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Chapitre I. Opportunités et risques pour la clinique institutionnelle dans le système de santé actuel

B. Le « changement de paradigme » De quoi est-il question ?

L’évolution des terminologies et la restructuration des organisations a fortement touché le monde de la santé, comme nous avons tenté d’en donner une idée dans notre partie précédente. Un processus structurellement similaire et déployé sur un temps relativement long a également bousculé la psychiatrie publique depuis le début des années 2000 : celui du passage de la psychiatrie vers la « santé mentale ». Si, comme nous le verrons un peu plus loin, cette transition n’est pas étrangère à l’opérationnalisation du mouvement de « désinstitutionalisation » en France, nous devons tout d’abord faire un rapide retour sur l’introduction du terme même de « santé mentale » dans le système français, en tant qu’il est venu éclairer les apories de la psychiatrie de secteur et bousculer son organisation.

La notion de secteur de psychiatrie mérite ici que nous rappelions ses caractéristiques principales avant de continuer nos développements. Si la première utilisation du terme de

55 secteur est attribuée à Lucien Bonnafé lors des conclusions des Journées Psychiatriques de mars 1945 (Bonnafé, 2000b), c’est à un rapport d’Henri Duchêne, en 1959 et plus globalement aux bonnes relations des psychiatres réformateurs avec le Ministère de la Santé dans les années 50 que l’on peut attribuer la paternité de la psychiatrie de secteur. Née d’une circulaire le 15 mars 1960, ce qui signera dès le départ le statut ambigu qu’aura cette politique durant 25 ans – c’est‐à‐dire jusqu’à son accession au Code de la Santé en 1985 ‐, la psychiatrie de secteur prône une réponse territorialisée à la question de la prise en charge des malades mentaux. Le principe est conceptuellement simple : un secteur est une zone géographique d’environ 70.000 habitants à l’intérieur de laquelle une même équipe médico‐sociale dite « de secteur » travaille à la prévention, aux soins et à la post‐cure des citoyens qui ont besoin de recourir aux services de la psychiatrie publique.

L’opérationnalisation de la notion a toutefois été bien plus complexe. On sait en effet combien la mise en place très lente de cette politique (les premiers textes réglementaires sont arrivés en 1972 et 1974) a donné lieu à des inégalités de répartition des moyens et une disparité de l’offre toujours assez forte aujourd’hui en matière de psychiatrie. C’est cette disparité, qui a permis l’innovation comme l’inertie, qui explique entre autres pourquoi la « santé mentale » a fait figure de grande intruse dans les services : dans certains territoires retardataires du point de vue de l’ambulatoire, elle a pu être perçue comme une marche forcée vers un dispositif qui n’avait pas été réfléchi ni approprié par les équipes de terrain ; dans d’autres secteurs plus riches, axés sur l’ambulatoire et pionniers en matière de lien avec la communauté, elle a pu paraître redondante voire totalement inadaptée au modèle français. Beaucoup d’écrits ont donc dénoncé la santé mentale (voire le « santémentalisme » (Bellahsen, 2014)) en France, et ont eu tendance à faire remonter l’usage de cette locution soit au rapport Piel‐Roelandt (2001), soit plus globalement à l’influence de l’Organisation Mondiale de la Santé dans les politiques publiques françaises en la matière. Le terme de « santé mentale » n’a en réalité pas attendu sa consécration par l’OMS pour être utilisé par les psychiatres réformateurs dans la description de leurs activités, mais son usage, en tout cas en France, tenait au départ majoritairement d’une confusion entre la « santé mentale » et la « lutte contre les maladies mentales ». En 1987, dans son manuel sur l’organisation et la gestion de la santé mentale, le juriste et directeur d’hôpital Patrick Mordelet décrivait cette

56 confusion comme suit :

« Pour l'Organisation Mondiale de la Santé qui est à l'origine de l'utilisation de ce concept, la santé mentale est l'aptitude parfaite à mener des relations harmonieuses avec ses semblables. […] En application de cette définition, une politique de santé mentale devrait intégrer toute une série d'éléments non psychiatriques et non sanitaires (problèmes socio-économiques et culturels ; éducation et prévention ; sociologie politique évolution sociale). Tel n'est pas le cas. La santé mentale est souvent confondue avec la lutte contre les maladies mentales, même avec la psychiatrie, discipline médicale dont l'objet de soigner les patients atteints de troubles mentaux. […] Santé mentale et luttes contre les maladies mentales sont souvent confondues : dans la plupart des cas, on ne retient pas l'aspect positif que sous-tend le concept de santé mentale. […] De la même manière que l'on est passé de « l'asile d'aliénés » à « l'hôpital psychiatrique » sans que cela se traduise par une réforme en profondeur de l'institution, on emploie aujourd'hui l'expression « politique de santé mentale » dans le sens de « politique de lutte contre les maladies mentales » […] » (Mordelet, 1987, p. 19).

Le terme de lutte contre les maladies mentales a par conséquent régné comme seul signifiant organisateur du dispositif de soins dans le discours administratif français de la circulaire initiale du 15 mars 1960 (dite « relative au programme d’organisation et d’équipement des départements en matière de lutte contre les maladies mentales ») jusqu’aux circulaires, décrets et arrêtés de 1972 relatifs au « règlement départemental de lutte contre les maladies mentales, l’alcoolisme et les toxicomanies ». Lorsque le terme de « santé mentale » apparaît, par exemple dans le corps de l’arrêté du 14 mars 1986 relatif « aux équipements et services de lutte contre les maladies mentales comportant ou non des possibilités d’hébergement », qui précise en même temps le rôle des conseils départementaux de santé mentale, la confusion relevée par Mordelet est claire. Lutte contre les maladies mentales, santé mentale et psychiatrie sont momentanément interchangeables ; là où la politique de secteur était censée devenir une « politique de soins en Santé mentale, qui veut s’opposer à une politique d’assistance aux aliénés » (Audisio & Demay, 1977, p. 118), il

57 apparaît clairement que les « soins en santé mentale » se substituent de façon presque équivalente à la lutte contre les maladies mentales, que l’on opposait traditionnellement à une politique plus ancienne d’assistance de type compensatoire. Mais ce glissement terminologique en induit un autre : les « équipes de santé mentale » deviennent l’équivalent des équipes médico‐sociales de secteur des premiers textes sur ce dispositif, et la dénomination de leur action change. Le psychiatre Pierre Bailly‐Salin reformule en effet le principe du secteur ainsi : « la prise en charge, par une seule et même équipe, de l’ensemble des problèmes de santé mentale de la population d’un territoire géographique donné ; cette équipe étant constituée de psychiatres mais aussi de « techniciens de la santé mentale » » (Bailly‐Salin, 1977, pp. 87–89)16. Les termes de « problème de santé mentale » ou de « techniciens » ne sont pas anodins, qui plus est deux ans après la promulgation de la loi de 1975 sur les handicapés, dont beaucoup de psychiatres de l’époque considéraient qu’elle avait réintroduit la perspective déficitaire en psychiatrie. En somme, l’ensemble signifiant autour de la pratique psychiatrique et de ses patients semble se déplacer de la question du traitement à donner à une entité spécifique que serait la maladie mentale, à l’idée d’une norme de bien‐ être personnel et social que la maladie empêcherait d’atteindre, et pour laquelle il faudrait créer des techniques de compensation – la résolution de problèmes par la compensation apparaissant alors comme une tentative de suppression d’un symptôme de nature sociale17.

Cette période de transition sémantique dont nous venons rapidement de présenter les enjeux a couru de la seconde moitié des années 70 jusqu’à 1990 (date de la première circulaire portant en son titre la mention de « politique de santé mentale »18). Elle a progressivement vu

16 On voit se préfigurer la fonction qui sera celle du champ de la santé mentale de fournir, comme le formule C.-

O. Doron, des « identités d’action » transversales à tout un ensemble de dispositifs issus de secteurs différents » (2015).

17 Au sujet de la logique indemnitaire et des problématiques autour de la compensation du handicap, voir la

thèse de Philippe Banyols, psychologue clinicien et directeur d’hôpital, intitulée Médecine, droit et psychanalyse

: logique indemnitaire et problématique du sujet (2010).

18 Il s’agit de la circulaire du 14 mars 1990 relative aux orientations de la politique de santé mentale parue au J.O.

58 le paradigme psychiatrique changer, au profit du champ lexical de la réadaptation sociale qui a donné naissance, de l’avis de plusieurs auteurs, à une nouvelle façon pour la psychiatrie d’être vecteur de discipline sociale en s’insérant dans des rationalités gouvernementales. L’hypothèse de travail communément admise est que l’étendue des problèmes de « souffrance psychique » a bouleversé le champ psychiatrique parce qu’elle l’a obligé à s’articuler avec difficulté à un autre champ en pleine effervescence depuis la loi de 1975 : celui du médico‐social, plus proche de la cité et amenant de ce fait la santé mentale à concerner à mobiliser des acteurs beaucoup plus hétérogènes ». Nous retrouvions en réalité déjà cette conception du travail d’équipe en psychiatrie dans le livre de Mordelet, qui en 1987 décrivait comme tel le cœur du dispositif de secteur :

« l'équipe médico-sociale doit donc intervenir, non seulement à l'hôpital et au dispensaire, mais également dans un « réseau » comprenant des institutions et des structures sanitaires spécifiquement […] Ce principe de polyvalence absolue implique l'omniprésence de l'équipe psychiatrique de secteur au sein du groupe social, où elle doit normalement jouer un rôle de promotion de la santé mentale, dans l'esprit de la « community psychiatry » anglo-saxonne. Dans cette optique, l'équipe de secteurs favorise son intégration au corps social par l'établissement d'un réseau de relations privilégiées avec toute une série d'institutions et d'organismes administratifs sanitaires et sociaux éducatifs […]. Dans la pratique, cette conception très extensive du secteur n'est que très peu appliquée, si l'on excepte quelques expériences pilotes » (1987, p. 115)

La France n’a certes pas emprunté le même chemin que les pays anglo‐saxons vis‐à‐vis de la santé mentale, car la pleine utilisation de ce concept comme référentiel effectif des pratiques s’est faite assez tardivement (Doron, 2015), expliquant l’impression de brutal changement de paradigme qui s’est diffusée parmi les soignants français, et notamment les

https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000295864&categorieLien=cid. Consulté le 23 août 2018.

59 psychiatres, à partir du début des années 2000. Tout comme la traduction sectorielle et institutionnelle, l’idéologie de la santé mentale a trouvé à se traduire en textes administratifs, en mesures juridiques et en équipements, c’est‐à‐dire à s’institutionnaliser comme politique publique19, mais, comme le souligne A. Ehrenberg, elle n’en est pas moins restée « un problème de réforme de la psychiatrie et de transformation de la conception du patient et de la pathologie » (2004, p. 10). En effet, le problème principal des réformateurs dans la décennie 60‐70 était avant tout de préparer la sortie des patients hors des murs de l’hôpital et concomitamment d’aider la cité à accueillir ses anciens exclus. La normalisation sociale par la voie de la réadaptation des patients à la communauté était plutôt assimilée à une nouvelle aliénation, sous‐tendue par un carcan de représentations négatives de la folie prévalentes dans la société des « normaux ». La psychiatrie était alors conçue pour les malades mentaux sévèrement atteints et dont la pathologie était à risque de se chroniciser : il s’agissait donc principalement d’une population atteinte de psychose. La connotation positive de la santé mentale dont parlait Patrick Mordelet, en fonction de laquelle le soin psychique devient un prendre soin qui s’applique à l’ensemble des « troubles psychiques » qui peuvent affecter la bonne santé mentale des individus, avait été refoulée des politiques publiques et du dispositif de soins. Le retour de cet aspect de la notion a mené à un élargissement conséquent du périmètre d’action des structures publiques, qui a été vécu comme un engloutissement de la psychiatrie par une idéologie hygiéniste et un glissement des missions du service public de psychiatrie : il apparaît donc intéressant de regarder en quoi la santé mentale a modifié le système de soins par des déplacements de sens et des compromis entre ses acteurs, mais aussi comment celle‐ci a ouvert, parfois à son insu, des fenêtres de réappropriation possible de ses lieux et de ses signifiants‐maîtres par une logique clinique qui lui est étrangère.

En effet, si la psychiatrie s’est historiquement organisée en secteurs, le dispositif

19 Nous pensons notamment au retour de la planification par les « Plans Psychiatrie et Santé mentale », à la loi

Kouchner, à la création des ARH, rebaptisées ARS par la loi HPST, ou encore à l’existence d’instances de concertation comme les réseaux en santé mentale, les Conseils Locaux de Santé Mentale, d’organismes de formation comme le CCOMS (Centre collaborateur de l’OMS pour la recherche et la formation en santé mentale) à Lille etc.

60 sectoriel, fait et défait par les besoins de son terrain d’implantation, acceptait d’emblée en se liant avec la Cité d’être interpellé par un champ plus large que celui de la psychiatrie hospitalière, ouvrant du même coup la possibilité d’être dépassé par des demandes sociales auxquelles il n’était pas nécessairement prêt à répondre. Plusieurs auteurs ont tiré de ce constat d’échec partiel de la traduction de l’expérience de secteur (c’est‐à‐dire de la traduction d’un idéal d’humanisation des pratiques psychiatriques en une organisation coordonnée des parcours de soins) en une politique de santé publique cohérente l’idée que le dispositif de secteur aurait été dévoyé20.

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