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2.4 Les communautés

2.4.6 Et l’innovation dans tout ça ?

L’objet de toute communauté n’est pas forcément d’innover. En fait, la seule qui vise ex- plicitement cette cible est la « communauté d’innovation »(Lynn et al. 1996), et dans une moindre mesure, la communauté de création, mais alors en fonction des paramètres fixés par le commanditaire et des moyens qu’il met à disposition. Pour les autres communautés, la circulation de connaissances et de bonnes pratiques constituera la majeure partie de

4. Ces considérations seront centrales pour nos expérimentations et recommandations de pilotage intra (initiales) et inter (une fois la communauté lancée) séances de co-design.

leur contribution. Pour une CoP par exemple, la production d’un répertoire partagé, de routines et de narratifs caractérise l’essentiel de leur travail (Wenger, 1998). Cette pro- duction pourra tout de même, à terme, finir par influencer la stratégie d’autres acteurs quant à la génération de nouvelles solutions ou lignes d’affaires (Wenger et Snyder, 2000). Or cette récupération est externe à la communauté ; c’est au mieux une externalité posi- tive. On parlera alors d’activité « d’exploitation »pour décrire la dynamique d’échange des connaissances au sein des CoPs (Nooteboom, 2006). Grandadam et al. (2010) reprennent aussi cette distinction, initialement posée par March (1991), pour traiter des différentes formes d’activité au sein de communautés de création. Ainsi, on parlera respectivement d’exploitation et d’exploration pour décrire le fonctionnement interne et externe des com- munautés de création ; marquant le fait que l’innovation se fait souvent à l’interface de plusieurs communautés et non en leur coeur.

Amin et Roberts (2008), dans leur revue des grands types de communautés, traitent égale- ment des différentes configurations de liens sociaux et des résultats en matière d’innovation. Les communautés d’experts et virtuelles, desquelles émanent généralement d’importantes innovations (jusqu’à parler de rupture) sont le fait de relations pauvres entre les acteurs, mais largement compensées par une sélection rigoureuse ou un mécanisme de contrôle en fonction de la réputation, d’un calendrier bien tenu et de méthodes de travail intensives, ainsi qu’un objectif commun fort et précis. Pensons ici aux programmeurs et « hackeurs »au sein de communautés virtuelles derrière Linux ou Wikipédia. En d’autres mots, pas besoin d’être amis ou de s’apprécier particulièrement ; du moment que les acteurs convergent tous vers la cible pour laquelle ils ont été sélectionnés et y vont des contributions attendues. La qualité des rapports sociaux est une considération secondaire ; elle n’est que le « servi- teur »de la production de connaissance (Amin et Roberts, 2008 :18). Une analyse qui va dans le sens de Grannoveter (1973 ; 1985) quant à la force des liens faibles. À l’inverse, les communautés d’artisans ou professionnelles innovent peu, se concentrant davantage sur la circulation de connaissances ou alors sur des propositions qui s’inscrivent dans la continuité des pratiques établies (les auteurs parleront d’innovation incrémentale). Pareille innovation découle de liens sociaux plus affirmés, marqués par des rapports familiers, de confiance et d’entraide mutuelle (2008 :17). À défaut de produire de la connaissance, ces acteurs peuvent compter sur une communauté de semblables qui perpétuent une pratique et se rejoignent dans un ensemble de valeurs partagées.

Si les communautés sont un lieu de création de connaissances et recèlent un potentiel in- novant, plusieurs facteurs expliquent le fait que très peu d’entre elles arrivent à générer de telles retombées. D’une part, le manque de diversité des membres, particulièrement au sein de CoPs, est contraire aux conditions requises pour dégager de la nouveauté. Ce facteur est aussi exacerbé par un pilotage de la communauté qui consiste, selon Wenger (1998), à encourager les membres à s’en tenir à la poursuite de l’agenda fixé d’avance et à s’assurer que soient impliqués seulement « all the right people »limitant ainsi la possibilité d’apports

originaux aux échanges. L’une des manières de réguler ces travaux consiste à fonctionner selon un ensemble de « routines »acceptées de toutes, procédures qui laissent peu de place à l’improvisation (Nooteboom, 2006). D’autre part, expliquent Gongla et Rizutto (2001), l’innovation ne peut intervenir qu’à un certain stade avancé de maturité de la communauté ; un stade qui demande un investissement intensif en temps et en engagement rarement at- teint. Lorsque ce ne sont pas les membres qui décrochent, c’est le commanditaire.

Mais une fois ce stade atteint, elles deviennent de formidables vecteurs de solutions aux problèmes qu’elles perçoivent dans leur environnement, capables de générer une foule de nouveaux objets (produits, services, méthodes, processus, etc.) (Gongla et Rizutto, 2001). Leur rayonnement dépasse alors leur membres et leur champs d’expertise immédiat, mais également les autres organisations et acteurs externes à la communauté. Une des manières de favoriser l’exploration nécessaire à l’innovation, dira Nooteboom (2006), est d’augmen- ter la distance cognitive entre les membres de la communauté par un recrutement moins restrictif, ou encore de combiner plusieurs communautés pour qu’émerge la nouveauté aux interfaces et frontières entre celles-ci. L’auteur ira jusqu’à émettre l’hypothèse que plusieurs CoPs peuvent, lorsque rassemblées, former une sorte de communauté épistémique plus large capable de mener des activités d’exploration et de générer des innovations. À ce titre, Fi- scher (2001) et Rittel (1972 ; 1984) parleront de la capacité des communautés à créer à partir de la « symétrie d’ignorance »entre ses membres ou à l’interface entre plusieurs com- munautés, de profiter de l’opportunité qu’offre un contexte où l’expertise et l’ignorance par rapport à un enjeu donné sont distribuées entre les différents acteurs appelés à s’y attaquer.

Si nous avons relevé à la section précédente l’absence d’une compréhension de la genèse des communautés, il n’en demeure pas moins que l’abondante littérature qui traite de ce sujet recèle d’éléments très pertinents pour nos travaux, notamment sur les formes qu’elles prennent, leurs modes de fonctionnement, et sur les descripteurs qu’elles suggèrent pour discriminer une « bonne »communauté de création d’une « mauvaise ».

Dès lors, nous pouvons dégager de ces travaux et des caractéristiques énoncées plus tôt les conditions propices ainsi que les descripteurs d’un collectif prêt pour la conception. Face à des collectifs qui se donnent pour mission d’innover, notre regard devrait porter sur la présence : (1) d’un passé et d’un relationnel positif (ont-ils déjà travaillé ensemble ? Ont-ils envie de collaborer de nouveau ?) (2) d’intérêt ou de pratiques en commun (3) de compétences et d’expertises en lien avec l’objet à concevoir, et (4) de médias, et de sup- port appropriés (ont-ils les moyens le faire les choses ensemble ?). Les « bons »collectifs sont donc ceux qui partagent des antécédents heureux et une passion pour un même objet, alors que les « bons »concepteurs sont ceux formés ou aguerris par rapport à cet objet. Des conditions qui recoupent celles de Cohendet et al. (2001) sur la fréquence et la qualité des échanges pour traiter de la vigueur d’une communauté. C’est donc en fonction de ces conditions que nous pourrons conclure si les collectifs sont prêts ou non à

innover. C’est également en fonction de ces descripteurs de communautés existantes que nous pourrons qualifier l’effet collectif du co-design.

Dans tous les cas, ces descripteurs visent à toucher à l’envie des acteurs de partager un enjeu cognitif commun. Cette envie dépasse nécessairement les « antécédents »en commun, mais porte aussi sur le désir de partager un peu de « futur cognitif »partagé. C’est là un aspect fondamental pour que le co-design puisse lancer une action collective