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CHAPITRE 3 : LES ÉGLISES D'OCCIDENT ET D'ORIENT DEVIENNENT UN

1. Sortie du modèle sectaire vers l'Église de Rome

1.2. Le Marcionisme

Un des courants qui constitue une menace importante pour le christianisme sera le Marcionisme. Marcion, armateur prospère, s'implique tôt dans les communautés chrétiennes du Pont, lieu de sa naissance. Vers 144, il tente de faire accepter ses idées par la grande Église de Rome. Essuyant un refus, il établit une communauté qui se dissémine rapidement en plusieurs églises. Contrairement aux autres gnostiques, « […] il fonde entièrement sa doctrine sur ce qu’il dit être le sens littéral de l’Évangile ; […] comme Paul, […] à ses yeux l'apôtre par excellence, il dit que la foi, non la connaissance, est le véhicule de la rédemption18 ». Il pourrait sembler ne pas appartenir au gnosticisme, mais le dualisme anticosmique dont il fait preuve place Marcion dans cette mouvance :

[…] l'idée d'un Dieu inconnu, opposé à celui du cosmos; la conception même d’une créateur subalterne et oppresseur; la façon d’envisager le salut en conséquence, qui est d’être soustrait au pouvoir de ce créateur, et de l’être par un principe étranger : tout cela est gnostique si éminemment, que tout homme qui professa pareils articles, dans ses entours historiques doit être compté au nombre des gnostiques, […] en ce sens que les idées gnostiques ambiantes avaient donné tournure à sa pensée19.

Pour Marcion, l’homme est une création corps et âme du dieu du monde d’ici, donc soumis au Mal, et ce jusqu’à l’avènement de Christ. « […] il est de ce dieu la légitime et absolue propriété,

18 H. JONAS. La religion gnostique. Le message du Dieu Étranger et les débuts du christianisme, p. 184. 19 Ibid.

tant de corps que d'âme,20 ». Ce dieu, est l’antithèse du Dieu Bon, et rien ne relie ce créateur du monde d'ici au Dieu Bon. La place que Marcion occupe dans la pensée gnostique est unique et influencera l’histoire de L’Église chrétienne : « […] plus résolument « chrétien », et d’un christianisme moins mélangé, que tous les autres gnostiques. […] Marcion lança le plus grand des défis à l'orthodoxie chrétienne ; ou plus précisément, son défi, mieux que celui de toute autre « hérésie », conduisit à la formulation du credo orthodoxe lui-même21 ». Pour Marcion, l'homme n'est porteur d'aucune étincelle de divinité; comme Paul, il dit que la foi et non la connaissance est le véhicule de rédemption, « [d]ans sa formulation la plus brève, l'évangile de Marcionétait celui du Dieu étranger et bon, du Père de Jésus-Christ, qui arrache à de pesantes chaînes les misérables humains, […]22. »

A la question de savoir ce dont Christ nous a sauvés, Harnack déclare : « […] ‒ des démons, de la mort, du péché, de la chair (toutes ces réponses étaient données dès les premiers jours ([par Marcion]) ‒, Marcion fait cette réponse radicale : Il nous a sauvés du monde et de son dieu, pour faire de nous les enfants d'un Dieu nouveau et étranger»23 ». Ce thème d'un dieu extra mondain figure parmi les thèmes récurrents des courants gnostiques.

De la souillure par la chair et par ses désirs, thème si répandu en ce temps-là, il n’est pas même fait mention. Ce n’est pas qu’on aille jusqu’à l’écarter tout à fait, puisque nous pouvons lire dans Tertullien (1, 19) que le mariage est appelé « ordure » ou « obscénité » […] mais c’est la reproduction qui disqualifie l’acte sexuel, c'est-à- dire cette même fin qui seule le justifie aux yeux de l’Église, […] Marcion énonce un argument authentiquement et typiquement gnostique […] le plan de reproduction est un ingénieux stratagème des Archontes, destiné à retenir indéfiniment l’âme dans le monde24.

20 Marcion reçoit le récit de la création de l'homme selon la Genèse, et il en tire cette conséquence que le Dieu Bon n'y fut pour rien. « Cité par » Ibid., p. 185.

21 Ibid., p. 183.

22 La source la plus abondante est l'Adversus Marcionem, en cinq parties, de Tertullien. De la polémique détaillée et complète d'Origène, l'autre grand critique de Marcion au troisième siècle, on ne conserve que des fragments. Pour le reste, tous les hérésiologues, à commencer par le premier en date, Justin Martyr (IIe siècle), ont traité de Marcion et de ses disciples, et la polémique s'est poursuivie jusqu'au Ve siècle, car des communautés entières de marcionites, survivantes de l'église fondée par Marcion, subsistaient encore en Orient. Dans notre résumé de l'enseignement de Marcion, nous ne signalerons la source que par occasion. Ibid., p. 184.

23 Adolf von Harnack, Marcion: Das Evangelium vom frenden Gott, Leipzig, 1921, p. 31, n.1. Le livre de Harnack est un classique, et c'est de loin la meilleure monographie consacrée à un chapitre particulier de l'histoire du gnosticisme.

Ibid., p. 185-186.

24 Soit dit en passant, ce trait prouve de façon concluante, contre l'opinion de Harnack, que Marcion était tributaire de la spéculation gnostique antérieure: car le raisonnement n'a de sens que si les âmes sont des portions de divinité perdues, et qu'il faut retrouver. En ce cas, la reproduction prolonge la captivité divine, et par les dispersions qui s'ensuivent, rend plus difficile l'œuvre de salvation, qui est récolte et récupération. Ibid., p. 193.

Ce qui fait en sorte que « […] l’ascétisme de Marcion, à la différence de celui des esséniens ou, […] celui du monachisme chrétien, ne se conçoit pas comme un moyen de sanctifier l’existence humaine ; il est essentiellement négatif, et il participe de la révolte gnostique contre le cosmos25 ». Il va s'en dire que cette conceptualisation propose à la fois une vision absolutiste du Mal dans une perspective du corps déconnecté de sa matière spirituelle, niant ses facultés sensibles et de présence au sacré et ses possibilités d'auto-guérison globales. En cela, Marcion exacerbe le dualisme, évince et bannit toute idée possible d'une humanité capable de s'harmoniser et de se responsabiliser en tout ou en partie face à son existence et son mieux-être. La seule espérance possible se trouvant dans l'attente d'une intervention d'un Dieu nouveau et étranger.

Jonas évoque chez Marcion une certaine émendation de mots grecs destinés à favoriser sa doctrine, lorsqu'il évoque certains passages de L'Épitre aux Galates26. Quoi qu'il en soit, des réorientations manipulatoires opérées par Marcion à la faveur de sa doctrine, il pense les femmes et les hommes comme des créations mauvaises issues du Mal, privées de spiritualité aimante et inéluctablement soumises dans leur détresse au système qu'il propose et à celui de ses églises. Le marcionisme fut une menace avec ses

[…] [é]critures claires, ([sa]) théologie simple et satisfaisante pour le sentiment, […] ([sa]) morale pessimiste et héroïque, le marcionisme était un adversaire redoutable pour le christianisme traditionnel, peu organisé, embarrassé de Livres saints difficiles, et dont la théologie encore très floue ne le protégeait guère des atteintes de l'assimilation au milieu hellénistique27.

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