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PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

LA SÉCURITÉ À DEUX VITESSES

C’est donc dans ce contexte que je pris la responsabilité de chef de mission pour la section suisse de MSF au Burundi. La première semaine fut consacrée à la passation entre la cheffe de mission sortante et moi. Je l’accompagnais aux réunions pour rencontrer les principaux partenaires, je visitais les camps de déplacés qui fermaient, ainsi que notre mission d’Igenda qui était située à environ 2 heures de route de notre bureau de Bujumbura.

Je compris le fonctionnement sécuritaire de la mission 4 jours après mon arrivée, d’une manière qui accentua la critique que j’avais toujours eue en ce qui concerne la relation entre les humanitaires et les populations locales.

Après avoir fait notre tournée sécurité matinale quotidienne, nous avions appris du colonel de l’armée gouvernemental qu’il y aurait fort probablement des combats armés sur la route que prenait nos équipes entre Igenga et l’hôpital de brousse. Comme tous les matins après la tournée de sécurité à Bujumbura, la cheffe de mission transmit l’information à l’équipe expatriée à l’aide de la radio HF et en utilisant les codes de sécurité les plus brefs : « rouge » signifiant « on ne circule pas » et « vert » pour « autorisé à circuler ». À partir du moment où le chef de mission disait « rouge », aucune négociation n’était possible et l’équipe devait se plier à cette décision et à ce dispositif de commandement.

Ayant donc appris qu’il y aurait des combats armés ce jour précis, la cheffe de mission transmit le signal « rouge » à l’équipe expatriée basée à Igenda, qui répondit en

retour par la bouche du coordinateur français de l’époque : « Bien reçu, nous restons

ici et nous envoyons Béatrice et Alfred127 à notre place ».

J’ai immédiatement demandé à l’équipe de coordination qui étaient ces 2 personnes, Béatrice et Alfred, qui pouvaient passer outre les règles de sécurité élémentaires et qui étaient autorisées à circuler en pleine zone de combat armée, alors qu’il était évidemment hors de question d’envoyer quiconque dans un champ de tir.

Curieusement, on me répondit que je n’avais pas à m’en faire, car nos voitures étaient en sécurité, puisque Béatrice et Alfred allaient parcourir à pied (ou avec un moyen de transport quelconque qu’ils trouveraient à leur disposition) le chemin de 10 km qui sépare Igenda de l’hôpital de brousse. Je réalisai que Béatrice et Alfred étaient deux de nos employés infirmiers burundais, lorsqu’on m’expliqua que puisqu’ils étaient Burundais, ces règles ne s’appliquaient pas à eux.

Voyant ma surprise et mon indignation face à ce traitement réservé au personnel MSF de nationalité burundaise, l’équipe de coordination me souligna que plusieurs de nos employés de bureau à Bujumbura, comme les gardes de maisons ou notre femme de ménage par exemple, ne résidaient pas à Bujumbura et devaient parfois traverser matin et soir des zones où pouvait sévir des combats ou des exactions importantes. Ceci était vrai en effet. Il arrivait à certains de nos employés de bureau d’avoir peur pour leur vie lorsqu’ils venaient à pied des montagnes environnantes pour travailler au bureau MSF de Bujumbura. Mais nous avions difficilement prise sur cette réalité. Alors que dans le cas précis de Béatrice et d’Alfred, c’est MSF qui exigeait de ses employés qu’ils traversent à pieds un champ de bataille potentiel. Du reste, que des expatriés européens aient pu accorder spontanément plus de valeur à une voiture MSF qu’à la vie d’employés burundais en dit long sur l’inconscient parfois à l’œuvre dans le cadre de missions en contexte de guerre.

127Noms fictifs.

Si cette situation ne me surprenait pas outre mesure, je n’avais tout de même encore jamais vu une telle indifférence presque vengeresse dans le traitement réservé aux employés locaux chez MSF. Que cette attitude soit partagée par l’ensemble d’une l’équipe de coordination expatriée MSF composée d’Européens compétents et expérimentés, qui s’autoalimentaient en anecdotes anti-burundais, voilà qui était sans doute le plus troublant. Un discours de déshumanisation des locaux était en effet très présent dans la mission du Burundi de l’époque et l’équipe de coordination composée essentiellement de Belges et de Français s’abreuvait d’exemples concrets qui renforçaient l’idée que les Burundais étaient paresseux et toujours en train de chercher des excuses pour ne pas travailler.

Face à cette situation, j’informai l’équipe de coordination que les règles allaient rapidement changer lors de ma prise de fonction officielle comme chef de mission et qu’en ce qui concerne la sécurité pendant les activités de travail, nous ne ferions plus de différences de traitement entre volontaire expatrié ou employé local. Mon attitude intransigeante sur cette question frappa les coordonnateurs expatriés de la mission et nous fîmes une réunion de coordination d’urgence pour discuter de cet enjeu. La coordinatrice médicale - une médecin belge qui avait beaucoup d’expérience en Afrique centrale et dont les parents et grands-parents avaient participé à l’entreprise coloniale au Burundi - était la plus concernée par ma position. La santé des patients de l’hôpital de brousse exigeait selon elle une supervision directe de MSF, faite par des expatriés ou des locaux, et ceci justifiait l’envoi de Burundais lorsque la situation était trop dangereuse pour les expatriés. Les Burundais étaient dans leur pays, me disait-on, et ils savaient mieux que les expatriés comment s’en sortir en cas de danger. J’informai mon responsable direct à Genève dès le lendemain de la problématique du mode de fonctionnement de l’équipe de Bujumbura pour la sécurité des locaux, disant que jamais une chose semblable ne se reproduirait sous ma gestion. Le responsable de programme de Genève nuança les dangers encourus par les Burundais avec deux arguments qui étaient similaires à ceux entendus de la part de la coordinatrice

médicale : 1- le besoin d’avoir des employés présents pour donner des soins et 2- le fait que les Burundais savent mieux que des expatriés quoi faire en cas de danger. Le responsable de Genève fut quand même en accord avec le fond de ma critique et pris acte de ma position en approuvant les nouvelles règles de sécurité, qui changèrent dès ma prise de fonction officielle comme chef de mission. L’équipe de coordination de Bujumbura comprit rapidement qu’il n’y aurait plus de discussion sur ce point et se plia sans rechigner à la nouvelle orientation de la mission en ce qui concerne les règles de sécurité pour les locaux employés par MSF.