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CHAPITRE 3 : LES ÉGLISES D'OCCIDENT ET D'ORIENT DEVIENNENT UN

2. Le corps en laboratoire

2.2. La stérilité

2.2.3. Le marché des mères porteuses

Dans le Corps-Marché, C. Lafontaine analyse « […] comment « la vie en elle-même », c’est-à- dire l'ensemble des processus biologiques propres à l'existence corporelle, est désormais au cœur d'une nouvelle phase de la globalisation capitaliste : la bioéconomie71. Celle-ci peut se définir sommairement comme l'application des biotechnologies « à la production primaire, à la santé et à l'industrie » afin d'accroître la productivité économique »72. Reprenant la formule de Günther Anders, à savoir que le monde vivant est désormais « considéré comme une mine à exploiter »73. Matière première, force productive, outil d'expérimentation et objet de consommation, le corps humain dans sa vitalité biologique occupe toutes les positions économiques. Plus

71 L'expression « la vie en elle-même » est en fait une traduction du concept « the life itself » couramment utilisé dans le domaine de l'anthropologie médicale et des sciences studies pour désigner la tendance contemporaine à penser le corps et l'individualité à partir des processus biologiques à l'échelle moléculaire. Note de bas de page, C.LAFONTAINE, p. 12.

72 OCDE, La Bioéconomie à l'horizon 2030. Quel programme d'action ? 2009, p. 19. Ce volumineux rapport de 366 pages fait suite à un projet lancé en grande pompe en 2006. « Cité par » C. LAFONTAINE, dans Le Corps-Marché, Paris, Seuil, 2014, p. 12.

fondamentalement il constitue l'infrastructure économique de la société postmortelle, dans laquelle le maintien, le contrôle, l'amélioration et le prolongement de la vitalité corporelle, sont devenus les garants du sens donné à l'existence.74 Le corps décomposé en et pour ces différents éléments (cellules, tissus, ovocytes etc.), considérés pour la plus-value de ses composantes, devient une valeur marchande pour les biotechnologies, mais aussi une marchandise à consommer par tous. Dans cette perspective la grossesse devient elle aussi un service marchand.

La maternité a perdu son sens sacré, et les corps des mères porteuses agissent maintenant comme corps de services. « Le terme « travail », bien qu'il puisse paraître réducteur au regard de ce que représente la grossesse et la mise au monde d'un enfant, est dans ce contexte doublement approprié. […] la gestation pour autrui suppose un engagement contractuel dans lequel la mère porteuse accepte littéralement de louer son corps afin de « produire » un enfant dont elle ne sera ni la mère générique ni la mère sociale75 . » Si on l'analyse uniquement sous l'angle du travail, précise l'auteur, le contrat d'une mère porteuse relève d'une relation d'exploitation, car les risques, les angoisses et les souffrances inhérents à la grossesse ne peuvent être comptabilisés financièrement76. Des banques de sperme et d'ovules sont maintenant disponibles partout sur la planète. Et ce, selon l'application d'une logique de rationalisation des coûts ayant conduit à la sous-traitance et à la délocalisation des centres de production manufacturiers aux États-Unis. Une analyse de Catherine Waldby et Melinda Cooper note cette même tendance à la baisse des coûts de production et l'augmentation de la productivité77. Les prix élevés des ovules aux États-Unis font en sorte qu'un nombre grandissant de couples se tournent vers le marché international de la procréation assistée. Des pays comme l'Espagne et Chypre sont particulièrement appréciés pour la « qualité » de leurs banques d'ovocytes provenant de jeunes femmes de l'Europe de l'Est, d''autres se spécialisent dans les mères porteuses à bas prix, tels l'Inde et la Thaïlande78. Pour ces femmes, le montant qu'elles gagnent pour « donner » des ovules ou porter un enfant est bien supérieur au salaire qu'elles

74 Je me réfère ici à mon livre précédent, La Société postmortelle. La mort, l'individu et le lien social à l'ère des

technosciences, Paris, Seuil, 2008. « Cité par » C. Lafontaine, Le Corps-Marché, p. 13.

75 C. LAFONTAINE, Le Corps-Marché, p. 188.

76 Sur les enjeux juridiques de la gestation pour autrui, cf. Muriel Fabre-Magna, La Gestation pour autrui. Fictions et

réalité, Paris, Fayard, 2013. « Cité par » C. Lafontaine, Le Corps-Marché, p.189.

77 Melinda Cooper, Catherine Waldby, Clinical Labor: Tissue Donors and Research Subjects in the Global

Bioeconomy, Durham, Duke University Press, 2014. « Cité par » Ibid.

78 Sur l'industrie chypriote de la procréation assistée, cf. Scott Carney, The Red Market: On the Trail of the World's

recevraient sur le marché du travail. La valeur économique de leurs corps en ce sens ne fait pas de doute. Ainsi, « en Inde le coût d'une mère porteuse est d'approximativement 20 000 dollars, à comparer aux 50 000 dollars exigés ([aux États-Unis]) en moyenne pour le même service ».79

Un article paru dans le journal La Presse du 18 octobre 2014 confirme cet écart. « Les cliniques indiennes facturent environ 35, 000 $ pour leurs services. Aux États-Unis, c'est deux à trois fois plus cher80. » La somme accordée à une des mères porteuses à laquelle se réfère cet article ne recevra cependant que 7500$, une fortune selon elle, si l'on considère que son mari avant de tomber malade gagnait 3$ par jour. Depuis que l'Inde a légalisé les contrats de gestation en 2002, quelque

3000 cliniques ont vu le jour et le chiffre d'affaires généré par le marché du ventre des Indiennes

frôlent le demi-milliard de dollars. Une autre mère explique qu'elle en est à son deuxième séjour à la « maison des mères porteuses » et que ces contrats représentent pour elle, une occasion unique de changer de vie. La première fois c’était pour aider son mari à partir travailler en Afrique du Sud. Cette fois, c'est pour financer les études de ces deux enfants. Il y a des conditions à respecter pour louer son ventre : les femmes vivent sur place éloignées de leurs proches pendant toute la grossesse, un seul droit de visite hebdomadaire est accordé aux enfants, les relations sexuelles sont strictement interdites afin d'éviter tout risque de ITS (infections transmises sexuellement). L'article rapporte qu'une étude récente du Centre indien pour la recherche sociale dénonce les contrats de gestation qui réduisent la grossesse à un service et le bébé à un produit. Nayana Patel propriétaire de la clinique affirme de son côté « Les femmes qui travaillent en usine usent leurs corps, elles aussi, « […] Au moins les mères porteuses reçoivent assez d'argent pour apporter des changements significatifs à leur vie. » L'article se termine en précisant que les mères porteuses n'ont pas de voix au chapitre des décisions en cas de malformation fœtale, fringales, accouchement naturel ou comme cela arrive dans 70% des cas, naissance par césarienne. Ce sont les clients et la Dre Patel qui décident. Le rapport d'enquête du Centre indien pour la recherche sociale paru en 2013 indique que les règles entourant les mères porteuses, font état d'absence de normes régissant la médication et ses effets secondaires, que le droit de l'enfant au lait maternel n'est pas toujours respecté, que les contrats ne couvrent pas nécessairement les cas de fausse couche, que la majorité des mères étant analphabètes ne peuvent lire les contrats qu'elles signent, que le nombre de tentatives de

79 « Cost of surrogacy in India ». Delhi-IVF.com (traduction libre), op.cit. p. 190.

fertilisation n'est pas limité, que bon nombre de femmes cachent leur choix et que les femmes qui font une fausse couche ou portent des jumeaux sont mal dédommagées81. Ce reportage sur le terrain confirme les propos de Lafontaine sur l'exploitation des femmes indiennes.

En plus d'être une plaque tournante de la gestation pour autrui, l'industrie indienne de la fertilité a su tirer profit de la productivité reproductive de jeunes femmes indiennes en détournant les surplus d'ovules récoltés dans les très nombreuses cliniques qui pratiquent la FIV vers la recherche sur les cellules souches. Orchestré par l'État indien, le modèle de l'exploitation et du détournement du travail reproductif des femmes indiennes au profit de la médecine régénératrice demeure l'un des modèles les plus représentatifs des enjeux réels de la bioéconomie des cellules souches embryonnaires. Avec le développement de la médecine régénératrice, la productivité du corps féminin s'étend bien au-delà de ses fonctions directement reproductives82.

Pendant ce temps, les promesses de la médecine de la régénération cellulaire deviennent promesses de jeunesse éternelle pour les femmes nord-américaines83.

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