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Les salariés privilégiés:

B. La protection des créances du salarié

2. Les salariés privilégiés:

travail-leur et l'ouvrier à domicile. Vu les mots utilisés, la notion de travail-leur, au sens de l'art. 219 LP, est la même que celle visée à l'art. 319 CO. Bénéficie donc du privilège, à première vue, tout travailleur lié par un contrat de travail au sens du code des obligations.

La jurisprudence récente du Tribunal fédéral se montre toutefois plus restrictive. Selon elle, ne sont titulaires du privilège que les tra-vailleurs qui méritent une protection particulière, à savoir ceux qui se trouvent, envers l'employeur, dans un rapport de subordination caracté-risé et qui, en raison de ce rapport, ne peuvent prendre d'autres dispo-sitions lorsque l'entreprise affronte une situation financière difficile40.

Ainsi, selon cette jurisprudence, le salarié ne bénéficie pas du privilège de la première classe lorsqu'il revêt la qualité d'administrateur de la so-ciété, quand bien même cette fonction présenterait un caractère fictif et qu'en fait le travailleur serait effectivem,ent subordonné aux autres ad-ministrateurs ou à l'actionnaire principal. Si le salarié exerce les fonc-tions de directeur, l'on devra s'interroger, à la lumière des circons-tances, sur l'indépendance et l'autonomie dont il dispose effectivement dans chaque cas particulier4l .

Cette opinion n'est pas vraiment convaincante.

D'abord, en effet, la jurisprudençe ne peut s'autoriser du texte lé-gal lui-même, dès lors qu~ ce dernier ne distingue pas entre diverses catégories de travailleurs. Au contraire, lors de la révision de l'art. 219 LP, il fut expressément déclaré par le Conseil fédéral que "le privilè~e

est étendu à toutes les créances découlant d'un contrat de travail"4 . Dans l'arrêt le plus ancien, auquel il est fait constamment référence, le privilège fut refusé à l'intéressé non pas parce qu'il était un employé di-rigeant, mais parce que, en réalité, il se trouvait lié par un contrat de

39. Le privilège s'attache à la créance et non à la personne du créancier; il peut donc être invoqué par le cessionnaire de la créance (A TF 49 III 201;

cf. aussi SJ 1985, p. 579-580).

40. ATF 118 II15!.

4!. ATF 118 III 50 et 52.

42. FF 1960 II 992.

L'employeur insolvable 121 travail fictif: bien que l'entreprise se trouvât au nom de sa femme (en raison d'une faillite antérieure), c'était lui qui dirigeait les affaires. Le Tribunal fédéral n'a donc pas eu à distinguer entre deux catégories de travailleurs, mais entre un travailleur effectif (lié à l'employeur par un rapport de subordination) et un travailleur fictif (non soumis aux ordres d'un supérieur)43. Lors de la révision de l'art. 219 LP, cette jurispru-dence ne fut pas mentionnée; sans doute le Conseil fédéral avait-il à )' esprit sa portée réelle, qui n'est pas contestabl~ .

En outre, l'on voit mal quel but pratique vise la jurisprudence du Tribunal fédéral. Comment admettre que, en cas de difficultés finan-cières de l'entreprise, l'employé dirigeant doive veiller à se faire payer avant les autres? Est-ce opportun vis-à-vis des travailleurs qui partici-pent à l'effort de maintien ou de redressement de l'entreprise et qui, eux, devraient ainsi attendre la faillite pour faire valoir leurs droits?

Est-ce opportun vis-à-vis de l'entreprise, que la patience des cadres di-rigeants peut aider à traverser une mauvaise passe ? Et quel intérêt la masse peut-elle éprouver à ce que les employés dirigeants se soient fait payer avant la faillite, plutôt qu'après cette dernière, au bénéfice du privilège? Y gagne-t-elle un seul sou? Songerait-on à punir par prin-cipe les employés dirigeants, alors même que la faillite ne leur est pas nécessairement imputable et que la masse peut se retourner contre eux s'ils encourent une véritable responsabilité? En vérité, se sachant non privilégiés, les employés dirigeants se trouveront poussés à quitter l'entreprise dès que s'accumulent les difficultés. Il faudra, à tout le moins, leur conseiller de le faire. C'est d'ailleurs ce qu'avait reconnu le Tribunal fédéral dans un arrêt un peu plus ancien: "( ... ) le travailleur qui exerce des responsabilités élevées et dont les avantages financiers en sont une conséquence ne devrait pas pour cette seule raison ~tre

privé du privilège de collocation. Le contraire pourrait au demeurant dissuader cenaines personnes de rejoindre une entreprise en difficulté qui cherche précisément Il embaucher du personnel paniculièrement qualifié pour contribuer Il son redressement. Le critère principal doit dès lors résider dans le rappon de subordination entre les panies au contrat de travail. Et peu impone Il cet égard la terminologie adoptée:

le fait que le salarié pone le titre de directeur ou de fondé de pouvoir ne supprime pas ipso facto tout lien de subordination. Cenains auteurs estiment d'ailleurs que le directeur, soumis aux injonctions du conseil d'administration, doit pouvoir bénéficier du privilège de première 43. ATF 52 III 148.

44. Cf. FF 1960 Il 991-992.

122 Gabriel AUBERT classe (Blumenstein, Handbuch des schweizerischen Schuldbetreibung-srecht, p. 684; Bruni, Die Stellung des Arbeitnehmers im Konkurs des Arbeitgebers, BJM 1982 p. 295-296). Ce point de vue semble raison-nable"45.

Du reste, les solutions retenues ne semblent pas très cohérentes.

D'un côté, en effet, les juges déclarent vouloir rechercher la réalité du rapport de subordination, mais, d'autre part, refusent par principe le privilège aux administrateurs, sans se préoccuper du point de savoir s'ils sont ou non, comme salariés, dans un rapport effectif de subordi-nation. Or, pourquoi refuser le privilège à un salarié revêtant la qualité d'administrateur, tout en étant soumis à des instructions détaillées du conseil d'administration, alors qu'un directeur recevant les mêmes ins-tructions serait considéré comme suffisamment subordonné pour mériter ce privilège ? Bien plus, aux yeux du Tribunal fédéral, la possession d'actions, par le salarié, et le nombre de ces dernières ne permettent pas de déterminer le degré de subordination: ce serait un "sachfremdes Kriterium"46. Voilà qui parait vite dit. Il saute aux yeux, en effet, que la dépendance du salarié, dans l'entreprise, dépend au premier chef de son rôle économique. Un actionnaire majoritaire n'a certainement pas le même poids que l'administrateur qui possède une action à titre fidu-ciaire. Le vocabulaire péremptoire du Tribunal fédéral ne laisse donc pas de surprendre.

Au surplus, on le verra, les employés dirigeants peuvent obtenir, comme tous les travailleurs, une indemnité en cas d'insolvabilité de l'employeur. Or, lorsqu'elle paye cette indemnité, l'assurance se su-broge aux droits du salarié contre l'entreprise; elle jouit du même pri-vilège que l'assuré. Si l'employé dirigeant se trouve écarté du pripri-vilège, c'est l'assurance qui, subissant le même sort, en fera les frais. Le Tri-bunal fédéral a-t-il envisagé cette conséquence, dont il ne souffle mot?

Et cette conséquence est-elle raisonnable?

A notre avis, qui suit celui de la jurisprudence cantonale domi-nante47, il faut s'en tenir au texte de la loi et reconnaître le privil~ge de 45. ATF du 8 septembre 1989, non publié, consid. 4; dans un autre arrêt non publié, le Tribunal fédéral considère que le privilège du salarié se justifie essentiellement par la situation sociale modeste de ce dernier (ATF du 23 février 1985, consid. 2).

46. ATF \18 Il 51.

47. Cf. l'Obergericht zurichois, critiqué par le Tribunal fédéral in ATF 118 Il 51, de même que in RSJ 1978, p. 363; la Cour de justice de Genève, dans un arrêt Masse en faillite A., du 28 janvier 1992, non publié (voir

L'employeur insolvable 123 la première classe à tout travailleur. Il suffit donc que le salarié se trouve dans un rapport de subordination au sens de l'art. 319 CO. Peu importe que ce rapport soit ou non particulièrement étroit. 1\ faut néan-moins qu'il existe réellement, faute de quoi le contrat de travail serait fictif. Dans le cas des directeurs, des administrateurs ou des action-naires, le degré de subordination dépendra de la nature et de l'étendue des instructions reçues et de la position effective du salarié sur le plan économique. En particulier, une véritable subordination sera niée si l'intéressé possède assez d'actions pour être le maitre de la société, soit qu'il détienne la majorité de celles-ci, soit qu'il en contrÔle un nombre tel qu'il puisse bloquer les décisions auxquelles il entend s'opposer.