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Un second entretien de groupe avec les animateurs visait à discuter d’approches poten- tielles pour surmonter les écueils et corrélations négatives discutés ci-devant. L’objectif secondaire était de réfléchir ensemble à la possibilité que leurs interventions puissent exa- cerber ou inhiber le partage et la combinaison de connaissances. Ces manipulations n’ont pas été testées afin d’en dégager des statistiques ; elles sont en support de la modélisation et

suggèrent des pistes d’interventions. Ains, les effets potentiels de cinq scénarios alternatifs ont été suggérés et abordés avec les animateurs :

• Présentation : 4 mots (1P, 1V, 1A, 1L) nouveaux, mais identiques pour les par- ticipants. Cela représente un apport équivalent à une présentation d’expert, donc plus de connaissances, mais partagé puisqu’ayant eu la même présentation. Les participants ont 16 mots chacun, bien qu’ils en partagent 4. L’apport intervient à mi-chemin de l’expérience afin de relancer la dynamique.

Une nouvelle calibration permet de représenter les possibilités combinatoires de cette ma- nipulation. En ajoutant 4 mots partagés, nous obtenons une hausse de plus de 50% des combinaisons possibles. Par rapport à la formule initiale, nous remplaçons nA par nA+1. Les nouvelles possibilités combinatoires sont donc de l’ordre 1889 phrases. Or, nous pou- vons anticiper à la lumière de nos premiers résultats, où plusieurs des mots distribués n’ont pratiquement pas été utilisés que le simple fait d’en rajouter 4 à chacun ne relancera pas le rythme de production. En outre, deux autres effets averses sont possibles : 1) une attention sur ces mots par effet de nouveauté au détriment de ceux déjà distribués ou 2) un rejet des mots alors jugés non pertinents ou non sollicités.

Des craintes relayées par les animateurs pour qui ces apports représentent souvent des bouffées d’oxygène éphémères. L’un d’eux explique qu’ « il faut toujours être là pour ac- compagner si tu as un groupe qui n’est pas stimulé (et que) rajouter des connaissances ça t’amuse pendant un temps, sauf que l’ennui revient ». Sur l’attention indue sur ces apports, un autre animateur met en garde contre le côté fixant de ces apports en cours de route : « on est allé dans un groupe en disant « on a pensé à ça », et là systématiquement, dans les cinq solutions de la fin, tu avais l’idée de l’animateur »

• Veille : 4 mots (1P, 1V, 1A, 1L) nouveaux, mais cette fois différents. Cela re- présente un apport lié à une acquisition de connaissances différentes pour chacun. Concrètement, cela représente une situation où les participants font de la veille sur des secteurs variés, interrogent des acteurs différents, etc.

La calibration dénote alors un ensemble de 3584 phrases possibles. Les animateurs sont d’avis que ces mots différents peuvent apporter un nouvel élan à l’expansion réactive, mais de courte durée. Sachant que des mots ont été peu utilisés dans l’expérimentation, le fait d’en ajouter permet au mieux de générer quelques phrases supplémentaires, mais toujours de manière limitée par rapport à l’ensemble des possibles.

• Participant : L’arrivée d’un 3e participant avec 12 mots (3P, 3V, 3A, 3L) nou- veaux. Celui-ci représente l’apport équivalent à un équipier nouveau ou à une re- distribution des équipes lors d’un atelier de co-design. Les consignes demeurent, et les participants ont toujours 12 mots chacun (total 36).

Selon la calibration, un troisième participant apporte plus de possibilités combinatoires que les deux premières manipulations alternatives (6318). S’il devrait à terme permettre une hausse de la production, nous supposons que cet apport de produit aussi un certain nombre d’effets averses. D’une part, il est permis de s’attendre à une baisse immédiate de la productivité associée à l’arrivée d’un nouveau joueur et à son intégration au sein du collectif (dynamiques sociales). D’autre part, l’arrivée massive de connaissances risque de concentrer l’attention sur ces nouveaux mots, au détriment de leurs propres mots, et donc d’entrainer une baisse de la créativité et de la collaboration.

Selon les animateurs, le cout social lié à l’arrivée de participants est important. Or, cette pratique est souvent acceptée en création, et est notamment mise de l’avant par Janis (1972) comme manière d’éviter les effets pernicieux de la convergence et de la pensée de groupe. Les animateurs soulignent le refus de certains à se joindre à une équipe « plus négative », et la perte d’élan qui accompagne un « rebrassage des cartes ». Il existe un risque de nivèlement par le bas pour la collaboration et la conception. Ils expliquent :

« Même pour les distribuer, c’est compliqué ; si tu as un groupe qui va bien et un groupe qui va mal, généralement ils n’ont pas envie de se mêler ! (...) Et les mélanges c’est pire ! Quand tu prends des gens qui foutent le bordel pour les mettre dans des groupes qui fonctionnent bien, ton groupe est mort. »

« Ça pose problème par rapport aux résultats. Quand tu brasses trop les groupes, tu n’as jamais de consensus, tu arrives à une pauvreté de résultats. Si tu brasses tout le temps tu ne fais que surfer, il n’y’a pas d’appropriation, c’est un recom- mencement sans arrêt. (...) ils en ont marre ! Faut trouver le juste milieu »

Ce participant doit donc à la fois être un nouvel acteur ET être capable d’interagir avec les autres. Cela suppose une forme de socialisation différente, puisqu’il doit « inventer »un opérateur « ∗ »pour se combiner avec les connaissances des acteurs existants.

• Déclinaison : Un 3e participant avec 12 mots (3P, 3V, 3A, 3L). Celui-ci représente l’apport équivalent à un équipier nouveau ou à une redistribution des équipes. Or, il introduit 4 mots à la 4e minute, 4 mots à la 6e et 4 mots à la 8e minute.

Mieux répartir l’apport devrait atténuer l’effet de nouveauté, tout en permettant une meilleure utilisation des connaissances initiales et une hausse de la satisfaction. Selon les animateurs, il importe d’ajouter des connaissances « toujours un peu à la fois (...) Les par- ticipants sont tellement formatés que tu ne peux pas en donner beaucoup, ils ne vont pas le prendre ». L’opération serait somme toute positive, puisqu’ils en viendraient à « attendre ce qui s’en vient et d’être curieux de voir les nouvelles combinaisons possibles »ajoute l’un d’eux. Or, cette injection contrôlée ne devrait pas pour autant pallier aux couts sociaux associés à l’ajout d’un participant. Les animateurs estiment que le fait de construire des

phrases de 4 mots à 3 participants deviendrait rapidement sous-stimulant et que certains en viendraient à espacer leurs contributions16. Mais ce faisant nous entrevoyons aussi l’autre cas de figure, celui d’objectifs irréalisables en fonction des possibilités du collectif (ex. faire des phrases avec un type de mots qu’ils n’ont pas, ou faire des phrases à 3 participants lorsqu’ils ne sont que 2). Cela aurait pour résultat d’entrainer des réactions similaires : désintéressement voire cynisme, frustration voire colère, auto-exclusion17 voire « freeri- ding ». Pour Carlile et Rebentich, sans moyens adéquats pour se représenter ou partager les connaissances, les individus « might withdraw or even hamper the knowledge integration process »(2003 : 1191).

Cette congruence postulée et les cas extrêmes explorés, le scénario d’une parfaite adéqua- tion semble aussi problématique. Car selon les animateurs, le risque d’une spécialisation de l’apport des participants en fonction de leurs connaissances ne peut être écarté ; il serait tout aussi possible que ceux-ci en arrivent à répartir les rôles (p.ex. participant 1 donne les protagonistes, participant 2 les verbes) pour se faciliter la tâche et mieux baliser la nature de leurs échanges. Il faut donc, comme l’indique Adams (2001) rechercher la taille où le collectif possède les connaissances nécessaires pour traiter de l’enjeu de conception, tout en évitant qu’il se nuise ou s’inhibe en termes de créativité.

• Joker : La possibilité de créer des phrases de 4 mots en utilisant 1 mot nouveau de leur choix et/ou créer des phrases de 5 mots en ajoutant 1 mot nouveau. Une carte « joker »est donc distribuée à chaque participant. L’idée est de permettre l’expansion en invitant les participants à générer de nouveaux mots (ou en acquérir) pour réinterpréter et mieux utiliser leurs connaissances actuelles.

Ouvrir l’espace en invitant les participants à générer de nouveaux mots (ou en acquérir d’eux-mêmes) pour mieux réinterpréter et utiliser leurs connaissances semble donc être la suite logique, ou du moins une réponse aux constats d’épuisement démontrés plus tôt. Or cette opération s’avère complexe sachant que l’acquisition se fait souvent en fonction d’un sentier tracé par les connaissances des participants (Carlile et Rebenteish, 2003). Cet écueil se manifeste en co-design. Interrogés à ce sujet, les animateurs soulignent la pauvreté de l’apport et, conséquemment, le besoin d’accompagnement de la découverte :

« On demande aux participants d’apporter cette nouvelle vision d’eux-mêmes. Mais la recherche n’est pas très approfondie non plus, faut pas rêver. Il faut

16. Théoriquement, nous pouvons anticiper que le phénomène soit davantage exacerbé à 5, puis à 6 participants, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la tâche entraine de facto une exclusion. Cela suppose l’existence d’une congruence idéale entre le collectif, ses connaissances, et la tâche pour laquelle il est réuni.

17. Nous pouvons parler plus largement de « social loafing »(Thompson, 2003) pour décrire la déres- ponsabilisation individuelle et la sous-optimalité de collectifs devenus trop gros. L’impression de se nuire lorsque trop d’acteurs s’affairent sur une tâche et que la coordination en pâtit (Kreitner et al. 2002). Cette dynamique est aussi présente en créativité, alors que le rendement créatif individuel tend à décroitre à mesure que la taille du groupe augmente (Bouchard et Hare, 1970).

toujours être là pour accompagner ; si tu as un groupe qui n’est pas stimulé, il faut les reprendre, leur demander comment ils voient ça, comment ils peuvent rebondir sur les idées... »

Si l’on demande aux participants de créer une phrase de 5 mots avec un mot libre, ou alors d’en remplacer un, les animateurs estiment que ces mots nouveaux seront fort probable- ment un protagoniste, un adverbe de manière, un verbe ou un lieu. Car un nouveau18type de mot viendrait modifier bien plus que les phrases, mais également les règles de concep- tion, en plus de remettre en question la pertinence des mots actuels.

Selon Carlile (2004), les nouvelles connaissances perturbent l’ordre établi et forcent une renégociation des rapports. Il faut éviter de sous-estimer la turbulence et anticiper le « time and energy to establish a new shared language, method or artifacts that facilitate the crea- tion of a collective solution »(Carlile et Rabentisch, 2003 : 1182). Sans orienter l’apport des mots nouveaux et pallier aux effets cognitifs et sociaux générés, celle-ci se fait selon un sentier, et ne fera que retarder l’épuisement, sans pour autant en échapper.