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PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

MSF ET LA MALADIE DU SOMMEIL

Tâter les ganglions dans les cous et dire aux Zaïrois si tout allait bien, c’était en quelque sorte la tâche que s’était donnée MSF en 1996. La maladie du sommeil qui avait été éradiquée par la médecine coloniale refaisait tranquillement surface au Zaïre. Faute d’entretien des bâtiments qui tombaient en ruine et de l’incapacité de l’État zaïrois à payer les salaires du personnel médical, il était difficile de traiter les patients (encore très peu nombreux) atteints par la maladie du sommeil. Quelques petits projets internationaux dédiés à la maladie du sommeil redémarraient lentement dans le pays. C’est dans ce contexte que MSF avait décidé de s’impliquer au Zaïre. Ce positionnement était aussi stratégique. On prévoyait que la situation du Zaïre allait s’envenimer dans les années à venir et une présence sur place de l’organisation humanitaire allait faciliter les interventions d’urgence en cas de crise importante.

MSF s’était donc lancé dans la réhabilitation de quelques petits hôpitaux pour la prise en charge des patients, ainsi que de la formation du personnel infirmier dans la région du Bas Zaïre, à Kimpese, petite bourgade de 30 000 habitants située sur l’axe principal qui relie Kinshasa au port de Matadi, à 7 heures de route de la capitale Kinshasa. MSF ne planifiait pas de rester très longtemps à cet endroit et justifiait son action à partir d’une rhétorique urgentiste. Il s’agissait d’aider au redémarrage des traitements pour la maladie du sommeil, sans que la question de savoir qui allait reprendre les soins après le départ de MSF (gouvernement ? missionnaires ? ONG ?) ne soit clairement définie au départ.

Comme je le disais en introduction, pour cette première mission, j’avais la fonction de « logisticien construction ». Supervisant une équipe de 50 ouvriers zaïrois que j’engageai sur place dès la première semaine à Kimpese, j’étais en charge de la réhabilitation d’un hôpital de 40 lits avec 4 bâtiments de 25m X 8m chacun et un petit laboratoire de 8m X 4m. L’hôpital que je réhabilitais était situé en brousse à 2 km de notre maison. Comme à peu près tout le reste des infrastructures du pays, l’hôpital

que je réhabilitais était complètement à l’abandon et servait même de dortoir pour les poules et les chèvres du voisinage. Les propriétaires de ces animaux furent d’ailleurs agacés par notre présence, surtout lorsque notre médecin expatrié les obligea à clôturer leur parcelle pour contrôler les allées et venues de leur bétail. Avec le médical, vient toujours une procédure d’enfermement quelconque : ce fut la première leçon que je retenus de cette mission. Et dans ce cas précis, les tensions avec le voisinage de l’hôpital obligé de clôturer leur terrain, durèrent quelques semaines. Bien que nous fîmes quelques réunions pour apaiser les tensions, ces dernières furent surtout réglées par nos employés zaïrois, qui voyaient d’un mauvais œil les critiques locales dirigées contre leur source de revenu temporaire.

L’équipe de volontaires expatriés qui travaillaient et vivaient avec moi était composée de deux infirmières françaises, d’un médecin béninois et d’un administrateur français. Nous habitions dans une grande maison située sur la route principale, que j’avais réhabilitée avec l’aide d’ouvriers zaïrois et d’un administrateur expatrié français, un mois avant l’arrivée de l’équipe expatriée. Nous allions souvent le soir dans les petits bars locaux, manger de la chèvre grillée sur du charbon de bois en bordure de route. Le centre de Kimpese était très actif et poussiéreux, accueillant les camionneurs et les commerçants en transit vers Kinshasa. Mais tout le reste de Kimpese s’apparentait à un gros village africain fait de maisons en terre battue, sans électricité ni eau courante.

Nouvellement arrivé dans l’organisation, j’étais confronté à l’apprentissage de la culture de travail de MSF, entre autres au travail de substitution qui est le propre de « l’urgence ». Le cœur de la logique urgentiste ne repose pas sur des formes de collaborations participatives avec les institutions locales, mais sur une substitution à celles-ci, par soucis d’efficacité et afin de répondre aux besoins identifiés. Nous ne travaillions donc pas avec le gouvernement ou avec une autorité locale quelconque, malgré que nous ayons signé un accord de principe avec les autorités locales, mais en fonction de nos « guidelines » et de nos propres normes élaborées par des experts européens au fil des missions des dernières années. Ceci permettait de mener notre

projet de réhabilitation et de démarrage de l’hôpital à notre rythme, sans être freiné par les us et coutumes locales. Il y avait un avantage indéniable à ce mode de fonctionnement : les travaux avançaient rapidement. Mais d’un autre côté, il était évident que ce travail ne pourrait jamais être repris par le gouvernement zaïrois. Nous fonctionnions avec les derniers médicaments de pointe, trop chers pour un gouvernement africain comme celui de Mobutu, et nous réhabilitions le tout selon des standards de qualité internationaux (ou occidentaux) qu’il serait difficile de maintenir dans un pays comme le Zaïre.

Comme l’a parfaitement décrit l’anthropologue Mariella Pandolfi dans un tout autre contexte, l’action humanitaire met « en œuvre une temporalité qui ne tient aucun

compte des stratégies et des institutions locales. (…) Elle se fonde sur des émotions indiscutables (victimisation, compassion, pathologisation, indignation) qui empêchent toute analyse critique de la complexité de la situation réelle. De telles opérations mettent en place de nouveaux réseaux sociaux dépendant de ressources économiques et techniques surdéveloppées par rapport au contexte local, qui disparaissent avec la situation d’urgence et l’intervention. Il ne reste ensuite qu’une société segmentée en un simulacre de société civile et un échiquier de petits groupes politiques. » 76

Comme l’a bien vu Pandolfi, ce mode de fonctionnement est aussi un rapport de pouvoir. En construisant cet hôpital moderne, c’est aussi l’apparition d’une nouvelle caste de responsables et de dirigeants que nous provoquions. Ces derniers pouvaient se trouver à l’international via le réseau des ONG occidentales ou au Zaïre, parmi des gens qui seraient formés et intégrés à cette structure internationale.

Insidieusement, le travail de MSF à Kimpese reproduisait d’ailleurs certaines formes de rapport au monde propres à la domination néolibérale, entre autres dans le

76 PANDOLFI, Mariella. 2000 (novembre). « Une souveraineté mouvante et supra coloniale : l’industrie

traitement des travailleurs locaux qui étaient utilisés comme de simples ressources humaines temporaires et jetables.

Rapidement par exemple, les employés congolais que j’avais engagés pour la construction de l’hôpital proposèrent d’organiser un syndicat pour améliorer leurs conditions de travail. Comme souvent, ces employés étaient des journaliers engagés au jour le jour sans contrat de travail77, pour 1$ ou 2$ par jour – ce qui était un salaire conforme aux grilles de salaire officiel du gouvernement zaïrois et similaire à celui que donnaient les missionnaires catholiques ou les autres ONG présentes dans la région.

Nouvellement arrivé dans le pays et ne sachant que dire à mes employés sur leur contrat ou sur leur avenir au sein de l’organisation, je me référai au bureau de coordination de MSF à Kinshasa, qui me donna comme directive de leur dire que nous étions une ONG « d’urgence » et que le travail était forcément temporaire. C’était à la fois évident : MSF ne pouvait rien promettre ou assurer sur le long terme, mais aussi difficilement justifiable aux yeux du personnel local de MSF. Pour ces employés zaïrois qui inscrivaient la réhabilitation des hôpitaux construits par les colons européens dans la suite logique de cette entreprise coloniale, la justification urgentiste ne faisait aucun sens. Dans ce cas précis, cette justification permettait surtout à l’organisation de se dédouaner de toute responsabilité sociale envers ses employés.

Il y avait aussi un côté presque burlesque dans la rencontre entre le discours de l’ONG d’urgence et celui des employés locaux de l’organisation. Le travail de réhabilitation effectué par MSF s’inscrivait en droite ligne avec le projet de santé colonial et était clairement perçu comme telle par la population, qui faisait d’ailleurs souvent allusion

77 Depuis 2007 et la mise à plat sur le personnel national lors d’une conférence MSF internationale

(nommée La Mancha), l’organisation tente de systématiser les contrats de travail de ses employés locaux. La situation du personnel national est donc aujourd’hui gérée de manière beaucoup plus professionnelle (contrats, vacances, etc.), même si les inégalités structurelles mondiales et le respect des lois locales empêchent d’atteindre une équité véritable.

à la colonisation de manière positive. La colonisation, très critiquée dans les milieux universitaires et chez les humanitaires en général, était perçue de manière beaucoup plus nuancée chez les Congolais que je côtoyais, qui en faisaient souvent l’éloge, par comparaison avec l’état actuel de leur pays. Parmi mes employés, les plus âgés exprimaient même souvent la reconnaissance d’avoir été évangélisés, éduqués et soignés par les colons, pendant que les plus jeunes s’interrogeaient avec incompréhension sur le rapport très critique qu’entretenaient la plupart des secouristes expatriés avec la religion chrétienne. Le christianisme avait été transmis par la colonisation et les avait émancipés du cannibalisme comme des formes de sorcellerie aliénante – disaient-ils - et constituait désormais une part importante, voire essentielle, de leur identité et de leur vie.

Mysticisme et politique se côtoyaient ouvertement chez les Zaïrois que je fréquentais et occupaient une part importante des débats et des discussions que nous avions. Mais surtout, l’amalgame entre la colonisation, l’évangélisation et les traitements médicaux allait de soi pour mes employés zaïrois. Dans ce cadre, dire aux populations ce qu’était l’aide humanitaire « d’urgence » – alors que même les expatriés MSF peinaient à le saisir – relevait de l’impossible.

Ce point soulève des questions abyssales sur les formes de déshumanisation que peuvent provoquer ou encourager les interventions humanitaires d’urgence. Car les catégories et le discours utilisés par l’humanitaire pour entrer en relation au monde participent souvent d’un rabaissement, d’une déshumanisation, voire d’une chosification des personnes que l’aide prétend secourir. Des « victimes » ou des « réfugiés » n’ont en effet la plupart du temps pas le loisir de chercher à améliorer leur condition de travail par exemple, ils n’ont pas à revendiquer une sécurité d’emploi, car dans les représentations communes et bien souvent dans leur situation concrète, leur état social ou biologique les renvoie de facto hors des catégories de « travailleurs exploités », voire de « travailleurs » tout court. Ils sont de la « matière humaine », pour reprendre ici l’expression de Simone Weil qui remarquait dès 1943

qu’en « privant les peuples de leur tradition, de leur passé, par suite de leur âme, la

colonisation les réduit à l’état de matière humaine. »78

D’une certaine façon, c’est ce que fait l’aide humanitaire dans une intervention comme celle-ci. Le passé du pays comme l’interprétation qu’en ont ses habitants n’est aucunement pris en compte dans la conceptualisation de l’intervention. Dépouillé de toute épaisseur historique, culturelle, politique, les Zaïrois sont réduits à n’être dans le discours de l’organisation que de la « matière humaine », que ce soit à travers les notions de « ressources humaines » ou celles de « patients ».

L’adéquation entre les catégories utilisées par l’humanitaire et le réel des missions est en effet rarement effectif. Tout travailleur humanitaire découvre par exemple rapidement sur le terrain qu’il est en premier lieu un employeur et un gestionnaire en charge d’équipes de travailleurs, et non pas un « humanitaire » au sens caricatural du terme. Les nombreuses discussions que nous avons dans l’humanitaire avec le personnel local embauché par les organisations d’urgence tournent d’ailleurs la plupart du temps autour de revendications sur leurs conditions de travail, et très rarement sur la nécessité de « sauver des victimes ».

Cette réalité cadre encore difficilement avec la représentation que se font de l’humanitaire la grande majorité de nos contemporains, tout comme avec le marketing humanitaire produit par les organisations humanitaires dans le cadre de levées de fonds, qui reproduit presque systématiquement les stéréotypes du sauveur et de la victime.

Cela explique peut-être en partie pourquoi les revendications du personnel local sont souvent perçues comme étant des marques de caprices illégitimes. Commentant les difficultés des travailleurs zaïrois avec leur salaire, l’administrateur français de la mission de Kimpese dit même un jour : « si ça continue, nous serons même obligés de

faire du social ». Au Zaïre, le travail effectué par MSF pouvait donc être perçu comme

existant en dehors de toute sphère « sociale » ou « politique ».

Alors que l’organisation emploie plus de 35 000 personnes ayant le statut de « personnel local » à travers le monde, que ses projets ont un impact social et politique évident, les « volontaires » expatriés parviennent souvent à concevoir leur action comme pouvant être indépendante de toutes sphères politiques ou sociales. Ce type de contradiction et d’incohérence entre l’univers local et celui de l’organisation me frappa et m’agaça dès les premiers mois. Le justificatif humanitaire permettait ici de se mettre à distance de tout questionnement social, politique ou religieux, bref de tout ce qui constitue la grandeur de l’homme, pour rabattre ce dernier sur sa dimension médicale. Et en refusant de regarder dans la direction vers laquelle nous invitaient les travailleurs zaïrois sous prétexte d’être une organisation d’urgence, on peut réellement se demander si MSF ne renforçait pas la domination et les difficultés que subissait la population de cette zone.

À cela s’ajoutait les règles de sécurité qui m’apparaissaient complètement irrationnelles. Nous pouvions conduire les véhicules MSF en soirée, mais non pas pendant le travail. Lorsque nous circulions en véhicule, il était aussi interdit de transporter un ami zaïrois ou une connaissance locale. Le couvre-feu à 22h ne reposait sur aucune rationalité, me semblait-il, Kimpese étant moins dangereuse que la plupart des grandes villes occidentales.

Mais surtout, j’avais très peu d’affinités avec l’équipe d’expatriés français, dont l’approche uniquement technicienne me rebuta dès le départ. Le soir, je fréquentais surtout mes collègues de travail zaïrois et je fus rapidement en relation de couple avec une infirmière zaïroise, qui était une de nos employées MSF.

Des tensions importantes survinrent entre l’équipe expatriée et moi, lorsqu’une des infirmières françaises de l’équipe refusa que ma compagne zaïroise entre dans notre

maison d’expatriés. Une employée locale ne pouvait se mélanger aux expatriés selon elle. Malgré le malaise des autres membres de l’équipe d’expatriés sur cette question, ils partageaient visiblement l’opinion de cette infirmière française.

Cet apartheid teinté d’abus de pouvoir et de racisme larvé m’exaspéra profondément et j’eus de violentes discussions avec mon chef de mission à propos du traitement réservé aux employés locaux. La tension étant à son comble, le siège de Paris m’autorisa à aller habiter dans la maison familiale de ma compagne zaïroise pour mon dernier mois de mission. Un privilège de ce type était rarement accordé à un expatrié MSF, qui doit normalement rester dans la maison commune des expatriés, ne serait- ce que pour des raisons de sécurité.

Je passai donc le dernier mois de ma mission à Kimpese en habitant dans une maison de terre battue sans eau courante ni électricité, où habitait la famille de ma compagne. J’avais une certitude, jamais je ne retournerais travailler avec une organisation telle que MSF, qui représentait la quintessence du mépris, de l’arrogance et de l’aveuglement technocratique.