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L’expérience des premiers axes, et les implications pratiques générées jusqu’ici, nous ren- seignent sur deux niveaux d’enjeux : ceux qui portent sur l’animation durant (intra) les séances et ceux qui portent sur l’articulation plus large de ces séances (inter) dans une démarche longue de co-design. Autrement dit, sur le type de management qui permet une transformation initiale du conflit en indécidable commun, et qui garde ensuite cet indé- cidable en vie dans la durée. Avant de plonger dans l’étude des cas, nous revenons sur ces enjeux afin d’expliciter les objectifs de nos interventions. Car en plus de refuser tout fatalisme sur le manque de résultats « tangibles »du co-design, nous demeurons convaincus qu’une communauté créative peut parvenir à innover, dans la mesure où elle peut s’appuyer sur un pilotage adapté durant et entre les séances.

7.2.1 Les enjeux « intra »séance

Au cours de l’expérimentation de l’axe II, nous avons constaté que plusieurs facteurs contri- buent à l’épuisement de l’expansion réactive, mettant en relief un phénomène fragile et imparfait que l’on sait néanmoins nécessaire afin de mettre en route les collectifs. Nous ne chercherons donc pas à sortir prématurément de l’espace C et laisserons le temps aux ac- teurs d’apprendre à faire circuler leurs connaissances, les hybrider et se projeter ensemble dans l’inconnu. Or nous chercherons tout de même à atténuer, voire dépasser, certains effets cognitifs et sociaux indésirables. Du nombre :

• La codification attitrée à une seule personne qui inhibe sa participation

• La perte d’adéquation entre les compétences du collectif et l’enjeu de conception • La fixation liée à l’apport trop important ou précoce de K nouvelles

• L’absence d’expansion en K

• Le syndrome du sentier en matière d’expansion en K

En plus ces fixations cognitives, nous avons relevé le problème de la (ré)conciliation de positions campées portées par des acteurs hétérogènes. Le « travail direct »des propositions, c’est-à-dire l’argumentation d’une position pour ce qu’elle rapporte à son porteur, mène généralement à l’impasse dans des contextes aussi bigarrés5. Dans un contexte urbain, cette réalité est bien documentée. Selon Steen et al. (2013b :3) :

5. Nous avons vu dans l’axe I, rappelons-le, un élu raconter la succession d’échecs de propositions « unidimensionnelles »pour un projet de réhabilitation d’un bâtiment sur lesquels plusieurs groupes entre- tenaient des visées mutuellement exclusives.

« each participant will tend to focus on those requirements that are most rele- vant for them. Each will want to explain why their issues are important, how they should be taken into account in the design and why certain design solu- tions are better than others. For example, (...) a policy official wants to ensure public safety, and a civilian representative strives for local shops and recreation options ».

Les risques d’exacerber ces tensions, de susciter des réactions adverses ou de longs mono- logues revendicateurs en début d’atelier sont donc autant d’éléments que le pilotage doit chercher à atténuer. Sur la manière d’arriver à externaliser les besoins sans épiloguer et à générer des idées qui tiennent compte des positions des autres, sur la formulation d’un « brief »qui dessine un espace d’échange à la fois positif et neutre. Finalement, un élément clé est la capacité de la communauté à rester « ouverte », notamment aux connaissances indépendantes, ce qui permet de dépasser les limites de l’expansion réactive). Il faut donc savoir gérer l’apport de connaissances indépendantes (pour leur effet génératif), tout en évitant une fixation, un trop-plein ou un décrochage.

7.2.2 Les enjeux « inter »séance

Parmi les obstacles à l’atteinte de résultats innovants, celui lié à la gestion de « l’après- séance »s’est longtemps posé – et se pose encore – comme un fait acquis et difficile à dépasser. Nous avons relevé les risques d’enfermement exclusif dans l’une ou l’autre des suites possibles : en mode projet (exploitation) ou en mode idéation (exploration). Ou encore, un effort incohérent entre ces deux pôles, lequel ne peut qu’induire de nouvelles tensions ou enrayer les dynamiques encore en construction au sein des collectifs visés.

L’innovation n’est pas unidimensionnelle ; selon March (1991), elle implique un double mou- vement entre les activités d’exploration et d’exploitation. Nous abordons donc la question de l’après co-design en nous interrogeant sur les dispositifs qui permettent à la fois au col- lectif de continuer à « rêver »ensemble, du moins de se projeter encore dans l’inconnu, et de concrétiser le fruit de cette création commune. Ce cadre permet de mieux comprendre les deux grands périls qui guettent les collectifs, dès lors que l’on s’enferme dans la poursuite exclusive de l’une ou l’autre. D’une part, le risque de voir le commanditaire s’approprier une idée pour ensuite passer en mode projet sans jamais revenir vers le collectif. Si le co-design n’était qu’une démarche de conception, à fortiori une démarche de conception performante, il n’y aurait pas lieu de décrier pareille appropriation, hormis peut-être pour dénoncer la manière cavalière. Or sachant que le résultat le plus tangible à ce stade se situe au niveau du collectif et qu’une rupture des échanges coupe net à l’expansion réactive, l’appropriation sans retour met en péril ce relationnel fragile et encore fragmentaire.

S’imaginer qu’il existe un avant, un durant et un après séance de co-design découle d’une décomposition risquée et non justifiée d’une démarche que l’on sait maintenant longue et

complexe, mais aussi d’une attention indue sur le moment où l’intensité des interactions entre les parties prenantes est à son paroxysme. C’est d’ailleurs de ce même enthousiasme pour le déroulé d’une séance ou d’un atelier que découle la multiplication des outils et méthodes, qui nous l’avons vu, ne se traduit pas pour autant par une amélioration des résultats du co-design, tant d’un point de vue relationnel que conceptif.

Si l’émergence d’une communauté créative est une démarche longue, il faut cesser de « tra- vailler »le co-design comme étant une fin. De la même manière que nous avons démontré que l’innovation devait être considéré comme un moyen et non plus seulement comme un effet de l’action collective, il importe de penser la sortie d’un atelier comme un point d’en- trée vers un processus qui supporte l’avancement de l’objet et de la communauté. Mais ce travail de structuration se bute à la représentation initiale du co-design ; celle d’une démarche planifiée et guidée par un protocole souvent inflexible. Lorsque tout le déroulé est prévu, le travail de rebonds des idées et de modulation des étapes subséquentes se trouve entravé par management rigide (et résolument planiste) ou par une offre initiale d’accompagnement qui ne prévoyait qu’une seule séance. L’une des tragédies du co-design.

Or, une fois la communauté lancée, ces dispositifs de pilotages doivent être évolutifs et plus structurés (Riot, 2014). De même, Berthet (2013) explique la conception doit aussi porter sur les actions suivantes, les règles de gouvernance et les questions de modèle éco- nomique. Car si le pilotage original vise à protéger l’espace relationnel, le partage et la combinaison de connaissances, les interventions suivantes doivent consolider le relationnel tout en favorisant l’acquisition de connaissances, et éventuellement, leur matérialisation et leur transfert à d’autres milieux. « What got you here won’t get you there »disait Gold- smith (2007) à propos du cheminement de carrière. Il en va de même pour les communautés.

Mais la matérialisation des résultats ne peut incomber à un acteur unique puisque cela l’expose aux aléas personnels et professionnels d’une seule personne. De plus, la conjonction individuelle d’un concept issue de l’indécidable collectif parait arbitraire et contre nature. Un risque qui n’est pas anodin, et qui explique plusieurs échecs en co-design. Steen et al. (2013b :56) relatent un atelier ayant connu ce triste sort :

« the commissioner, who was also its main sponsor, was unavailable to organize follow-up activities because he got another job within the company and then left the company. It was difficult for the project team members to find a new supporter (...) As a result, the children’s ideas were not actually used for new business creation ».

Les dispositifs pour la suite d’un co-design doivent donc être différenciés et quasiment « stand -alone », non pas au sens entièrement autonomes ou capables d’opérer sans pilo- tage, mais parce qu’ils doivent pouvoir survivre au départ d’acteurs individuels. En outre, l’autre argument que l’on pourra nous opposer sur l’appropriation individuelle d’idées, por-

tera sur la légitimité de cet acteur de reprendre à son compte les idées du collectif et d’en capter la valeur sans assurer un retour/partage équitable vers celui-ci.

Finalement, un dernier écueil qu’il nous faudra aborder : celui du maintien de la parti- cipation « volontaire »des acteurs dans le temps. Jusqu’ici, nous avons évité de soulever cette question, non pas que nous ignorions son importance, seulement les cas auxquels nous avons participé s’en remettaient au bon vouloir et aux dimensions « intrinsèques »de la motivation des acteurs. Or là aussi, avant d’envisager une suite, il y a lieu de s’inquiéter de « l’épuisement du carburant »à la manière de l’expansion réactive. Steen et al. (2011 : 55) relatent un cas qui illustre cette problématique :

« Another challenge proved to be to retain a large enough user group over the envisioned series of activities. (...) This proved to be a challenge, as many participants had to abandon the project prematurely for a variety of reasons. Part of this was because of the unavailability of the participants. Another factor was that the exercises were increasingly demanding for the participants in terms of time and attention, and participants were let free to opt out at any moment of the project. »

Autrement dit, il ne faut pas prendre pour acquis que les participants « sauteront »sur l’occasion de contribuer en temps et énergie lorsqu’elle se présentera. Certes, les plus inter- pelés ou disponibles risquent d’en être, mais pour combien de temps encore ? Et sur quelles bases ? Constitueront-ils une base assez représentative des interactions initiales pour par- ler d’un co-design « continué » ? Une partie de la solution passe inévitablement par une meilleure communication – entendue par là plus réaliste – sur les objectifs, mais aussi sur la durée de l’engagement. Ces conditions posées, sur quelles bases doit-on choisir les parti- cipants si l’on doit trancher entre leur pertinence ou leur disponibilité ? Car la confluence parfaite de l’intérêt, de l’opportunité et du temps relève du mythe. Le compromis est-il néfaste ou nécessaire ? Quels incitatifs faut-il envisager pour la suite6?

7.2.3 Objectifs des interventions

Si nous nous intéressons à la suite de la démarche, c’est que nous avons fait la démons- tration de la précarité du collectif et de la dynamique d’expansion réactive au sortir d’un premier atelier. L’hypothèse ici veut qu’un pilotage plus long et rigoureux permette d’évi- ter l’épuisement, d’en arriver à des résultats de conception intéressants et à consolider la communauté. L’innovation ne pourra arriver, hormis par hasard, que si des dispositifs nou- veaux d’organisation sont mis en place. Paradoxalement, on peut supposer que l’inverse

6. Ces questions ne sont pas l’apanage des communautés créatives ou du co-design : elles touchent toute conception de type « crowd », ou plus largement, tout projet en mode ouvert où se mélangent « seekers »et « solvers ». Nos pistes de solution n’ont pas la prétention d’être exhaustives ; seulement elle vont plus loin que la réflexion actuelle qui assume que les acteurs y trouvent leur compte, ou plus simplement, que ceux qui « argue that these costs are ?paid back ? by the benefits which co-design offers »(Steen et al. 2011 : 59).

est aussi vrai ; le collectif ne survivra que si une activité d’innovation plus conséquente est assurée. La figure (7.1) illustre l’objectif du pilotage.

Figure 7.1: Évolution du co-design par un pilotage amélioré

Les modalités d’interactions proposées pour Metropolis et Suburbville sont basées sur notre conviction que le succès du co-design ne dépend pas tant d’une bonne question de départ (par opposition aux concepts projecteurs en KCP), mais plutôt de la capacité du collectif à faire circuler la connaissance et à se projeter ensemble dans l’inconnu. En résulte un pilotage qui évite de fixer ou d’inhiber les échanges, et l’articulation d’une démarche qui permet à la communauté créative de se développer en fonction de son niveau de maturité. Ce n’est pas tant la force du concept initial ou la qualité des acteurs qui importe à ce stade, mais plutôt la valeur de l’invitation lancée aux parties prenantes, leur engagement dans la durée et l’adéquation du management face aux enjeux recensés.

Nous recevons l’idée qu’il n’existe pas de manière unique de mener une démarche de co- design ; plutôt, la planification et le pilotage reposent sur un échange constant et sur des ajustements mutuels au sein d’un trinôme animation–méthode–acteurs. La spécificité des contextes et les particularités des acteurs impliqués invitent à une adaptation continue. La contribution de cet axe est normative, bien qu’elle nécessite un travail descriptif des conditions qui guident le choix des paramètres d’un co-design.

Ces interventions visent donc l’élaboration de démarches qui permettent à la fois de conso- lider les retombées relationnelles du co-design et de mobiliser les communautés créatives émergentes au service d’enjeux de conception. Le pilotage intra-séance est formulé de ma- nière à proposer des « antidotes »aux couts sociaux ou cognitifs identifiés plus tôt, et la séquence d’interactions « inter-séances »pensée de manière à assurer une capitalisation dans le temps. Ce dernier point s’incarne dans la mise en place de modes de gouvernance et de dispositifs d’exploration différenciés, la capacité du management à amener les acteurs à se projeter et résoudre en C, tout en favorisant une expansion en K.