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1.5 Manifestation contemporaine d’une idée ancienne

1.5.3 Le co-design : naissance et métamorphose d’un mythe

Si l’ouverture des frontières est porteuse d’un grand potentiel, elle suppose aussi de enjeux nouveaux, notamment lorsqu’il s’agit de faire sens des apports externes et de les intégrer aux processus existants (Carlile et Rebentisch, 2003). Puisqu’il se pose en solution à ces enjeux, nous devrons examiner l’hypothèse que le co-design est en fait une rationalisation de la conception, de la même manière que l’ont été d’autres formes d’organisation anté- rieures (Hatchuel et Weil, 1992).

Pourquoi parler de rationalisation ? D’abord parce que le discours et le champ lexical élo- gieux qui l’accompagnent ? rupture, innovation, accélération, etc. ? sont porteurs d’une promesse et construisent autour de l’approche un mythe sur lequel repose sa diffusion. Ce discours sur la conception s’apparente à celui de l’ouverture en innovation : faire mieux, plus vite et à moindre cout. Le collectif ici est positionné comme un intrant, une source de capital à mobiliser afin d’optimiser un processus donné. Selon Hatchuel et Weil (1992 :121) : « chaque fois qu’une forme industrielle apparait dans un contexte donné comme plus effi- cace ou plus viable, elle est nécessairement plus rationnelle et les efforts qui tendront à la mettre en place mériteront le vocable de rationalisation ».

Pour étudier l’émergence de communautés créatives, le terrain lillois des Ateliers de l’in- novation et du co-design (ADICODE) offre l’opportunité d’observer une manifestation de ce phénomène en pleine évolution. Il sera au fil de la thèse maintes fois question des ADI- CODE, projet initié en 2009 au sein des écoles d’ingénieur (Groupe HEI-ISA-ISEN) de l’Université Catholique de Lille. Inspiré de l’industrie (les porteurs sont d’anciens gestion- naires d’innovation) et vu d’abord comme méthode pédagogique pour former de jeunes concepteurs capables d’évoluer dans des contextes multidisciplinaires et sur des projets transversaux, les ADICODE proposeront dès le début de mettre leur méthodologie collec- tive et leur espace au service des enjeux de conception des industries et organisations de la région. De là naitra une promesse qui ne cessera d’évoluer avec le temps, et qui nous renseigne sur la rationalisation du co-design. Lancé par le cas fondateur du « pain », atelier initial par lequel des « solutions de valorisation des déchets issus du pain invendu11»ont été générées par des acteurs variés, le mythe du co-design lillois s’est constitué autour de quelques récits qu’on ne revisite plus aujourd’hui. On en produira un imaginaire fort, une conjonction subtile entre « des formalismes logiques abstraits et d’autre part, un discours moins précis sur la connaissance, le savoir ou l’expertise (Hatchuel et Weil, 1992 : 25). Concrètement, le projet se construira autour des pratiques du design, de l’innovation, mais aussi de termes moins définis (et parfois moins maitrisés) de l’intelligence collective, de l’interdisciplinarité, de la transdisciplinarité, voire même de la liberté (Roche, 2014). S’ils sont entrés dans la légende et l’imaginaire collectif, au point de devenir des « attracteurs

11. Tiré du site web officiel des ADICODE, Université Catholique de Lille, http ://www.groupe-hei-isa- isen.com/adicode/pour-les-entreprises.html, consulté le 11/02/2015

symboliques »pour reprendre leurs termes (Roche, 2014 :123), ces cas résistent mal à une analyse rétrospective. Selon l’un des responsables12des ADICODE : « c’est l’exemple que l’on nous présentait pour démontrer les potentialités du co-design (...) or aujourd’hui, je me dis que les solutions n’étaient finalement pas très innovantes (...) on sent que les choses ont été embellies pour dire que c’était super ».

Mais cette séance, et les quelques autres dans la foulée auront pour effet de produire, selon les dires des acteurs locaux, un « effet magique »(Roche, 2014 : 121) ; sorte d’effet de nou- veauté « un peu perdu depuis ». Rétrospectivement, cet élan d’enthousiasme sera attribué à la convergence unique d’outils technologiques, de nouveaux participants aux profils divers et d’un nouveau mode de coordination du processus de conception (ibid ). Autrement dit, un substrat technique, de relations organisationnelles et une philosophie gestionnaire ; les trois éléments distinctifs d’une rationalisation (Hatchuel et Weil, 1992).

Doté d’une surprenante vigueur et longévité, le mythe autour du co-design n’a pourtant jamais eu rien de tenable. Promettre de grandes ruptures en termes d’innovation ou une accélération significative de l’innovation dès lors que les conditions de base à la collabora- tion ou la conception n’étaient pas réunies relevait effectivement du domaine du mythique. Pour Born (2012), il est utopique d’envisager quelconque collaboration lorsqu’un collectif ne partage ni antécédents relationnels, ne se font pas particulièrement confiance et ne sont pas dans un contexte politique ou social propice. Pour Adler (2008), le succès de toute com- munauté, à fortiori d’innovation, passe par une confiance mutuelle forte entre ses membres. S’il est permis d’avancer tout de même, il convient alors de « proceed with realistic expecta- tions »(Born, 2012 :83). Lorsque commencent à poindre les limites d’une approche donnée s’opère alors une métamorphose du discours qui l’accompagne et la montée d’un discours critique. Selon Hatchuel et Weil (1992 :122) :

« À ces premières passions ne manque pas de succéder après quelques années et une fois connus les problèmes de terrain, une circonspection avertie, (ou) plus radicalement une désillusion avouée (...) Les mises en oeuvre réussies té- moignent le plus souvent d’une capacité à relativiser les hypothèses fondatrices (...) à s’en éloigner. On cerne alors mieux les indications de ce type de projet. On s’approche d’une meilleure compréhension à défaut d’une plus grande mai- trise... »

Inévitablement se posera la difficile question : « est-ce que ça marche ? »Le genre sur les réussites et les échecs, comme l’indiquent Hatchuel et Weil (1992), que l’on pose pour un distributeur de boissons fraiches. Et les réponses, toutes en nuances, comme celle d’une animatrice13 présente depuis le début de l’aventure : « oui et non (...) sur la production

12. Entretien informel, tenu dans les locaux des ADICODE à Lille, le 11/02/2015. 13. Entretien informel, tenu dans les locaux des ADICODE à Lille, le 12/02/2015.

concrète on reste un peu court, ce n’est pas satisfaisant. En revanche sur les changements de mentalité, de postures et manières de travailler ensemble, c’est super. »

Pour souligner ses bénéfices, on s’éloignera du discours sur l’innovation pour ne garder que les retombées plus « soft ». Du fait d’intéresser davantage les acteurs, de les rendre un tant soit peu plus créatifs ou encore d’ « exciter leurs neurones »(animateur). On prendra d’autres comparatifs, même s’ils s’éloignent de la conception, pour défendre les qualités de l’approche, par exemple « des réunions physiques qui souvent ne donnent rien »et attribuera son succès à des éléments externes comme la qualité/diversité des acteurs (« casting »). Malgré tout, des avantages non négligeables en matière de conception innovante subsistent, notamment sur la génération d’ « idées qui auraient été rejetées dans un processus nor- mal ». Ce n’est donc pas un constat d’échec, simplement un apprentissage au fil de l’eau d’acteurs lillois réflexifs engagés dans un projet de rationalisation de la conception, doublé d’ambitions pédagogiques et organisationnelles.

Mais tout aussi rapidement, on ne manquera pas de souligner également ses limites et la difficulté à composer avec cette « promesse surestimée ». Dans un entretien de groupe mené auprès d’animateurs de co-design, ce regard critique portera sur le manque de suivi des idées et l’intégration dans les processus de l’organisation – étape dite de « retour à la vie normale », comme si tout n’était qu’un rêve –, l’absence de communication subséquente, et sur l’une des fausses évidences de la conception avec les usagers : « c’est ne pas parce qu’on fait un produit commun qu’il est de qualité ».

Cette évolution dans le discours sur le mythe du co-design, nous l’observerons également de deux manières différentes : à la fois du côté de l’offre que du côté de la demande. À Lille14, au discours initial présentant l’approche comme un « accélérateur d’innovation »s’est greffé, voire substitué, davantage de dimensions plus qualitatives, notamment sur la sensibilisation des équipes à des formes nouvelles de mener un tel processus, la génération ou l’évaluation d’idées, ou plus simplement l’opportunité « de creuser une intuition ». Quid de la solution magique. Puis, du côté de la demande, c’est l’évolution du profil des organisations qui sollicitent ce genre d’accompagnement qui retient notre attention. Moins d’industriels aux projets « NPD », et plus d’ambition sur la structuration de collectifs et sur l’atteinte de cibles de changement organisationnel15.

14. ibid site web ADICODE.

15. Citons ici le cas d’un industriel venu une première fois pour développer ses futurs produits, mais revenu une seconde fois avec son autre casquette, celle d’élu d’une commune, pour travailler des projets de réhabilitation urbaine. « Ils ont connus d’importantes difficultés à faire accepter leurs projets aux citoyens par le passé et le type a été conquis par cette manière de travailler lors de la première séance »explique l’animatrice chargée d’accompagner ces projets. Ce cas est discuté sous le nom de S1 dans l’axe I.

En observant la différence des profils des 25 premières et 25 dernières organisations qui se sont tournées vers les ADICODE, on dénote une hausse de 20% des organisations de type public ou institutionnel. Certes, nous pourrions postuler que les innovations managé- riales s’y diffusent plus lentement et qu’il ne s’agit que d’un rattrapage. Nous ne pouvons, en outre, faire quelconques prétentions statistiques sur un échantillon aussi limité. Malgré tout, ces chiffres abondent dans le même sens que les impressions du terrain quant à un « déplacement »du mythe et du discours du co-design.

À l’interface de ces évolutions dans l’offre et la demande, une compréhension partagée que le co-design génère plus de collectif que d’innovation, sans pour autant déboucher sur une maitrise des dynamiques par lesquelles ces dimensions se nourrissent. Un écart qui se constate lorsque les animateurs sont invités à « réécrire »la communication17 des ADI- CODE. Un exercice intéressant, puisque mené par ceux-là mêmes qui doivent composer avec "la promesse" au quotidien. Exit le discours sur l’innovation de rupture, alors que sont mis de l’avant les bénéfices suivants : « accélérateur de la prise de conscience que l’innovation est accessible à tous, à tout niveau, à tout moment »ou encore « apprendre à travailler avec votre écosystème ». En toute transparence, certains animateurs centreraient la communication sur le co-design autour de la promesse suivante : « Vous apprendrez c’est certain, mais quoi ? C’est une pochette surprise ». Or, quand les couts sont eux cer- tains, il y a fort à parier que ce discours est difficile à vendre d’un point de vue commercial.