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Circulation et production de connaissances : le modèle SECI

5.5 Conclusion : Vers une relation durable

6.1.3 Circulation et production de connaissances : le modèle SECI

La conception innovante résulte de la disjonction créée par une proposition sans statut lo- gique en connaissances, expliquent Hatchuel et Weil (2003). De même, Fischer (2001) sou- ligne que le partage de connaissances et l’apprentissage mutuel sont les activités les plus importantes en conception. Ces constats supposent donc des échanges de connaissances entre les acteurs. Pour coordonner ces échanges, deux modèles classiques sont proposés par la littérature : le marché et la hiérarchie (Williamson, 1975). En conception, l’échange en est un de connaissances ; chaque acteur est porteur d’un répertoire unique jusque-là inconnu des autres, et la conception permet l’externalisation, la circulation et l’incarnation de ces connaissances dans une forme nouvelle. Le commanditaire peut se tourner vers ces modèles pour obtenir cet intrant essentiel et mener à bien son projet.

La forme « marché »suppose qu’un acteur A rémunère l’acteur B pour ses connaissances (Arrow, 1962). D’une certaine manière, les initiatives de type « crowdsourcing »opèrent ainsi ; la participation d’acteurs externes se faisant en fonction des enjeux du commandi- taire et en retour d’une compensation ou de visibilité/influence. Le second modèle, celui de la hiérarchie, repose sur l’arrimage de l’action collective en fonction de termes préétablis (pouvoir contractuel) où les actions de A et de B sont axées vers l’atteinte d’un objec- tif commun (Mintzberg, 1980 ; Ouchi, 1980). S’il est plus efficient pour mener à bien des projets fixés, ce modèle peine à traiter d’innovation et de créativité (Adler, 2001). Les communautés (pratique, épistémique) déjà développées, bien que ne reposant pas sur des liens contractuels sont mues par une passion ou une pratique commune, s’approchent de ce modèle. De même, Adler (2001) soutient que la coordination est assurée par la confiance entre les membres. Puisqu’il sous-entend des échanges au sein d’un collectif déjà constitué, nous parlerons3 plus largement d’un modèle d’organisation pour les y inclure.

Or, comme les contextes pré-communautés ne répondent pas à ces modèles, il nous faut explorer d’autres modèles. Du nombre, Nonaka et al. (2000) se sont penchés sur cette circulation et en ont théorisé une dynamique cyclique en quatre temps de socialisation, externalisation, combinaison et internalisation (SECI). Ici, toute production de connais- sances est marquée par le passage de savoirs tacites en savoirs explicites. Ainsi, c’est par la socialisation que sont d’abord révélés et les savoirs tacites, souvent par l’observation et l’expérimentation. Vient ensuite la phase d’externalisation, qui permet de les convertir en connaissances explicites, notamment par le biais de narratifs, d’analogies et de métaphores, puis la combinaison entre les connaissances au travers des échanges entre les acteurs. Fi- nalement, l’intégration de ces nouvelles connaissances partagées et combinées passe par l’internalisation au sein de pratiques ou de supports communs. Elles prennent alors à la fois une forme tacite au sens qu’elles peuvent être observées dans les pratiques des acteurs, mais également explicite puisqu’incarnées dans des supports permettant le partage.

Ce modèle est d’intérêt à deux niveaux. D’une part, parce qu’il rappelle que la production de connaissance nouvelles (le Saint Graal d’innovation) passe d’abord par un échange et une combinaison des connaissances que possèdent les acteurs impliqués dans l’exercice. L’étude de tout dispositif de création devrait donc passer par l’étude des mécanismes de circulation et d’hybridation des connaissances au sein du collectif impliqué ; des formes par- ticulières que prennent la socialisation, l’externalisation, la combinaison et l’internalisation des connaissances. C’est précisément l’objet de cet axe. D’autre part, le modèle SECI est compatible avec notre représentation du co-design comme étant un modèle « fermé »de conception, au sens où Nonaka et al. (2000) ne traitent pas d’apports supplémentaires de connaissances, mais plutôt de la circulation et combinaison du « matériel »tacite et ex-

3. Postulons que la condition d’équilibre de la forme marché se décline ainsi v(KB) = $A, où v repré- sente la valeur de la connaissance K de l’acteur B telle que compensée par A, et que la condition d’équilibre de la forme organisation est v(AU B) ≥ v(A) + v(B), c’est-à-dire que l’effort commun de A et B dépasse la somme des efforts individuels.

plicite présent au départ. La combinaison de connaissances jusque là séparées est en soit une production (expansion en C), sans pour autant constituer une expansion collective au niveau des connaissances disponibles.

6.2

Modélisation de l’expansion réactive

Ces cadres posés, l’étape suivante porte sur un travail de modélisation, afin d’extraire une représentation de ce système actif qui soit la plus pure et la plus simple au départ. Comme l’indique Le Moigne (1995), la compréhension d’un processus complexe passe par la mo- délisation de son système d’action (l’exercice, le résultat et la régulation). L’objectif est donc, pour reprendre ses termes, d’arriver à « construire l’intelligibilité »du rôle joué par la conception dans l’émergence des communautés créatives. Un modèle est un « système de connaissances permettant de raisonner à propos d’une réalité et d’en anticiper l’évolution sous un certain point de vue »(Bachimont, 2007). C’est une simplification de la complexité d’un phénomène dans l’optique de mieux en discuter.

Au fil des prochaines pages, l’utilisation des termes « connaissance »et « concept »est di- rectement liée à notre mobilisation du formalisme théorique CK (Hatchuel et Weil, 2003), bien que nous pourrions aussi parler de la dynamique par laquelle des ressources propres en viennent à devenir des ressources partagées lorsque combinées par des interactions entre participants. De la même manière que l’on peut acceptablement utiliser « U = RI »pour traiter du passage d’un courant électrique dans un conducteur, sans pour autant se faire reprocher de mal représenter l’objet électricité.

Ainsi, soit K = la connaissance de chaque acteur A au temps 0 d’une séance de co-design :

Selon Hatchuel et Weil (2003), la combinaison de connaissances (K) crée des concepts (C). C’est donc une expansion (conceptuelle). Ainsi la connaissance Ki de l’acteur j et la connaissance Kl de l’acteur m pourront donner, s’ils travaillent ensemble, le concept :

Kij ∗ Klm = Cijlm

Cette équation modélise le fait que l’interaction (∗) crée un concept (C) : une réaction entre K qui crée une expansion conceptuelle. On modélise une forme de « socialisation

conceptuelle » : le rapport social « ∗ »correspond à la création de concepts. Dans une séance de co-design, les possibilités combinatoires (α) sont donc de l’ordre :

α = (nA.nK)2− nK

Où nA est le nombre d’acteurs et nK est le nombre moyen de connaissances différentes par acteur. Nous modélisons là un phénomène d’expansion purement réactive en C, sans expansion de K nouvelle. Nous proposons le terme d’ « expansion réactive »pour décrire cette dynamique combinatoire en système clos. Car contrairement à une approche KCP (Hatchuel et al. 2009), il n’y a pas en co-design un raisonnement de conception et une mé- thode qui force systématiquement l’acquisition de nouvelles connaissances et l’expansion de l’espace K. Basé sur notre observation d’ateliers au cours de la thèse, nous en venons à la constatation que les matériaux combinatoires sont généralement ceux avec lesquels « arrivent »les participants ; c’est d’ailleurs en raison de ces connaissances difficiles d’accès qu’ils sont conviés (ex. l’usager et ses usages). Bien que nombreuses, les possibilités com- binatoires demeurent donc limitées.

Par expansion réactive, nous qualifions l’émergence de concepts qui résultent de la combinaison de connaissances existantes entre les participants. Il y a expansion réactive lorsque les acteurs arrivent à proposer de nouveaux concepts sans disposer de plus de K initiales, en jouant seulement sur la mise en rapport de leurs K disponibles. Il y a delta C, mais pas delta K au niveau de la somme des connaissances disponibles.

Le contact (la réaction) entre les connaissances des acteurs peut donner un concept ; le concept une fois formulé reste un concept (car pas d’expansion dK - c’est une simplifica- tion). Si le concept a été formulé une fois, il ne peut pas être considéré comme nouveau la fois suivante. Au cours du temps, la fréquence d’apparition de nouveaux concepts diminue progressivement (de l’ordre du nombre de pairs parmi les Ki(Aj)).

Nous pouvons par conséquent modéliser le co-design par la formulation de z concepts. Il y a X combinaisons possibles au début (N de l’ordre de (nA.nK)2− nK). De plus, si l’on ne

fait que des paires, et seulement entre les connaissances d’acteurs différents, la probabilité de trouver z concepts nouveaux au temps 1 est de 1 (on tire z dans une urne qui contient X concepts nouveaux et 0 concept déjà formulé). Au cours du temps, le nombre de concepts déjà formulés augmente ; à un instant t on a donc X − z concepts encore non formulés et z concepts déjà formulés ; dans ces conditions la probabilité de trouver encore un concept nouveau est de l’ordre de (X − z)/X (figure (6.3)).

Cette modélisation suggère un épuisement des possibilités combinatoires entre les acteurs, bien que la grande quantité de connaissances qu’ils possèdent la rende improbable. Ce faisant, elle suppose aussi une série de mécanismes d’épuisement, ainsi que des mesures5 pour retarder l’épuisement, voire la rendre expansive en K. La modélisation implique aussi des conditions de l’expansion. Celles-ci portent sur 1) l’hétérogénéité des connaissances, 2) la finalité des interactions et sur 3) leur continuité.

Pour traiter de cette condition d’hétérogénéité des connaissances, posons de nouveau le modèle de l’expansion réactive Kij ∗ Klm = Cijlm. Cette équation est vraie tant que :

Kij 6= Klm

C’est-à-dire qu’il y expansion tant que les connaissances des acteurs ne sont pas les mêmes ; la combinaison de connaissances identiques n’offrant pas de possibilités nouvelles. Théo- riquement, cette condition renvoie notamment aux travaux de Leonard-Barton (1995) sur « requisite variety »ou la nécessité d’une diversité des apports.

De même, la condition sur la finalité des interactions se décline ainsi : il est possible de modéliser des croisements de K donnant aussi du K (au lieu d’idées nous aurions des projets), dans quel cas les interactions ne résultent pas par l’énonciation de concepts.

Kij ∗ Klm 6= K

C’est donc dire que le modèle est valable tant que les connaissances résultent par l’énon- ciation de concepts et non de connaissances. La finalité des interactions donc doit être de nature « conceptive ». C’est la marque d’une activité qui s’inscrit dans le paradigme de la conception et non de la décision ou de la discussion. Cette condition est fondamentale ; car si la combinaison de connaissances donnait d’autres connaissances, il faudrait alors parler d’un modèle ouvert sans fin. Une telle expansion en K implique d’une part que toutes les propositions ainsi générées sont vraies et d’autre part qu’il ne peut y avoir d’épuisement

4. 1 connaissance donne 0 concepts, 2 connaissances donnent 1 concept additionnel, 3 connaissances donnent 2 concepts additionnels, etc. Pour chaque K additionnelle, le nombre de concepts augmente de K − 1. C’est donc la somme d’une suite arithmétique.

des possibilités combinatoires. Et c’est précisément parce que l’expansion réactive donne du C sans possibilité d’accroitre en Ket ainsi le rendre décidable que le co-design peut donner cette impression de rêve perpétuel et d’échange sympathique qui n’aboutit à rien.

Paradoxalement la proposition inverse est probablement aussi valide ; un modèle qui ne ferait que de l’expansion en K et où les propositions seraient toujours vraies deviendrait surement tout aussi lassant. En pratique, cela suppose que le pilotage doit parvenir à main- tenir une dose d’indécidable (expansion en C), tout en recréant quelques conjonctions de temps à autre (expansion en K) pour garder l’intérêt des participants.

Pour ce faire, il importe que les acteurs possèdent des connaissances « indépendantes » : il faut que Ki et Kj produisent un concept, ce qui signifie que Ki et Kj sont nécessai- rement indépendants auparavant (si Kj se déduit de Ki ou si il a été prouvé que Ki et Kj étaient modulaires, alors Ki croisé avec Kj ne crée pas un concept). C’est d’ailleurs là une condition essentielle à la générativité en théorie de la conception (Hatchuel et al. 2013).

Finalement, la réaction dépend nécessairement d’une continuité des interactions. L’expan- sion réactive cesse lorsque les interactions entre les acteurs n’existent plus ou ne sont plus de type « conceptif ». Très simplement, la création de concepts est interrompue lorsque les acteurs n’ont plus l’opportunité d’interagir, de la même manière que toute communauté meurt lorsqu’elle cesse d’échanger. Notre modélisation est cohérente avec les travaux de McDermott (2000) qui, explique qu’une communauté disparait à mesure que les interac- tions s’estompent ou que leur nature commence à relever davantage d’un « club social ». En résumé, les quatre conditions de l’expansion réactive se déclinent ainsi :

1. Les connaissances sont partagées entre les acteurs (continuité de l’interaction) 2. Les connaissances initiales des acteurs sont différentes

3. Les connaissances initiales des acteurs sont indépendantes

4. Les connaissances combinées par les acteurs donnent des concepts