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La préoccupation gnostique des églises chrétiennes naissantes

CHAPITRE 3 : LES ÉGLISES D'OCCIDENT ET D'ORIENT DEVIENNENT UN

1. Sortie du modèle sectaire vers l'Église de Rome

1.1. La préoccupation gnostique des églises chrétiennes naissantes

La lutte contre le gnosticisme danger « contre la vraie foi » pour les chrétiens, a tenu une grande place dans la littérature chrétienne qui s'est affairée à le dénoncer vivement et à traiter d'hérétiques ceux qui adhéraient à ses visions non conformes à celles des Pères de L'Église. Les sources patristiques, d'Irénée, d'Hippolyte, d'Origène, d'Épiphane, de Tertullien et Clément d'Alexandrie renseignent sur un grand nombre de sectes gnostiques toutes chrétiennes au moins de noms, mais au placage parfois très mince, tel que le précise Hans Jonas spécialiste du gnosticisme. Du côté païen Plotin, philosophe néoplatonicien présente un document isolé Contre les gnostiques ou

contre ceux qui disent que le démiurge du monde est méchant et que le monde est mauvais

(Ennéades, II, 9)9.

Après le IIIe siècle, les auteurs antihérétiques dénoncent le manichéisme dont les idées appartiennent aux idées gnostiques. Augustin et l'égyptien Alexandre de Lycopolis écriront contre les idées de Mani. Certaines des religions à mystères telles les mystères d'Isis, de Mithra et d'Attis, sont considérées appartenir au cercle gnostique et seront commentées par des auteurs grecs et latins. Ces réminiscences de la déesse et du féminin sacré continuent de retenir l'attention d'auteurs qui les considèrent malgré leurs positions proscrites et ostracisées comme une menace potentielle à la doctrine chrétienne. L'attitude juive considérée comme la plus efficace à l'égard des gnostiques

7 Ibid., p. 240. 8 Ibid., p. 240-241.

semble être le silence. Aussi faut-il considérer dans une recherche de compréhension du gnosticisme, qu'il fût initialement compris et dénoncé par des théologiens chrétiens formés à la pensée platonicienne ou issus de son influence, dans le but de réfuter les contenus menaçants qu'ils représentaient pour la doctrine chrétienne. À cet égard, les réflexions disponibles en Occident sur le gnosticisme reflètent dans l'ensemble cette unique perspective, puisque les sources primaires sur le gnosticisme pour la plupart commencent à voir le jour au XIXe siècle seulement. Elles s'avèrent donc un outil précieux pour connaître le gnosticisme à l'extérieur du regard chrétien10.

Pour É. Trocmé, le gnosticisme du IIe siècle fut pour l'essentiel, un mouvement au sein du christianisme, même si certains de ses antécédents du 1er siècle le situent aux frontières ou à l'extérieur de celui-ci. Le temps n'est plus, dit-il, de définir le gnosticisme comme une hellénisation radicale du christianisme, à la façon d'A. Harnack. Le mouvement a pris son essor en milieu hellénistique mais a emprunté à plusieurs sources des idées et des termes tels gnôsis, l'exclusivisme des cultes à mystères, une profonde aspiration au salut individuel, la fuite du monde matériel. Malgré ses emprunts, ce mouvement possède son dynamisme distinctif, différent du christianisme et éloigné par sa mythologie de l'hellénisme. Les manifestations gnostiques du 1er siècle n'ont pas encore la forme d'une religion autonome, mais il appert que l'influence du dualisme iranien s'est répandue dans de nombreux milieux juifs, comme l'essénisme et certains apocalypticiens, ainsi que dans des cercles chrétiens qui ont sûrement contribué à la constitution de systèmes gnostiques en particulier dans le Nord de la Mésopotamie au début du IIe siècle. Plusieurs textes gnostiques anciens semblent tirer leurs origines de Syrie ou de Mésopotamie, pour ensuite s'être popularisés en Égypte. Pour Trocmé, il semble que des groupes syncrétiques à la frange du judaïsme au 1er siècle, en réaction à la ruine du Temple de Jérusalem, auraient opté pour un dualisme radical, ‒ en opposant au Dieu mauvais, le Yahvé de la Bible hébraïque, un Dieu bon ‒ offrant ainsi un salut conçu avant tout comme une libération à l'égard du monde et de la matière, et que ce message aurait trouvé une écoute importante auprès de Juifs révoltés et désemparés11.

Sur cette question, Hans Jonas suggère que c'est le monopole spirituel de la Grèce qui détermina l'effervescence de l'Orient invisible, dont la vie secrète allait réémerger au grand jour de la

10 Ibid., p. 60-61.

civilisation hellénistique. La force de cette émergence témoigne selon lui, ce qui se couvait. L'explosion que vivra le monde oriental coïncide avec le moment où le christianisme entre en scène. L' « Orient ancien » transformé par l'hellénisation et l'acquis de civilités nouvelles, revoit le jour dans un mouvement inverse de l'acculturation qui s'était produit trois siècles plus tôt. Cette orientalité actualisée et adaptée aux coupes des modèles de conceptualisation grecs proposera une culture religieuse qui va rejoindre et répondre à l'immense besoin de renouvellement spirituel de l'Occident12.

Un certain nombre d'éléments communs aux courants gnostiques sont la « gnôsis », ou connaissance, réservée à un nombre restreint d'élus aux qualités supérieures, que tout sépare de l'humanité ordinaire, pour qui l'existence enfermée dans les limites du monde sensible rend incapable de s'élever au-dessus de la foi, attitude religieuse dite inférieure. La « gnose », don d'En- Haut, n'est accessible qu'à ceux qui participent du monde céleste, grâce à la présence en eux d'une étincelle divine, résultant d'une angoisse de l'emprisonnement de cette étincelle dans la matière, réalité grossière et mauvaise. La « gnôsis » apporte la libération à l'être intérieur et révèle d'où il vient et où il va. Cette révélation est attribuée à l'intervention d'un être mythique, le Sauveur, qui vient dans ce monde mauvais puis remonte auprès du Père, ouvrant ainsi la voie aux étincelles divines, que la connaissance aidera à se libérer des chaînes de la matière. Ce Sauveur est habituellement identifié à Jésus-Christ13.

Un élitisme religieux donc, réservé à des êtres supérieurs à la masse, dite inférieure et enfermée dans le monde sensible et limité du corps. Il semble ici que nous retrouvions des notions qui débordent largement le contexte gnostique qui les a véhiculées et qui soient même dupliquées, récupérées et participatives des fondements même de la pensée chrétienne occidentale. Par la suite si bien intégrées et assimilées jusqu'à ne plus être questionnées. En regard du dualisme et de la séparation du corps et de l'esprit, mentionnons que le mépris absolu du monde sensible conduit les adeptes gnostiques : « […] tantôt à un ascétisme farouche refusant le mariage, […] tantôt à un libertinisme moral très complet, destinés l'un comme l'autre à affirmer leur mépris du corps14 ».

12 H. JONAS. La religion gnostique. Le message du Dieu Étranger et les débuts du christianisme, p. 42-43. 13 É.TROCMÉ. « Le christianisme des origines au concile de Nicée » dans Histoire des religions II, p. 244-245. 14 Ibid., p. 245.

Chacun des courants gnostiques tente par le biais des spéculations de leurs auteurs respectifs de fournir un éclairage quant aux origines du monde déchu dans lequel les individus se retrouvent à vivre une vie limitée dans un corps qui les contraint et les emprisonne et dans laquelle la vie ordinaire et matérielle n'est qu'avilissement et souffrances.

Tout en comportant des éléments mythologiques, ce schéma est avant tout la description de l'histoire de l'âme individuelle et de ses rapports avec le Sauveur. C'est l'expression du dégoût de certains spirituels face à la vie matérielle, à ses limitations et à ses contingences, face au Mal aussi et à la vanité des efforts faits pour le vaincre par le recours à la sagesse pratique et à la morale15.

David Le Breton écrit sur la haine du corps : « Les gnostiques poussent à son terme la haine du corps, ils en font une indignité sans remède. L'âme a chuté dans le corps (ensomatose) où elle se perd. La chair de l'homme est la part maudite […] Le mal est biologique16 ». Christine Detrez dans

La construction sociale du corps écrit :

C'est le dualisme entre âme et corps que va retenir la pensée chrétienne, telle qu'on la trouve au IVe siècle de notre ère, chez saint Augustin, imprégné de pensée néoplatonicienne. Plus encore que pour Platon, le christianisme se trouve confronté de façon douloureuse à l'incarnation. [….] Pour saint Augustin, le drame de l'homme est que l'identité est incarnée, comme Dieu s'incarne pour venir sauver les hommes. Cette ensomatose est illustrée par le péché originel, qui rend le corps « accessible à la maladie et à la mort, comme celui des bêtes, et, par suite, aux mêmes mouvements de la concupiscence, qui poussent les animaux à se donner des petits qui doivent les remplacer eux-mêmes après leur mort »17.

L'édification de la pensée gnostique et chrétienne repose sur une construction dualiste où chacune d'elle tentera de rivaliser avec l'autre pour affirmer sa supériorité. Les éléments précédents indiquent la proximité de la pensée gnostique et chrétienne au sujet du corps. Pour les deux, le corps correspond à une ensomatose qui place l'individu fait de chair dans une posture exécrable, voire damnée. Face au succès considérable obtenu par les courants gnostique du IIe siècle, la réflexion chrétienne devra en quelque sorte s'ajuster et s'articuler nouvellement au sein de ses églises. Cette réflexion s'effectuera en regard d’orientations eschatologiques et christologiques destinées à maintenir la survie des églises chrétiennes, mais ne sera pas dirigée vers une défense ou des ayant droit du corps. La surenchère se fera plutôt en sens contraire, telle la virginité, chez

15 Ibid.

16 D. LE BRETON. L'adieu au corps, Paris, Métailié, 2013, p. 14.

les penseurs de la théologie chrétienne qui claironneront dans la même direction leurs souffles que les gnostiques, où l'Idée de séparation, de déni et de mépris du corps sera exacerbée. Ainsi le corps continuera d'être méprisé, ostracisé et considéré comme porteur du Mal, et mauvais. Ainsi des éléments permettant de faire un plus large consensus furent récupérés des courants et influences gnostiques par le christianisme oriental et occidental, en dépit des menaces que le gnosticisme constituait. S'il est un sujet d'unanimité entre eux, ce fut la place réservée au corps, à la fois dans la pensée gnostique et la pensée chrétienne.

Nous examinerons plus en détail deux des courants qui préoccupèrent tout particulièrement les penseurs chrétiens.

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