anglo-saxons à la faveur des travaux de Wing et Brown (Rollin, 1971), dont le livre sur l’institutionnalisme sorti en 1970 allait lancer toute une série de recherches orientées par une conception très sociale de la psychiatrie.

Ainsi, là où les anglo-saxons portaient leur attention sur l’institutionnalisme, c’est-à-dire une forme de lien presque direct de la chronicité avec le dispositif institutionnel, les français appuyaient sur la question du temps passé dans ces établissements comme facteur principal de la sédimentation des malades. La différence terminologique dit quelque chose des

30 “The classical view, that the familiar ‘ end-state ’ seen in long-hospitalized schizophrenics is an inevitable

consequence of the deterioration inherent in the disease, has probably never been held, in pure form, by any psychiatrist. Nevertheless, it has in part determined a good deal of clinical thinking on the subject. The opposite, equally extreme view, that the end-state is solely dependent on the social environment, has probably never been held by any sociologist, though some have seemed to approach such a position”

81 conclusions qui seront tirées du constat clinique selon lequel les patients trop longtemps hospitalisés présentaient des symptômes surnuméraires : la réforme française se concentrera sur la réduction des durées d’hospitalisation et la fragmentation du dispositif de soins dans la ville afin de pallier la chronicité et l’inertie des malades ; la réforme américaine préférera débuter par l’extraction des patients d’un milieu à l’influence néfaste. Si les termes désignant le constat clinique – institutionalism d’un côté, « chronicité » de l’autre – ne se sont jamais vraiment rencontrés, il en est allé autrement des termes désignant la solution apportée – désinstitutionalisation d’un côté, désaliénation de l’autre.

En effet, plusieurs auteurs des réformes psychiatriques en Europe étaient dans les années 70 arrivés à la même conclusion : l’aliénation que subissent les patients n’est pas seulement le fait de l’espace circonscrit qui serait dévolu au traitement de leur déviance ; l’enjeu réel de l’aliénation sociale est à chercher dans la vie psychique et institutionnelle qui fleurit entre les murs de l’établissement, toujours potentiellement réductrice et libératrice, inerte et créative. Ce qui doit retenir notre attention, derrière l’illusion de la responsabilité des murs, c’est le cadre de pensée normativant, potentiellement discriminant, collé à la demande de la société que beaucoup de soignants, d’équipes et de collectifs portent en eux sans en avoir conscience. Voici ce qu’occulte une lecture purement foucaldienne ou basaglienne de tout système de soin : de nombreux processus psychiques et représentations inconscients échappent pour partie ou totalement à la bonne volonté de ceux qui travaillent au mieux-être de leurs patients. Ainsi seulement peut-on comprendre la phrase du psychologue Jean-Olivier Majastre, qui dès 1970, après plusieurs années passées à tenter d’initier un changement de mentalités dans l’hôpital psychiatrique où il travaillait, prévenait son lecteur :

« La ruse de l’asile, c’est de nous faire croire qu’il existe en un lieu appelé hôpital psychiatrique. L’asile est au-dehors, comme au-dedans ; avec des gens, à l’intérieur et au dehors, aussi aveuglés par ce qu’ils sont, aussi empêtrés par ce qu’ils font » (Majastre, 1972, p. 11)

82 David Cooper en arrivait à la même conclusion dans son livre Psychiatrie et

antipsychiatrie :

« Je ne pense pas que la solution tienne simplement dans une séparation géographique d’avec l’environnement hospitalier plus traditionnel – en fait, ce n’est absolument pas l’essentiel. Ce dont nous avons besoin toutefois, c’est d’un degré d’indépendance suffisant » (Cooper, 1970, p. 161)

L’idée que l’asile n’est pas un lieu mais un état d’esprit ou une forme de description de soins maltraitants, et qu’ainsi il puisse se trouver dans les murs des hôpitaux tout comme au dehors, a été évoquée en 2001 par John Wing, alors professeur émérite de psychiatrie sociale. Dans un article reprenant trente ans plus tard la thèse soutenue dans son livre co-écrit avec G.W. Brown, Institutionalism and schizophrenia (J. K Wing & Brown, 2009), Wing écrivait :

« Qu’un syndrome d’institutionnalisme puisse apparaître dans des communités relativement fermées autres que des hôpitaux psychiatriques est évident dans de nombreuses nouvelles et mémoires […] Il devrait également être reconnu que lorsque les déficiences sont sévères et incorrigibles, l’acceptation d’un environnement suffisamment protégé est peut-être inévitable et bénéfique. La question est de savoir si le processus est forcé ou consenti. […] L’extinction presque totale des grands hôpitaux psychiatriques tendrait à suggérer qu’il n’y a plus de danger de trouver le même degré de sévérité dans les services médicaux ou sociaux actuels qu’à Severalls [un hôpital britannique] en 1960. Cela ne peut pas être pris pour acquis » (2010, p. 9, traduction libre)31

31 That a syndrome of ‘institutionalism’ can occur in relatively closed communities other than mental hospitals is

apparent from numerous novels and memoirs. […] It should also be acknowledged that, where impairments are severe and incorrigible, acceptance of an appropriately protected environment may be inevitable and beneficial. The question is whether the process is enforced or embraced. […] The rundown to virtual extinction of the large

83 S’il nous est nécessaire de passer par une rapide définition de ce qui a été reconnu, suite à l’article princeps de Wing, comme le phénomène de l’institutionnalisme, c’est parce que celui-ci est devenu dans le monde anglo-saxon indissociable d’un mouvement qui a eu, dans les termes et dans les faits, un impact bien plus grand : celui de la désinstitutionalisation. Celle- ci, en effet, a trouvé à s’importer en France sans pour autant que soit explicités l’histoire et le champ lexical qui lui avaient donné naissance. Cet import terminologique a donné lieu à une situation nouvelle dans le système français qu’a bien résumé Jean Garrabé :

« L’étude des effets néfastes sur l’évolution des psychoses schizophréniques du séjour prolongé dans les hôpitaux psychiatriques peu stimulants, ce que les anglais ont dénommé « institutionalism » (J.K. Wing et G. W. Brown) a donné naissance au mouvement dit de désinstitutionalisation dont le succès a été foudroyant d’abord aux Etats-Unis puis en France. Ce mouvement repose à notre sens sur un malentendu qui est que ce contre quoi il faut lutter c’est contre l’ « institutionalism » c’est-à-dire les effets néfastes de l’emploi inadéquat des institutions et non contre les institutions elles-mêmes. Lutter contre l’hospitalisme ne consiste pas à détruire l’hôpital […] les auteurs qui ont décrit l’ « institutionalism » ont démontré qu’il apparaît aussi chez des malades traités ailleurs qu’à l’hôpital psychiatrique, dans des hôpitaux de jour par exemple voire dans leur famille […] » (Psychiatrie et société, 1981)

Pour comprendre le rejet de la psychothérapie institutionnelle dans les archives de l’histoire au motif qu’elle ne peut être qu’hospitalo-centrée, nous devons ainsi nous pencher sur le malentendu qui recouvre l’application du terme « désinstitutionalisation » au système de santé mentale français.

mental hospitals might suggest that there is no longer a danger that the degree of severity found at Severalls in 1960 would be found in any of the current medical or social services. That cannot be taken for granted.

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B. Un terme polysémique et ambigu.

Comme le notait Danielle Laberge (Laberge, 1988), la désinstitutionalisation produit le même effet qu’un test projectif : chacun y trouve ce qu’il y voit. On en perçoit en effet toute l’ambiguïté dans la définition proposée par un psychologue canadien, Yves Lecomte :

« la désinstitutionalisation est une politique d'humanisation des soins dispensés à des personnes souffrant de troubles mentaux chroniques, qui consiste à réintégrer dans la collectivité les patients psychiatriques déjà hospitalisés et à maintenir dans leur environnement naturel les autres citoyens atteints de problèmes mentaux. La désinstitutionalisation n'est pas un mode de traitement, mais une politique de la société destinée à assurer un traitement humain et équitable à l'ensemble des citoyens dans leur milieu de vie. » (1988, p. 34)

Sa définition pourrait en effet correspondre tant à la psychothérapie collective au sortir de la Seconde Guerre mondiale en France et sa tentative d’humaniser l’asile, qu’à la réintégration des patients dans leur milieu chère à Bonnafé, à l’idée d’une politique de la société qui résonne avec les écrits de Franco Basaglia ou encore à une promotion du traitement dans le milieu de vie, qui convoque la notion de vie quotidienne chère à la psychothérapie institutionnelle. En réalité, comme le soulignait le sociologue Nicolas Henckes dans un article sur le sujet (Henckes, 2011), si l’étiquette de la « désinstitutionalisation » peut être utilisée pour décrire les processus de transformation des systèmes de santé mentale en Europe dans la seconde moitié du vingtième siècle, elle est à elle seule un concept insuffisant pour rendre compte des changements sociaux et des spécificités nationales à l’œuvre dans les pays occidentaux qui se sont embarqués, après-guerre, dans des processus de réforme de leur dispositif de soins et d’assistance aux malades mentaux.

La « désinstitutionalisation », autrement dit le fait de faire sortir un certain nombre de patients pour les rendre à leur communauté, est en effet dans le même temps un phénomène caractérisé dans de nombreux pays occidentaux par des bases structurales similaires et des particularités locales et historiques qui rendent ces processus irréductibles les uns aux autres.

85 A ce titre, l’histoire de la psychiatrie et de l’humanisation des soins dans les pays occidentaux et développés pourrait ressembler à l’histoire d’inventions comme le cinéma ou l’avion : à la même époque, et sans que l’on puisse avec une totale certitude dire qu’ils avaient eu vent de leurs avancées scientifiques respectives, plusieurs acteurs majeurs ont tenté différentes expériences qui ont amené à l’établissement d’un socle de connaissances empiriques solides, sans pour autant qu’a ce socle puisse être attribué une paternité unique.

L’OMS indiquait encore récemment (Innovation in deinstitutionalization: a WHO expert

survey, 2014) qu’il existait plusieurs chemins possibles vers le soin dans la communauté,

impliquant de nombreux partenaires et la cité dans son ensemble. Ces processus requéraient quoiqu’il en soit toujours une volonté politique globale, qui a pourtant manqué au départ dans plusieurs pays occidentaux, notamment aux Etats-Unis, en France et en Angleterre, où les dispositifs de santé mentale ont essaimé de façon très décentralisée, occasionnant de nombreuses inégalités que ces systèmes tentent encore aujourd’hui de corriger (Dobransky, 2014; Lopez & Turan-Pelletier, 2017a).

C. Les désinstitutionalisations : des mouvements cycliques et coordonnés dans

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