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2.2 Les modèles fermés

2.2.2 La montée des usagers

Jusqu’ici, nous avons relevé le fait que l’innovation s’ouvrait aux acteurs externes, notam- ment aux usagers ou à ceux souvent laissés pour contre dans ces processus. Or, arriver à définir cette catégorie d’acteurs est un exercice complexe tant il couvre un nombre de profils différents. À ce titre, Stewart et Hyysaalo (2008 :300) soulignent que :

« The "user" is a complex idea : on the one hand, it is a category used (...) to refer to those who may eventually use their systems, and on the other hand, it can refer to a range of other individuals and institutions, imagined and real, some of which begin to develop various kinds of engagement with a technology over time ».

En sociologie, Callon et al. (2001) parleront de ces acteurs comme de « profanes », en sou- lignant que leurs connaissances sont historiquement représentées comme un amalgame de croyances et de superstitions que la science doit éliminer à tout prix. L’emploi des termes « natif »et « indigène »(2001 : 86) est aussi évocateur : il dénote à la fois une connaissance locale et un rapport de pouvoir inégal entre ce dernier et l’expert que nous imaginons ici comme un « bon colonisateur ». Pour éviter ces pièges, Piller (2004) recommande d’adop- ter une vision large et inclusive des acteurs externes, afin de s’assurer d’inclure dans les démarches collectives ceux qualifiés de « unobvious others ».

La vision classique, comme le rappelle von Hippel (1978) veut que le consommateur soit un acteur généralement passif, et réactif seulement lorsqu’on s’adresse à lui. L’attention demeure donc résolument portée sur les orientations stratégiques, les projets scientifiques et les efforts de la R&D à la création de la nouveauté, sans apport externe, à la différence près que les avancés peuvent désormais provenir d’échecs ou de succès antérieurs au sein d’un même groupe. On permet donc une première forme d’itération.

Les travaux de von Hippel (1978 ; 1986) apportent une lecture différente des interactions entre l’entreprise et sa clientèle. À la manière de Nelson et Winter (1977), il propose une nouvelle interprétation de la dynamique de conception, en suggérant cette fois la pré- sence de configurations « manufacturiers-actifs »et « consommateurs-actifs »(traduction

libre, 1978). Par définition, les modèles classiques s’apparentent à la première approche, alors que la seconde est caractérisée par le déploiement continuel d’idées et d’innovations de la part de consommateurs. À notre question initiale, c’est à dire sur la provenance de cet intérêt pour « co-concevoir », l’auteur soutient qu’il s’agit d’une réponse à trois changements majeurs. D’une part, l’entreprise ne détient plus dans cette économie de la connaissance le monopole des moyens de production. L’usager jusque-là captif et dépen- dant est désormais en mesure de concevoir seul. Contrairement aux théories économiques, l’usager est généralement à la base de plusieurs innovations, de modifications au design (esthétique, fonctionnel ou structurel) proposé ou de nouveaux designs.

D’autre part, il existe un gain économique à outiller l’usager afin qu’il réalise lui-même le design adapté à ses gouts (Piller, 2004 ; et al. 2011). Comme le souligne von Hippel (2005), les usagers ne se reconnaissent pas dans une masse indéterminée et exigent des objets adaptés à leurs besoins particuliers. Dès lors, l’innovation devient une occasion de réunir les concepteurs anciens et nouveaux de cette ère de l’innovation « démocratique ».

Mais la vraie raison pour cet intérêt est, pour Stewart et Hyysaalo (2008), bien plus qu’une transition douce vers une économie participative. En effet, lorsqu’ils affirment que « when the producer company lost its position as the privileged source of innovation, it became urgent to understand how the knowledge from a range of actors flowed into the innova- tion process »(2008 :298), ils soulignent la brutalité du constat et l’impératif d’agir pour certaines entreprises. Bien que très révélateurs, ces travaux restent un peu courts sur les questions de collaboration entre la firme et son écosystème, et sur les mécanismes (pas juste les outils) qui supportent ces échanges. Les organisations demeurent souvent ancrées dans le mode « écoute »ou « demande »avec les acteurs externes, alors qu’elles pourraient s’enrichir de la « co-construction »(Piller et al. 2010).

Cette relation est décrite par Prahalad et Ramaswamy (2004), sous l’étiquette de la montée de la co-création. Identifiant, comme le fait aussi Foray (2004), la multiplication et la dif- fusion des moyens technologiques qui supportent les échanges, les auteurs parlent alors du marché comme d’un « forum »où interagissent ces acteurs. À cela, Prahalad et Ramaswamy (2000) ajoutent le fait que les consommateurs sont aujourd’hui mieux informés, possèdent une vision globale, échangent entre eux, expérimentent activement et sont nettement plus militants. Dès lors, tout effort de co-création doit être guidé par un dialogue à l’échelle de l’ensemble de la chaine de valeur, un partage et un accès à la connaissance, une gestion proactive des risques engendrés par cette collaboration, ainsi que par une grande transpa- rence à toutes les étapes du processus.

Trois visions de la co-création s’affrontent (Piller, 2004) : une perspective technologique portée par Chesbrough (2003), qui favorise le recours aux outils technologiques (plate- formes) pour innover avec l’externe, une perspective consommateur (von Hippel, 1978) qui

met en avant l’intelligence collective et la sagesse de la foule comme vecteurs de création, et une perspective de services (Groonros, 1984) qui appelle à s’intéresser aux usagers, leurs usages et les opportunités d’apprentissage aux points de contact avec ceux-ci. Peut-être ferions-nous mieux de parler de convergence que d’affrontement, puisque ces démarches d’ouverture sont mues par des préoccupations partagées ; elles visent toutes à pallier au manque d’informations et à réduire les incertitudes potentielles quant à l’évolution du mar- ché ou des technologies (von Hippel, 1978).

Que savons-nous des organisations qui s’associent à des sources externes pour dévelop- per de nouveaux produits. D’abord, qu’elles sont généralement de taille importante, taille ayant permis le développement de « formes avancées de management »telles qu’employées dans les partenariats, alliances ou contextes d’innovation ouverte (Spina et al. 2002). Puis, qu’elles valorisent les idées externes (évitant ainsi le syndrome « Not Invented Here »qui consiste en un rejet des solutions développées par des individus externes (Katz et Allen, 1982)), sont peu intégrées verticalement (donc habituées aux collaborations externes), et sont soucieuses de la créativité des partenaires bien plus que de leur capacité à livrer une prestation de qualité (Spina et al. 2002). Dans d’autres cas, le travail portera non pas sur un produit, service ou processus partagés, mais plutôt sur la définition de standards pour une industrie (ex. le VHS ou UNIX) (Axelrod et al., 1995).

Déclinant différents niveaux d’interaction et de résultats, Spina et al. (2002) soutiennent que la dimension relationnelle est fonction de la confiance mutuelle, d’un langage commun et d’une base de connaissances partagés entre les acteurs. Sa qualité devient cruciale lorsque l’objet à co-concevoir est éminemment complexe et indéfini. Autrement dit, plus le degré d’incertitude autour de l’objet est élevé, meilleure doit être la relation entre les acteurs. En outre, ces auteurs expliquent que l’intensité et la nature de l’activité se définissent selon deux axes : 1) sur le type de connaissance échangé et 2) sur le degré d’interaction entre les acteurs (faible si l’on vise la définition d’une problématique commune ou forte si la définition et la résolution se fait de manière conjointe).

Ce second point renvoie directement à un concept central en management de l’innovation, mais également en conception collective, celui de « coupling »(Weick, 1976 ; Danneels, 2003 ; Andriopoulos et Lewis, 2009). Par définition, une organisation proche de ses consomma- teurs pratique une stratégie de « tight-coupling ». Inversement, celle qui décide de s’isoler de ce « bruit »extérieur en n’adaptant pas ses manières de faire en fonction de son marché adopte une approche de « loose-coupling ». À défaut de l’informer sur les tendances, cette seconde approche offre davantage de flexibilité et de réactivité dans un environnement en perpétuelle mouvance (Danneels, 2003).

En pratique toutefois, aucune organisation ne prône l’une ou l’autre de ces stratégies de manière exclusive : il est plutôt question d’alternance (de séquences) dans le degré d’in-

teraction avec leurs clientèles. Ce concept est d’intérêt à différents niveaux : 1) il met en lumière les avantages et les limites des approches collectives avec les usagers et 2) décrit une dynamique stratégique dans laquelle l’ouverture des frontières s’inscrit. Sur le premier point, citons Segrestin (2005) pour qui coopérer n’est pas un acte naturel pour les entre- prises généralement en compétition et surtout, n’est pas sans risques pour celles-ci. Les risques de fuite de propriété intellectuelle, de perte d’identité et d’indépendance sont des préoccupations de tous les instants (Inkpen et Beamish, 1997), tout comme la possibilité que ces actions collectives donnent lieu à un déséquilibre de contribution qui n’est pas sans rappeler les travaux sur les passagers clandestins.

En somme, cette section permet de bien situer la montée de la conception collective, au sein d’une mouvance économique plus large qui prône davantage la mobilisation straté- gique que l’accumulation des ressources (Penrose, 1959 ; Wernerfelt, 1984) ou capacités (Teece et Pisano, 1994). Pérennité, efficacité, prospérité : le discours sur l’ouverture est résolument économique et les gains se mesurent d’abord sur le bilan. Les organisations ne peuvent plus se concurrencer exclusivement sur le prix, donc sur une base de production, mais plutôt sur une base de conception. Éléments contextuels, sociaux, économiques et compétitifs obligent, elles sont passées selon Navarre (1992, dans Mahmoud-Jouini et Mid- ler 1999 : 36) « de la bataille pour mieux produire à la bataille pour mieux concevoir ». Ces changements forcent une ouverture qui entraine ni plus ni moins « révolution de la conception »(Mahmoud-Jouini et Midler, 1999 :36). Dans cette bataille, les usagers, clients et autres parties prenantes se posent comme les nouveaux alliés. Ils apportent avec eux enthousiasme, envies, connaissances et moyens de production : un arsenal non négligeable que l’organisation doit pouvoir harnacher.