• Aucun résultat trouvé

La séparation du corps et de l’esprit : une pérennité causale du dualisme en Occident

CHAPITRE 1 : LES DÉPLACEMENTS DU CORPS SACRÉ VERS UN CORPS PROFANE

7. La séparation du corps et de l’esprit : une pérennité causale du dualisme en Occident

Cette circonvolution établie depuis le début nous dirige au cœur de notre sujet. Ainsi, pouvions- nous penser en premier lieu que le dualisme de l’Occident représenté par une conceptualisation d'une séparation du corps et de l’esprit trouvait ses origines avec la naissance de la philosophie. Tel que nous l’apercevons maintenant ses origines seraient beaucoup plus anciennes. La présence du féminin sacré et de ses représentations ayant été épurées avant l'apparition de la philosophie, il ne restait dès lors majoritairement que les forces masculines de la guerre et de la pensée comme force agissante et constitutive de l’âge classique de la Grèce. C’est ainsi que dans le Phédon, Platon fait dire à Socrate à propos du corps dans un long passage que nous citons pour bien comprendre le sens de son propos :

[…] ceux qui aspirent à apprendre : e au moment où la philosophie a pris possession de leur âme, elle était, cette âme, tout bonnement enchainée à l'intérieur d’un corps, agrippée à lui, contrainte aussi d’examiner tous les êtres à travers lui comme à travers les barreaux d’une prison181 au lieu de le faire elle-même et par elle seule, − vautrée enfin dans l’ignorance la plus totale182. […] aussi la philosophie lui adresse-t-elle des paroles qui la calment183, et elle entreprend de la délier. Elle lui montre que la démarche consistant à examiner une chose au moyen de la vue est toute remplie d’illusions aussi celle qui se sert des oreilles ou de n’importe quel autre sens ; elle persuade l’âme de prendre ses distances, dans la mesure où il n’est pas absolument indispensable de recourir aux sens184. […] ce que l’âme voit, elle, c’est l’intelligible et l’invisible. A cette manière d’être délié, il ne faut opposer aucune résistance : parce qu’elle croit cela, l’âme du véritable philosophe se tient autant qu’elle le peut à l’écart des plaisirs, des appétits, des peines, des craintes; elle prend aussi ce fait en compte : lorsqu’on a ressenti la violence d’un plaisir ou d’une peine, d’une peur ou d’un appétit, le mal qu’on subit en conséquence c n’est pas tellement celui auquel on pourrait penser − la maladie ou la ruine qu’entrainent certains appétits, par exemple; non, le plus grand de tous les maux, le mal suprême, on le subit, mais sans le prendre en compte.

- En quoi consiste-t-il, Socrate ? dit Cébès.

- En une inférence inévitable, qui s’impose à toute âme d’homme au moment où elle éprouve un plaisir ou une peine intenses : elle est conduite à tenir ce qui cause l’affection la plus intense pour ce qui possède le plus d’évidence et de réalité véritable185, alors il n’en est rien. Or ces objets-là sont, par excellence, ceux qui se donnent à voir, tu ne penses pas ?

- C’est certain. d

- Or n’est-ce pas quand elle est ainsi affectée qu’une âme est le plus étroitement enchaînée par son corps ?

- Que veux-tu dire ?

- Ceci. Chaque plaisir, chaque peine, c’est comme s’ils possédaient un clou avec lequel ils clouent l’âme au corps, la fixent en lui, et lui donnent une forme qui est celle du corps, puisqu’elle tient pour vrai tout ce que le corps peut bien lui déclarer être tel128.

Voyons comment ces propos sur le corps nous éclairent sur la pensée de Platon.

Dans un premier temps dit-il : « elle était, cette âme, tout bonnement enchainée à l'intérieur d’un corps, avant que la philosophie n’en prenne possession ».

 La philosophie prend donc ici le sens d’une libération, mais aussi pour l’âme d’une repossession cette fois par la philosophie, libérée de son vécu antérieur de non liberté, infligée par une présence dans le corps, à travers lequel l’âme regarderait comme à travers des barreaux, plutôt que faire corps avec lui, soit « UN ».

 C’est maintenant à travers les paroles calmes de la philosophie qu’elle le fera et qui la fera sortir de l’illusion du corps, qui ne donne qu’une illusion de vérité. La philosophie lui montre que : « la démarche consistant à examiner une chose au moyen de la vue est toute remplie d’illusions aussi celle qui se sert des oreilles ou de n’importe quel autre sens ».  Avec quelles oreilles donc ? Si ce ne sont pas les oreilles du corps, le philosophe peut-il

entendre, les paroles de la philosophie qui calmeront son âme ? Il faut alors en conclure que le véritable philosophe se livre à une opération d’écoute de la « voix » philosophique propulsée par l’âme, qui elle, se loge dans le corps. Nous sommes donc ici en présence d’un phénomène psychique, qui ne pourrait être vécu sans la présence du corps.

 « parce qu’elle croit cela, ([ce qu’elle entend, donc]), l’âme du véritable philosophe se tient autant qu’elle le peut à l’écart des plaisirs, des appétits, des peines, des craintes ; elle prend aussi ce fait en compte :

 « lorsqu’on a ressenti la violence d’un plaisir ou d’une peine, d’une peur ou d’un appétit, le mal qu’on subit en conséquence c n’est pas tellement celui auquel on pourrait penser − la maladie ou la ruine qu’entrainent certains appétits, par exemple; non, le plus grand de tous les maux, le mal suprême, on le subit, mais sans le prendre en compte ».Ces phrases nous indiquent que l’apprentissage philosophique au fond, consiste en une désensibilisation des sens, des émotions, des sentiments, et que ‒ la maladie ou la ruine qu’entrainent certains appétits, par exemple, tel que l'évoque Socrate en faisant principalement allusion à la sexualité, à travers la relation qu’entretienne certains « amants » avec leurs « aimés », et qui les mènent parfois à des dépenses excessives et la ruine financière,

 « on le subit, sans le prendre en compte ». Il ne touche et ne rejoint plus celui qui le vit, dans cette insensibilisation que lui procure l’apprentissage philosophique, puisqu’il le vit alors philosophiquement. En quoi consiste-t-il, Socrate ? dit Cébès. − En une inférence inévitable, qui s’impose à toute âme d’homme au moment où elle éprouve un plaisir ou une peine intenses : elle est conduite à tenir ce qui cause l’affection la plus intense pour ce qui possède le plus d’évidence et de réalité véritable185, alors il n’en est rien. Or ces objets- là sont, par excellence, ceux qui se donnent à voir, tu ne penses pas ? C’est certain. d Or n’est-ce pas quand elle est ainsi affectée qu’une âme est le plus étroitement enchaînée par son corps ? Que veux-tu dire ? Ce qui ne semble pas évident pour Cébès…Ceci. Chaque

plaisir, chaque peine, c’est comme s’ils possédaient un clou avec lequel ils clouent l’âme au corps, la fixent en lui, et lui donnent une forme qui est celle du corps, puisqu’elle tient pour vrai tout ce que le corps peut bien lui déclarer être tel.

 Ce que dit Socrate, c’est que le corps ment.

 Il poursuit « chaque plaisir, chaque peine sont comme un clou qui clouent l’âme au corps et qui la fixent, et lui donnent la forme de celui-ci, parce que l’âme tient pour vrai, ce que le corps lui déclare. »

En rétrospective, les fondements de la civilisation grecque du ~Ve siècle, reposent sur un déni du corps et un « […] dualisme de Platon ([qui]) est […] total129 ». Déni véhiculé par la philosophie platonicienne aux contours mythologiques héroïques, où l’homme devient le porteur de la pensée universelle et sacrée un Logos divin à partager130. Validé par un discours rhétorique et philosophique de Platon et une pensée sur le corps qui l’ostracise, épiloguant sur une fonction essentiellement utilitariste des femmes et de leurs corps, dont on peut lire dans La République, un énoncé : « La nature a donné à la femme aussi bien qu’à l’homme une part dans toutes les fonctions, de manière cependant que la femme est toujours inférieure à l’homme. ‒ Glaucon. Certainement131. »

129 On qualifie de dualisme une doctrine qui considère l'âme et le corps comme deux réalités séparées obéissant chacune à ses lois propres. F. MANZINI. Focus sur Platon, p. 29.

130 Cf., se référer au chapitre1 de ce mémoire.

131 F. COLLIN, É. PISIER. E. VARIKAS. Les femmes de Platon à Derrida. Anthologie critique, Paris, Dalloz, 2011, p. 26.

Documents relatifs