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L'interpénétration du monde grec et oriental après Alexandre Le Grand

CHAPITRE 2 : LE DUALISME ET L'AVÈNEMENT DU CHRISTIANISME EN

1. Le dualisme avant la naissance de l'Église

1.2. L'interpénétration du monde grec et oriental après Alexandre Le Grand

La compénétration culturelle de l'Orient et de l'Occident après ~323, année de la mort d'Alexandre, sera différente pour chacune d'entre elles. La culture grecque forte de son unité sera d'abord

3 Ibid., p. 20. 4 Ibid., p. 22.

5 L'explication de cette idée se trouve au chapitre 1, segments; 1.9.2-1.9.3.

6 H. JONAS. La religion gnostique. Le message du Dieu Étranger et les débuts du christianisme, p. 22. 7 Ibid., p. 22-23.

adoptée par les orientaux qui vivaient avant les conquêtes dans une forme d'apathie et de stagnation culturelle à la suite de l'asservissement qu'elles avaient subi de la part des Perses. Elles pouvaient maintenant opter pour la culture grecque à « […] égalité de droits, par le moyen de l'assimilation culturelle et linguistique9 ». Les transfuges s'empressèrent d'apprendre la langue grecque, mirent en place des politiques et des institutions conformes à celles de la cité. « Les plus sensibles des fils de l'Orient conquis l'acceptèrent avec empressement. […] des hommes d'origine souvent sémite qui, sous des noms grecs, en langue grecque et selon l'esprit grec, apportèrent leur appoint à la civilisation prépondérante10 ».

L'assimilation culturelle orientale obtint un succès manifeste. Les premiers temps de l’hellénisme prirent fin approximativement à l’époque du Christ et furent marqués par une culture profane et la forme conceptuelle grecque, qui offrait à l’Orient une nouvelle façon d’exprimer sa substance. « […] la Grèce avait inventé le logos, le concept abstrait, la méthode d’exposition théorique, le système raisonné […]. Jusqu'alors la pensée orientale s'était passée de concepts ; elle se faisait comprendre par images et symboles, ([déguisant]) ses fins dernières sous des mythes et des rites plutôt qu'elle ne les exposait logiquement11 ». Après s’être maintenue dans l’ombre, la culture orientale silencieuse en son mouvement d'intégration à la culture grecque commencera à son tour à émerger. Les penseurs grecs habitués par l’ascendant qu’ils exerçaient auprès de ces populations empruntent des notions à la culture orientale en les adaptant à des éléments de la tradition grecque. Cette attitude grecque produisit un effet sur la pensée et la vie intérieure de l’Orient qui :

[…] allaient former deux courants de tradition, public et secret, de surface et de tréfonds. Car l'exemple grec avait sa force, encourageante sans doute, mais aussi réprimante. ([Ainsi les orientaux]) à la manière d'un filtre […] laissa ([ient]) passer une notion si elle était hellénisable ; elle s'élevait alors à cette hauteur et dans cette lumière où se tenaient les éléments clairs et distincts de la culture cosmopolite. Tout ce qu'une différence foncière rendait inassimilable était refoulé dans le souterrain12.

Nous pensons l'attitude orientale importante à souligner. L'attitude impératrice des Grecs a forcé en quelque sorte les orientaux à demeurer dans un certain repli identitaire, ne pouvant exprimer librement leur essence et différence, sans qu'elles ne risquent de se voir empruntées ou dénaturées

9 Ibid.

10 Ibid., p. 25-26. 11 Id., p. 41. 12 Ibid., p. 42.

par les Grecs. Nous pensons ce facteur important quant à l'incompréhension qui persistera par la suite entre l'Occident et l'Orient. Par ailleurs, sans attribuer la supériorité à l'une ou l'autre de ces cultures, la civilisation orientale habituée à se vivre davantage par le biais d'images et de symboles vivaient sans doute une difficulté à se communiquer uniquement par le langage de la raison. Une image peut se décrire avec des mots, mais ne peut produire son plein effet que si elle est vue. La raison et la perception relèvent de modes différents.

La culture orientale évacuera ainsi une part de sa vérité et de son essence face à la culture grecque occidentale en souhaitant auto-protéger sa culture. Sa « vérité » profonde demeurant sélective et non exprimée, elle aura pour conséquence de produire une certaine méfiance extérieure.

Les débuts du christianisme coïncident avec ses premières manifestations explosives, contenues depuis trois siècles par les impératifs de son intégration. L'hellénisme va se métamorphoser à son tour sous son influence. « Après sa poussée souterraine, l'Orient vient d'aboutir et de revoir le jour. L'Occident, lui, a une attente immense d' ([un]) renouvellement religieux : ce besoin tient à l'état spirituel de ce monde et le dispose à faire un accueil passionné au message de l'Orient13 ». La civilisation grecque formée à la raison avait besoin d'une respiration spirituelle qu'elle n'avait pu obtenir par la Raison.

La nouvelle pensée orientale présente une refonte de son héritage mythologie, des symboles de sa pensée antique, des idées et des figures de la littérature biblique, des éléments de doctrine et de vocabulaire tirés de la philosophie grecque, surtout du platonisme. Cet assemblage syncrétique a de quoi dérouter par son aspect composite et les noms anciens qui y sont réunis. « Le dualisme traditionnel, le fatalisme astrologique […] le monothéisme […] y étaient mêlés, mais si étrangement défléchis que dans ce nouvel encadrement, ils aidaient à la représentation d'un principe spirituel tout original ; et l'on peut en dire autant de l'emploi des termes philosophiques grecs14 ». Ce syncrétisme ne donne que la face externe du phénomène et non pas son essence. « […] il faudra le comprendre en dépit de son caractère […] synthétique, non pas comme le produit

13 Ibid., p. 43. 14 Ibid.

d'un éclectisme qui n'engage à rien, mais comme celui d'un système d'idées original et bien défini15 ». La compénétration culturelle de l'orient et de l'occident a eu pour effet de renforcer le dualisme, puisque les orientaux utiliseront désormais le mode réflexif dualiste de la pensée grecque; logos, concept abstrait, méthode d'exposition et système raisonné16. Ils s'en serviront pour construire et valider les systèmes réflexifs qu'ils mettront en place.

La vague d'orientalisme qui se manifeste à partir de l'ère chrétienne renferme des phénomènes tels :

[…] la propagation du judaïsme hellénistique, en particulier la montée de la philosophie juive alexandrine; la propagation de l'astrologie et de la magie babyloniennes, concourante avec une expansion générale du fatalisme dans le monde occidental; la propagation, dans le monde hellénistique-romain, de divers cultes à mystères, bientôt générateurs de religions à mystères [(perpétuateur d'une résurgence du féminin sacré, tel que nous l'avons vu au premier chapitre]); la montée du christianisme; l'efflorescence des mouvements gnostiques, leurs grandes élaborations de systèmes dans le christianisme et hors de lui; et les philosophies de la transcendance conçues dans l'Antiquité finissante, qui commencent avec le néo- pythagorisme et culminent dans l'école néo-platonicienne17.

Cela fera dire à Hans Jonas, qu'il existe une force organisatrice et une unité cachée dans la matière syncrétique qui est présentée par la pensée et le principe gnostique. « […] les systèmes gnostiques combinent tout avec tout ‒ mythologies orientales, doctrines astrologiques, théologie iranienne, éléments de la tradition juive, bibliques, rabbiniques ou occultes, eschatologie chrétienne du salut, termes et concepts platoniciens18 ». Pour bien comprendre comment s'y développe et se pérennise le dualisme corps esprit, il est important de saisir que :

Tous ces enseignements, pour différents qu'ils soient, sont généralement en relation mutuelle. Ils ont de grands traits communs et, jusqu'en leurs divergences, ils sont

du même climat de pensée19 […] Ce qui s'aperçoit mieux que la parenté du fond spirituel, ce sont les modèles caractéristiques d'expression, les images et formules qui reviennent dans toute la littérature de ce groupement. Chez un Philon d'Alexandrie, nous rencontrons des éléments platoniciens et stoïciens qui recouvrent la substance juive, mais aussi le langage des cultes à mystère et le vocabulaire naissant d'un nouveau mysticisme20.

15 Ibid., p. 44. 16 Ibid., p. 41. 17 Ibid., p. 45. 18 Ibid., p. 45-46.

19 Les caractères gras sont les nôtres. 20 Ibid., p. 45.

Le gnosticisme est dérivé de gnôsis, qui signifie connaissance ou science : la connaissance d'une doctrine qui permet d’atteindre le salut. Les courants de la religion gnostique font appel à la conception d'un Dieu outre mondain. Le salut se trouve dans le monde de l'au-delà. Rejoignant dans la forme l'idée de kosmos et de liberté intérieure des stoïciens, celle-ci est toutefois radicalisée pour n'en conserver que le mot et apparaitra comme un dualisme radical des royaumes de l’être : Dieu et le monde, l’esprit et la matière, l’âme et le corps, la lumière et l’obscurité, le bien et le mal, la vie et la mort, une polarisation extrême de l’existence, exacerbation de la pensée philosophique platonicienne, qui affecte l’homme et la réalité dans son ensemble. Une religion du salut dualiste

et transcendante21.

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