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2.4 Les communautés

2.4.4 L’avènement (et la fin) des communautés

Certains auteurs se sont intéressés au cycle de développement des communautés, travaux d’intérêt même si nous verrons qu’ils demeurent à court sur plusieurs dimensions impor- tantes. D’abord, Wenger (1998) décrit cette progression en fonction de cinq stades : l’iden- tification du potentiel, l’assemblage, la vie active, la dispersion et la mémoire. Toujours en cinq temps, McDermott (2000) parlera de planification, de démarrage, de croissance, de renouvèlement et de fermeture, alors que Gongla et Rizutto (2001) parleront de l’identifi- cation du potentiel, de construction, d’engagement, de vie active et d’adaptation.

Le développement d’une communauté prend donc une forme somme toute assez générique. Se reconnaissent et s’assemblent des individus qui partagent un intérêt ou une pratique partagée, se mettent à échanger en fonction d’une problématique et développent graduel- lement un sentiment d’appartenance envers le groupe (Moran et Weimer, 2004 ; Sawhney & Prandelli, 2000). Par exemple, une communauté épistémique se définit par rapport à ce qu’elle sait et sur sa manière d’interpréter les connaissances dans un contexte donné. Les membres sont habités d’une perspective forte, d’un même paradigme et d’une confiance partagée que leur vision est la bonne, qu’elle offre davantage de potentiel de développe- ment que l’existante (Boland et Tenkasi, 1995). Comme le souligne Cohendet (2005) :

« what holds the community together is the passion and commitment of each of its mem- bers to a common goal, objective or practice in a given domain of knowledge ». L’arrivée de nouveaux membres n’a souvent rien de spontanée, alors que McDermott (2000) parlera de planification pour décrire les entretiens de sélection d’acteurs potentiels et de réflexions du « core »au niveau de la gestion souhaitable au sein de la communauté.

Les communautés ne sont pas immunisées face aux risques de désuétude et de disparition. La plupart des cycles théoriques incluent cette phase ; une fin en apparence inévitable, même si certaines sont plus dramatiques que d’autres. Tel un mythe, l’enthousiasme initial finit un jour par s’épuiser. Selon McDermott (2000) : « communities often start with a spike of interest and excitement, but as community members see the time, energy and uncertainty in sharing knowledge, the energy quickly falls ». Gongla et Rizutto (2001) expliquent que ce glissement est caractérisé par le départ graduel de membres et par le manque de com- munication pour en recruter d’autres. Si les rapports interpersonnels peuvent subsister, ils cessent alors d’être en lien avec l’objet de la communauté.

Comme tous les êtres « organiques », les communautés ont donc des durées de vie limitée, mais cette durée de vie n’est jamais connue au départ et elle peut même être très longue. Par exemple, plusieurs articles relèvent que la communauté des sages femmes existe depuis la nuit des temps et demeure une CoP constamment enrichie par de nouvelles « best prac- tices »(Brown et Duguid, 1991 ; Lave et Wenger 1991). Dans tous les cas, on n’y échappe pas : la communauté meurt si le travail cognitif qui l’anime s’arrête. Les communautés peuvent (vont) mourir lorsqu’il n’y a plus de grain à moudre. De même, McDermott (2000) identifie deux symptômes pour reconnaitre une communauté en fin de vie : soit les membres ne se présentent plus aux évènements, soit elle prend la forme d’un club social qui n’a plus rien à voir avec les objectifs initiaux.

Nous reviendrons sur ces facteurs dans l’axe II pour traiter d’épuisement, mais retenons déjà qu’une communauté de création s’éteint si (1) les interactions cessent ou (2) si les échanges cessent d’être de nature créative. Elle en vient à disparaitre complètement lorsque les membres ne s’identifient plus à celle-ci, que les connaissances de moins en moins parta- gées et que l’appui du commanditaire s’épuise. Plus positivement, Wenger (1998) explique que la mémoire d’une communauté peut persister même si les interactions ne sont plus actives, et servir à des fins de « story-telling »ou de partage d’expériences.

Finalement, les communautés peuvent déboucher sur des structures organisées (équipes projets, départements, etc.), souvent suite à un excès de pilotage, ou passer en mode « sous-terrain »pour y échapper (Gongla et Rizutto, 2004). C’est la fin de la communauté à proprement parler, dans sa forme spontanée, même si sa mémoire et sa mission perdurent. La figure (2.1) illustre le cycle de vie d’une communauté (Wenger, 1998).

Figure 2.1: Cycle de vie d’une communauté (tiré de Wenger, 1998)

De ces travaux se dégagent des éléments communs à l’émergence et à la croissance de com- munautés, qu’elles soient de pratique, épistémique, de création (ou autre). Du lot :

(i) les communautés sont généralement initiées et portées par un groupe d’acteurs centraux (le « core ») qui se connaissent bien à la base. Ce sont eux qui posent les premières orienta- tions et la teneur des échanges. À titre exemple, Moran et Weimer (2004 : 128) reviennent sur le lancement d’une CoP : « the first three core members (...) were Silicon Valley vete- rans, who knew each other and were well familiar with the benefits of sharing problems and solutions with colleagues from many years of interaction at various conferences ... ». Elles n’émergent donc pas d’un désert relationnel, et sont très dépendantes d’un petit nombre d’acteurs soudés à la base des premiers principes d’organisation interne.

(ii) Les communautés sont composées de membres qui possèdent des antécédents relation- nels et une passion partagée pour un thème donné (Wenger et Snyder, 2000). En découlent, à défaut de liens formels, un engagement et une réciprocité entre les membres. La partici- pation est volontaire et les rapports guidés par une « confiance ancrée dans le respect des normes sociales communes propres à la communauté »(Cohendet, 2005).

(iii) Les communautés « consolident »le relationnel déjà présent entre ses membres par des activités périphériques, de nature plus sociale que de conception. On construit donc, d’une manière séquentielle, la dimension interpersonnelle avant de plonger « dans le dur ». Toujours selon Moran et Weimer (2004 : 128) : « the purpose of the dinner was to create a very relaxed atmosphere for building relationships and trust among the members ». La

poursuite simultanée d’innovation et de relationnel ne semble pas possible.

(iv) Les communautés recrutent de nouveaux membres selon leur expertise, en fonction de critères ciblés (McDermott, 2000). C’est, comme l’indiquent Moran et Weimer (2004 : 128), un travail de fond qui ne laisse rien au hasard : « identifying, contacting and inviting poten- tial members and speakers required hours of research, phone calls, emails and face-to-face meetings ». Les communautés deviennent tellement homogènes qu’elles se comparent à des « groupes familles »ou « groupes de pairs »(Gongla et Rizutto, 2001). Comme le soulignent ces auteurs (2001 :850) : « for the potential community to form, the collective answer to that question of "Who are you ?" must be : "You are like me" ».

Ainsi, une communauté de création regroupe dès l’instant zéro des créatifs ; il n’y a pas de communauté de création avant que les membres soient (reconnus) créatifs. Si le mécanisme d’apprentissage par périphérie (Lave et Wenger, 1991), qui s’applique aux CoPs, suppose une entrée progressive dans certains cercles, il reste que cette trajectoire a pour origine un niveau minimal en connaissances et compétences pertinentes pour la communauté.