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Faire participer des acteurs externes (usagers, clients, employés, parties prenantes, etc.) dans des processus qui les concernent : tel est l’objet de nombreux travaux en sociologie, design industriel et gestion. Car ouvrir les processus n’est que la partie facile de l’équa- tion ; reste encore à organiser l’action collective. Pour ce faire, ces disciplines suggèrent des formes organisationnelles et configurations d’acteurs au sein de collectifs.

2.3.1 L’apport de la sociologie

La littérature en sociologie inclut bien plus que la voix du consommateur ; elle traite de la voix du citoyen, de la parole du marginal ou du laissé-pour-compte, d’intelligence col- lective et de la sagesse de la foule. Elle met en exergue la montée d’une nouvelle forme d’expertise, celle là de l’usage, de l’expérience fine ou de l’école de la vie. Callon et al. (2001) y voient l’opposition aux technocraties, aux forums constituants formés d’experts et de la démocratie technique, remplacée ici par une démocratie dialogique. La parole est

maintenant aux groupes concernés, d’intérêt ou de pression ; et cette parole, elle traite non seulement de l’enjeu ou du contexte, mais aussi des règles du débat.

Les travaux de Callon et Rip (1992) s’intéressent aux parties prenantes aux prises avec une controverse ou un sujet historiquement houleux qui requiert un « alignement de po- sitions »(1992 ; 146). Ils étudient les mécanismes qui permettent d’aborder ces thèmes, de surmonter les résistances et générer, dans le meilleur des cas, un consensus. Ces mécanismes s’incarnent sous la forme d’un « forum hybride »(Callon et al., 2001), c’est-à-dire un es- pace où interagissent (d’où le forum) autour d’un problème donné des acteurs hétérogènes aux connaissances variées et aux intérêts contradictoires (d’où son caractère hybride). À la manière des acteurs qui peuplent l’univers de la conception, ces « protagonistes partagent certains enjeux, tout en s’opposant sur de nombreux points »(Callon et Rip, 1992 : 147). Ces espaces sont le théâtre de négociations et d’importantes interpénétrations épistémiques entre experts et non-experts. Mais surtout, ces espaces sont des contextes performatifs qui habilitent des acteurs de la conception jusque-là laissés pour contre. Nous renvoyant aux prémisses de l’acte collectif, Callon et al. (2001) mettent l’emphase sur l’importance non pas des experts, mais plutôt des expertises adaptées en fonction de la stratégie des acteurs, dans un contexte social et situé de construction de connaissance.

Le continuum d’activité sur lequel les citoyens ou usagers sont mobilisés varie, mais demeure relativement restreint. D’une part, lorsque Sclove (1995) introduit le concept de démocra- tie participative, il traite de situations où le citoyen est davantage consulté sur les enjeux qui le touchent. Puis, d’autre part, lorsque Callon et al. (2001) parlent de forum-hybride, ils théorisent les interventions où l’objectif est le partage des enjeux et la co-construction d’identités. Autrement dit, l’objectif est de faire émerger les d’intérêts communs sur les- quels une coopération durable peut être envisagée.

En matière de critique de l’expert, de remise en cause de sa pertinence comme représentant unique d’un groupe, il convient de souligner les travaux sur la « technology-assement »(TA). L’objectif du TA est d’impliquer de nouveaux acteurs afin d’atteindre un « processus de prise de décision plus large quant au développement des sciences et des technologies »(tra- duction, Schot et Rip, 1997 : 252). Encore ici, ces travaux portent sur de grandes avancées scientifiques discutées jusque là entre les quelques experts, notamment sur le nucléaire. Cette littérature reste ancrée dans un paradigme décisionnel : l’objectif étant d’engager un « débat »plus riche en s’inspirant notamment des conférences de consensus (Jacoby, 1985). Autrement dit, le courant du TA se limite à l’introduction des points de vue des ci- toyens et à l’animation de discussions sur des thèmes d’intérêt général (Schot et Rip, 1997).

Des forums-hybrides (Callon et al, 2001) aux « multistakholders collaborative roundtables » (Gray, 1989), en passant par les conférences citoyennes (Jacoby, 1985) et les « publi- forums »(Jacquemot, 2007) l’idée de rassembler les parties prenantes autour d’une dé-

marche collective ne date pas d’hier. Mentionnons les « search conferences »et « future conferences »de Weisbord, (1992), ou les ateliers de prospective (Serieyx et Godet, 1985) qui réunissent une variété d’acteurs pour imaginer l’avenir. Ensemble, ces approches dé- crivent une recherche de consensus, axée sur la formulation d’une solution acceptable pour l’ensemble (majorité) des parties prenantes, bien que souvent sous-optimale pour chacun individuellement (Gray, 1989).

Outre la recherche de consensus, ces démarches sont aussi caractérisées par un même point de départ : une controverse (Callon et al, 2001) ou un problème « messy »commun (Tur- cotte et Pasquero, 2001). Le terme controverse n’est pas exagéré : on traitera tantôt de rejets de déchets toxiques (Turcotte et Pasquero, 2001), tantôt de catastrophes nucléaires ou de déforestation massive (Driscoll, 1996). C’est le rassemblement par l’urgence, voire la survie. Dès lors, ces actions collectives s’orientent sur une logique de résolution de pro- blème portant sur l’acceptation ou la combinaison de scénarios connus pour faire face à une situation problématique. Des négociations difficiles pour en arriver à une solution qui satisfait à tout le moins minimalement les acteurs concernés.

Retenons que dans les travaux en sociologie, ceux sur la participation à une activité de consultation publique par exemple, la sélection des participants se fait davantage par rap- port à un seul critère relativement discriminant : l’intérêt des participants, devenus ici parties prenantes, par rapport au thème en question (Callon et Rip, 1992).

2.3.2 L’apport du design industriel

Le champ du design n’est pas en reste lorsque vient le temps d’ouvrir ses pratiques. Elle véhicule même un discours sur l’« empowerment »(Stewart et Hyysaalo (2008) qui s’ap- parente à celui sur la performativité de Callon et al. (2001). Autrement dit, l’objectif du designer est de rendre l’usager visible dans la démarche, de la même manière que le forum lui donne une voix et une identité sur des enjeux sociaux. Cette littérature relève plusieurs courants participatifs qui ont marqué la discipline depuis quelques décennies.

Développé au cours des années 70 et 80, le courant du design participatif reposait alors une collaboration rapprochée entre les regroupements de travailleurs et les chercheurs afin de mieux tenir compte des dimensions humaines et d’usage dans la conception de nouveaux systèmes industriels (Spinuzzi, 2005). Cette méthodologie vise à impliquer directement les usagers afin de mettre au jour les dimensions tacites jusque-là négligées.

Cohabitent ainsi de multiples approches, par exemple le design emphatique (Koskinen et al, 2003), le design centré sur l’usager (Norman et Draper, 1986) le design participatif (Schuler et Namioka, 1993), le design des services (Evenson, 2005) ou le design contextuel (Wixon et al. 1990). Les travaux dénotent généralement une tradition scandinave ou nordique en

la matière (Mattelmaki et al. 2011), et ses racines sociopolitiques jusque dans la forte re- présentativité syndicale dans la conception d’initiatives organisationnelles. Dans tous les cas, le design participatif mise sur l’antériorité et la vigueur d’un collectif pour améliorer la qualité de sa conception. La mise à contribution des usagers, laquelle semble se réaliser assez facilement, a donc pour objet la poursuite d’un design plus en adéquation avec ceux- ci. En résumé, le design participatif vise « l’engagement des usagers lors d’évènements afin de discuter la conception de services ou produits »(traduction, Fuad-Luck 2012 : 557), et non un engagement avant même, durant, voire même après la conception de ces objets. De même, on reproche à ces méthodologies de favoriser les améliorations à la marge plutôt que les grandes innovations. L’attention accordée aux frustrations et besoins immédiats des usagers rend difficile l’émergence d’idées en rupture (Sumner et Stolze, 1997).

2.3.3 L’apport de la gestion

La sociologie et le design ne se sont pas les seules disciplines à s’être intéressées aux raisons qui amènent des acteurs individuels à coordonner leurs efforts. En effet, la science de la gestion porte également un regard sur l’action collective et la transformation des collectifs (Hatchuel, 2001) qu’il convient d’aborder brièvement ici.

Développée dans la foulée des travaux de Taylor (1914) et Fayol (1947) sur l’organisation du travail et les rôles du management, la littérature en gestion est aussi riche que contras- tée. Elle stipule que l’action collective passe d’abord par un alignement « vertical »des intérêts et des responsabilités, au sein de modèles d’organisation qui s’inspirent souvent de structures militaires (Weber, 1921). De même, Blau et Scott (1962) soutiennent qu’une organisation est un regroupement d’acteurs qui exercent un effort concerté afin d’atteindre un objectif commun explicite. La coordination à la base de l’action collective est le fait de l’interdépendance entre les individus (Ouchi, 1980). Cette forme collective permet donc d’entreprendre des actions jusque-là trop complexes pour des acteurs seuls, en plus de ré- duire les couts de transaction (Williamson, 1975). En l’espace de quelques décennies, sous l’impulsion des humanistes (Mayo, 1933 ; Herzberg, 1966 ; Maslow, 1943), la discipline est passée de l’étude de relations contractuelles individuelles, à l’étude de relations collectives basées sur l’intérêt commun et l’appartenance à un collectif (Deci et Ryan, 1985). Émergent alors de nouvelles formes d’organisation en adéquation avec ces considérations. À ce titre, Ménard (1997) identifie la hiérarchie simple ou complexe (selon le degré de centralisation du pouvoir), le groupe de pairs, le clan (Ouchi, 1980, Maffesoli, 1988) et les corps profes- sionnels comme structures alternatives à la hiérarchie classique.

Martinet et Pesqueux (2013) identifient de leur côté les formes récentes d’organisations, notamment celles qui prônent une décentralisation, une coordination horizontale et une autonomie des unités comme la forme en M (Ouchi, 1992) ou la forme en J (Aoki, 1990). De même, Picq (1999) sur les équipes projet illustre un type de collectif plus fluide et ad

hoc qui donne lieu, dans des projets d’innovation, à des équipes de type « commando »tra- vaillant sur un plateau isolé du reste de l’organisation. Mintzberg (1980), par ses cinq configurations d’organisations porte un regard important sur les logiques de division du travail et de coordination qui régissent l’action collective en contexte organisationnel. Il parlera d’adhocratie si ces structures s’appuient sur la collaboration entre ses acteurs, de bureaucratie professionnelle si elles dépendent d’un centre opérationnel, de structure simple si tout y est centralisé, de bureaucratie mécaniste si elles s’appuient sur des standards et une technostructure, et finalement de structures divisionnelles si elles sont le fait d’une décentralisation vers des niveaux intermédiaires.

Soulignons finalement que l’idée de se regrouper dans la poursuite d’un objectif n’est pas une évidence : elle est parfois même indésirable. On favorisa d’ailleurs l’action individuelle inorganisée si, comme l’explique Olson (1966), elle peut faire aussi bien qu’une organisation collective. Ainsi, la poursuite d’un projet est parfois mieux servie, en termes d’efficacité du moins, par l’action d’une seule personne. C’est que Huxham (1996) appelle l’inertie colla- borative, c’est-à-dire le moment où la collaboration devient nuisible et sous-efficiente. Pour se rejoindre, explique Bentley (1995) et sa théorie des groupes, il faut déjà avoir un objec- tif commun, un intérêt partagé. Celui-là peut être personnel, du moment qu’il apparait à priori mieux servi la mise en commun de moyens. Au demeurant, cet objectif commun est l’élément distinctif d’un collectif ; sinon, nous ne sommes en présence que d’un amalgame d’individus. À ce titre, les communautés, discutées ci-après, incarnent parfaitement ces collectifs mus par un objectif commun.