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5.5 Conclusion : Vers une relation durable

6.1.2 Sélection d’une lentille : le rôle de la théorie C-K

L’axe I confirme le fait que nous sommes en présence d’un dispositif – le co-design – qui génère des collectifs de conception – des communautés créatives –, mais duquel nous igno- rons toujours le fonctionnement. En outre, puisqu’il ne résulte pas systématiquement sur une pérennisation du collectif en communauté créative et qu’il reste court sur ses visées en matière de conception innovante, il importe de s’attarder à ses mécanismes propres, et de détecter les leviers possibles pour un meilleur pilotage.

Pour tenter de mieux expliquer l’émergence de ces communautés, et comme c’est d’une activité de conception qu’il s’agit, nous utiliserons les travaux sur la théorie C − K (Hat- chuel et Weil, 2003). À ce titre, Agogué (2012 :112) explique que cette théorie « permet de modéliser les raisonnements créatifs en distinguant d’une part les connaissances mobilisées (...) ainsi que les concepts adressés par ces connaissances ».

Mais aussi, parce qu’il s’agit d’un modèle très général ; d’un microscope assez universel pour appréhender ce type de conception, mais assez précis pour en capter les subtilités. Puis, parce qu’en déduisant un modèle à partir de cette théorie, nous pourrons mieux ex- pliquer les traits des mécanismes d’échange, d’expansion et d’épuisement des connaissances observés de manière qualitative jusqu’ici. Cette théorie a d’ailleurs été mobilisée pour une foule de travaux tant empiriques que théoriques, et ce, pour traiter d’objets allant de la créativité aux formes organisationnelles (Agogué, 2013, Hatchuel et al. 2004, Hatchuel et al. 2005 ; Gillier et Piat, 2011). Sachant que ces travaux constituent une avancée théorique récente, la mobilisation de la théorie CK est une opportunité de poser un regard original sur des dynamiques jusque-là difficilement appréhendables.

La théorie CK propose un cadre pour traiter de la dynamique entre concepts et connais- sances en jeu en conception innovante. D’un côté, l’espace des connaissances (K) regroupe l’ensemble des propositions logiques que possède un acteur ou un groupe d’acteurs. Les énoncés en K sont définis ; ils peuvent être vrais ou faux en fonction des autres connais- sances qui s’y trouvent. Ici, il est possible d’affirmer qu’un bateau flotte sur l’eau pour avoir en avoir déjà vu dans cette condition, ou en possédant suffisamment de connaissances sur les propriétés des bateaux ou de l’eau, et de maitriser implicitement ou explicitement un certain nombre de principes physiques.

De l’autre côté, l’espace des concepts (C) regroupe des énoncés ou propositions pour les- quels il n’existe pas à priori de statut logique. On dit alors qu’elles sont indécidables ; impossible de dire si l’énoncé est vrai ou faux à la lumière des connaissances possédées. Pour reprendre l’exemple précédent, bien que nous puissions nous représenter un bateau et un objet qui vole, nous n’avons pas de connaissances pour confirmer ou infirmer le concept d’un « bateau volant ». Il n’y a pas de connaissances en K sur cet objet précis ou d’affir-

mations logiques connues qui puissent le rendre « décidable ». C’est là le point de départ en conception innovante, le « concept projecteur »ou « c0 »sur lequel les efforts collectifs d’exploration de l’inconnu2 peuvent être engagés.

Ces deux espaces posés, la théorie CK modélise les opérations qui permettent de passer de l’un à l’autre dans un raisonnement (Hatchuel et Weil, 2003). D’une part, lorsqu’un énoncé ne possède pas de statut logique, on parlera alors d’un concept qui marque une « disjonc- tion »(K vers C). L’exploration subséquente cherchera donc à raffiner cet énoncé et acquérir les connaissances nécessaires (logiques) pour parvenir, d’autre part, à le doter d’un tel sta- tut et donc d’accomplir une « conjonction »(C vers K). Deux autres manipulations, qui relèvent cette fois de l’ « expansion », sont le fait d’opérations exclusivement à l’intérieur d’un seul espace (K vers K ; C vers C). Dans le premier cas, on parlera de l’acquisition de connaissances supplémentaires qui, sans nécessairement renseigner le concept projec- teur, enrichissent l’espace K. Dans le second, on parlera d’ajout de propriétés toujours indécidables au concept initial, qui le précise et stimule le travail nécessaire d’activation, acquisition et production de connaissances nécessaire à l’atteinte d’une conjonction finale (Hatchuel et Weil, 2009). La figure (6.2) ci-après, tirée de Hatchuel et al. (2005), illustre ces espaces et manipulations.

Figure 6.2: Espaces et manipulations de la théorie C-K (Hatchuel et al. 2005)

2. Ici, le terme « inconnu »est employé au sens des travaux sur la conception (p.ex. Hatchuel et al. 2009), et se réfère à une absence de connaissances dans un contexte d’action collective. L’inconnu se distingue de l’incertitude : il n’est pas simplement question en co-design de discuter de la probabilité que survienne un événement (ce que nous pourrions retrouver dans une activité de décision), mais bien de générer des propositions sur lesquelles les acteurs n’ont pas individuellement la possibilité de répondre a priori.

De cette théorie est née KCP (Hatchuel et al, 2009), une méthode de conception innovante qui prône une séquence d’activation et d’acquisition de connaissances (K), de génération de concepts nouveaux (C), et de formalisation en propositions tangibles en vue de leur réalisation (P ). Cette méthode repose donc sur une première phase d’expansion en K pour accroitre le bassin de combinaisons nouvelles possibles sur un thème donné, un travail long et rigoureux qui passe par une revue de l’état de l’art et une veille active. C’est seulement une fois cet effort effectué qu’est autorisé le collectif à proposer de nouvelles propositions et de les travailler subséquemment. Encore ici, il s’agit d’une démarche de longue haleine et généralement limitée à des collectifs qui, à défaut d’être nécessairement stables, sont souvent composés d’experts en conception.

En conception innovante, les deux espaces sont appelés à connaitre des expansions qui, à défaut d’être nécessairement symétriques, sont conséquentes. Or parmi les expansions possibles, les phénomènes et dynamiques observés en co-design laissent penser l’expansion se passe seulement en C. Le co-design serait un système fermé, permet- tant des concepts relatifs, au sens où ils sont nouveaux pour les participants et non dans l’absolu, sans pour autant engager un travail de conjonction subséquent. D’ailleurs, dans un contexte relationnel tendu, mais propice à l’émergence d’une communauté, la dimen- sion sociale de l’expansion en C est non-négligeable ; car on reconnait une bonne démarche de conception collective à sa « capacité d’impliquer les acteurs dans la rupture des règles établies »(traduction, Hatchuel et al. 2005 ; 6). Autrement dit, une bonne expansion en C, si tel est le mécanisme du co-design, doit’engager les participants dans des rapports en rupture avec ceux préexistants, et les supporter pour qu’ils se projettent collectivement dans l’inconnu. Encore ici, l’intérêt d’un modèle est de pouvoir manipuler ses variables ; d’observer l’effet sur la dynamique du co-design lorsque l’apport (l’expansion) en K est effectivement bloqué, et ainsi de mieux en appréhender les nuances et limitations.