• Aucun résultat trouvé

Les écarts avec le champ de la conception et de l’innovation

2.6 Conclusion : Enjeux partagés du co-design et des communautés

3.1.2 Les écarts avec le champ de la conception et de l’innovation

Soulignons d’abord, comme le fait Hatchuel (2001 : S35), que l’ouverture et la renégocia- tion des frontières des organisations ne sont pas une fatalité ou une force complètement exogène : elle est une condition même de son existence. Mieux, elle n’est pas une surprise, quand bien même elle n’est pas pour autant naturelle à l’esprit de compétition des organi- sations (Segrestin, 2005). De tous les temps, les alliances temporaires et les rapprochements stratégiques ont été guidés par une certaine rationalité qui n’est pas étrangère aux calculs sur la maximisation des gains, la minimisation des risques et la lutte pour la survie que font les organisations aujourd’hui.

Puis, il appert à lecture de la littérature sur la conception, en s’appuyant notamment sur les propos de Piller et al. (2005), que l’ouverture de ces activités permet au mieux du « co-design individuel ». La distinction est importante ici : il existe en effet une telle chose qu’un effort de conception partagé qui ne forme aucune communauté, seulement un rapport (souvent d’échange et marqué par des récompenses extrinsèques) entre un acteur externe et une organisation. Plus encore, la légitimité ? et surtout la pérennité de ces initiatives tient, on le sent bien, dans sa capacité à rendre plus efficient le développement d’innovations. C’est donc le produit qui pilote. La valeur de cette démarche tient dans la réduction des couts, du « lead-time »et du « time-to-market », bien plus et surtout bien avant la création de liens avec l’écosystème de l’organisation.

Cette position trouve écho chez Diener et Piller (2010) pour qui l’innovation ouverte n’est qu’un processus plus efficace et efficient. Selon Piller et al. (2011 :9), l’objectif « is to uti- lize the information and capabilities of customers and users for the innovation process ». Sans cibles sur le collectif, les initiatives de « co-création »sont en fait, selon Piller et al. (2011), des démarches « d’open innovation avec l’usager ». D’ailleurs, ces initiatives « se concentrent exclusivement sur la création, engendrant ainsi plus d’innovation que les struc- tures classiques d’organisation »(Brown et Hagal, 2006 :50 traduction). C’est une création collective de valeur au sens économique, et non en termes de relationnel ou d’apprentissage. Au mieux, il y a des « brokers »ou des « community managers »pour fluidifier un peu les relations du collectif. Sans plus. L’objectif a l’avantage d’être clair.

La montée des « living labs », ces espaces d’observation d’usages utilisés pour le dévelop- pement de nouveaux objets, est un signe supplémentaire qui vient étayer la thèse d’une mouvance d’ouverture en conception (Almirall et al. 2012). Or, sur leur logique propre, ces

espaces ne sont pas nouveaux en soi, alors que les équipements informatiques sont testés en direct dans des « usability labs »depuis plus de 20 ans déjà (Nielsen, 1994). Il convient cependant de souligner la passivité des usagers réduits au rang d’objets d’observation et le moment très en aval du processus où interviennent ces interactions. Le living lab fait souvent figure de focus group expérientiel, ou in situ, permettant d’améliorer un produit (après conception) en fonction non plus des commentaires exprimés (comme le ferait une enquête de satisfaction), mais des interactions observables des usagers avec celui-ci. S’il mobilise la question des usages, le living lab n’en fait pas un vecteur de création de valeur, ou de liens entre les acteurs. Lorsque Norman (2004) explique qu’un bon design repose sur la compréhension des besoins, et que cette compréhension s’obtient par l’observation, il met en relief la passivité des usagers et l’absence de collaboration entre celui qui fait et celui qui utilise. Ces travaux entretiennent une réflexion résolument axée sur l’espace physique et sur les produits. Ils n’abordent que les questions de conception, sans traiter les effets tant positifs que négatifs de ces nouvelles technologies sur les collectifs. En d’autres mots, si nous soutenons que l’ouverture en innovation n’a pour visée que le développement plus efficient de produits, nous pouvons poser ici le même constat face au design parti- cipatif, aux dispositifs d’observation et de fabrication, qui aspirent d’abord et avant tout à l’atteinte d’un meilleur design (moins cher, plus simple, plus rapide, plus adapté, etc.), sans pour autant entretenir d’ambitions sur la génération de tissu relationnel.

Le déplacement présenté jusqu’ici se résume ainsi : la création de connaissances est aujour- d’hui l’enjeu premier des organisations et des économies modernes (Phelps, 2013). Or, cette création échappe de plus en plus aux experts, devient largement distribuée et est marquée par l’apparition d’acteurs nouveaux. Entre tiers-lieux, fablabs, plateformes web et maker spaces, ce déplacement est facilité par une multitude d’outils technologiques qui démocra- tisent5 la conception (l’action d’innover). C’est aussi au sein de dispositifs d’interactions rapprochées entre concepteurs et usagers que se créent ces connaissances. Pensons ici au forum-hybride (Callon et Rip, 1992) ou au living-lab.

Ces tensions pèsent lourd sur les modes de pilotage et les structures organisationnelles. Giard et Midler (1995) n’hésiteront pas à parler de « crise du modèle standard »de la conception pour décrire cette tension. « Crise » : un terme fort intéressant, promettons- nous d’y revenir plus tard. Conséquence, la complexification des rapports et de la nature des échanges entre les organisations et leurs parties prenantes entrainent la mise en place d’actions collectives, non plus seulement sur les questions opérationnelles, mais aussi sur la conception (Spina et al. 2002 ; Navarre, 1992). Selon Hatchuel (2011 :218), le contexte actuel « entraine l’émergence de nouvelles théories de la conception de nouvelles formes

5. Soulignons que tant Phelps (2013), en économie, que von Hippel (2005), en gestion (marketing) utilisent le terme « démocratisation »pour traiter de ce déplacement. Phelps explique la création de valeur (les idées) peuvent venir de partout et ne sont plus l’apanage de formes organisées et fonction de capitaux, un phénomène que von Hippel explique par la multiplication des moyens d’organisation et de production aujourd’hui à la disposition de tout un chacun.

d’activités de conception collective ». De nouvelles formes, telles que les communautés créatives, et de nouvelles activités, telles que le co-design.

3.2

Écarts et tensions empiriques

Attiré par la promesse du co-design, c’est avec enthousiasme que je débarquai à Lille, non pas sans interrogations liées à mes expériences à Montréal. Des réserves qui, me semblaient- ils, seraient levées une fois plongé au coeur d’un milieu en phase d’institutionnaliser le co-design et fort d’une expertise reconnue. Or, les premières observations, nourries par la participation à des séances, la prise de notes lors des « débriefs »et les entretiens ex- ploratoires, contribueront à faire naitre plus de questions. Comme l’illustre bien la figure (3.1)6, les protocoles d’animation des ADICODE s’avèreront être de riches matériaux em- piriques pour mettre en relief ces tensions. Ce contact initial contribuera aussi à alimenter de nouveaux doutes suite à des échanges avec des intervenants locaux, échanges dont nous présentons ci-après quelques extraits. Venus pour des réponses, nous y trouvâmes d’abord des paradoxes et des situations particulières auxquelles la théorie ne répondait guère.

Figure 3.1: Éléments visibles dans les protocoles d’animation

6. La diapositive « debrief »de la figure (3.1) est particulièrement intéressante. On y dénote des commen- taires de participants heureux d’avoir créé un collectif, mais déçu de ne pas avoir pu innover. À elle-seule, cette image résume bien les tensions de ce chapitre. Les autres photos présentent le type de casting bigarré en co-design, ainsi que le type de méthode utilisé pour générer des propositions nouvelles.