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PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

COMMENT NOMMER UNE « CRISE » ?

Plus de 20 ans plus tard, et bien que l’organisation ait pris ses distances avec cette période idéologique néolibérale et anti-communiste bien en phase avec l’air du temps de la fin des années 1980182, il était toujours difficile de nommer les enjeux de justice globale dans un rapport de mission sur l’est du Cameroun.

L’organisation a bien sûr évolué depuis ce temps ; elle s’attaque par exemple désormais aux multinationales pharmaceutiques183 et on peut difficilement aujourd’hui la situer dans la nébuleuse « néoconservatrice » à l’américaine. Réfléchissant sur ce passé néolibéral affiché de MSF, l’anthropologue Peter Redfield a d’ailleurs relativisé la dimension idéologique de cette période, pour conclure sur une piste sans doute plus féconde : « what emerged from this period was less any

ideological stand than a focus on life itself » 184.

180 Le malaise n’était pas que chez les intellectuels français. La section belge de MSF se positionnera

contre cette fondation et ira même en procès contre la maison mère MSF parisienne, dans un combat pour conserver le sigle « MSF ».

181 Cité par : VALLAYES, Anne. 2004. Médecins Sans Frontières : la biographie. Paris : Fayard., p.477

(Libération. 12 janvier 1985).

182 La fondation Liberté Sans Frontières sera dissoute en avril 1989.

183 Voir par exemple la campagne pour l’accessibilité des vaccins : http://www.msf.ca/fr/article/dans-

son-rapport-msf-invite-les-laboratoires-pharmaceutiques-a-baisser-les-prix-des-vaccins.

184 REDFIELD, Peter. 2010. « The Verge of Crisis: Doctors Without Borders in Uganda » In Fassin, Didier

and Pandolfi, Mariella (eds). Contemporary States of emergency: The politics of Military and Humanitarian Interventions. New York : Zone Books., p.176.

L’attention sur la « vie nue » s’accompagne toutefois d’une posture qui permet souvent à MSF d’ignorer les conséquences politiques de ses actions tout comme les déterminants sociaux-politiques des crises au sein desquelles se déroulent ses interventions. « Quelles conséquences a le fait de fournir, dans des enclaves

fonctionnelles gérées de l’extérieur, des services gratuits et d’excellente qualité, alors que les centres de santé publics font partout payer pour des services de faible qualité ?185 », demanda à MSF l’anthropologue ivoirienne Mariatou Koné186 en 2006, dans le cadre d’une étude financée par MSF afin de répondre aux critiques des « développeurs » envers les « urgentistes ».

MSF a en effet cherché à répondre aux critiques redondantes sur ses actions par la famille des « développeurs », en finançant une étude critique sur les réponses de secours données lors de la crise alimentaire du Niger de 2005. Cette crise qui toucha 3.6 million de personnes, dont 800 000 enfants, fut l’une des plus grosses opérations de secours de l’histoire de MSF, qui prit en charge dans ses centres de nutrition jusqu’à 60 000 enfants.

La famine du Niger se déroulait toutefois en temps de paix et sous fond de tensions avec le gouvernement nigérien tout comme avec certaines agences de développement, ce qui souleva des questions de fond sur la place de l’humanitaire d’urgence dans ce type de crises, à commencer par savoir comment nommer ladite « crise »187. Dans ce cas précis, était-ce une crise humanitaire ou un enjeu de développement ? Avions-nous aussi affaire à un enjeu politico-économique régional lié à la libéralisation des échanges avec les pays limitrophes, qui avait permis au Niger d’exporter ses céréales tout en augmentant le prix des denrées au niveau

185 KONÉ, Mariatou. 2006. La crise alimentaire de 2005 au Niger dans la région de Madarounfa et ses effets sur la malnutrition infantile : approche socio-anthropologique. LASDEL. Niamey. Niger.

186 Mariatou KONÉ est aujourd’hui Ministre de la Solidarité, de la femme et de la Protection de l’Enfant

en Côte d’Ivoire.

187 Le terme de « famine » utilisé jusqu’en 2005 fut par exemple abandonné pour celui de « crise

local ? Et qu’en était-il de la responsabilité du gouvernement du Niger qui refusa longtemps de nommer la crise ? N’était-ce pas même une crise « démographique », le Niger ayant le plus haut taux de naissance au monde ? Pouvait-on même accuser les paysannes et les mères du Niger, qui instrumentalisaient souvent les secours humanitaires en s’échangeant entre elles les enfants dénutris afin de recevoir de l’aide, qui participaient à la falsification de bracelets d’admission, voire même qui provoquaient des diarrhées chez leurs enfants afin de les amaigrir pour avoir accès à des rations alimentaires gratuites, comme l’a bien montré l’étude de Mariatou Koné ? L’interprétation stricte de la Charia qui empêchait les femmes mariées d’aller au champ participait-elle de la paupérisation de la population ? Les croyances des populations nigériennes en la sorcellerie et en des pratiques traditionnelles nuisibles pour la santé des enfants furent-elles aussi responsables du désastre ? Le sevrage précoce et brutal de l’enfant, les croyances autour du colostrum qui ne devait pas être donné aux nouveaux nés et d’autres pratiques semblables, sont en effet des causes directes de la malnutrition chronique qui existe au Niger, peu importe la situation agricole du pays. Et que dire de la situation économique du Niger, qui obligeait les hommes à s’expatrier loin de leur village pour travailler en Libye ou au Nigéria, tout en laissant les femmes seules avec de lourdes responsabilités familiales ? En ce sens, comment aider les femmes à prendre soin de leurs enfants, sans inscrire les pratiques materno-infantiles dans ce contexte social plus global ?

Ce cas bien documenté de la crise alimentaire au Niger est riche d’enseignements pour toute intervention humanitaire, car la plupart des interventions se déroulent en situations multi-causales imbriquées similaires. À commencer par la manière de nommer et de faire exister la crise. Cette dernière qui était ici très visible pour MSF, n’était pas perçue de manière aussi aigue par la population et par son gouvernement. L’enjeu n’en était pas moins réel et l’on assista, comme toujours lorsqu’apparaît une « crise », à une surenchère dans la manière de la nommer. Il est aussi significatif de constater que la manière de nommer une crise correspond toujours à la manière institutionnelle d’y répondre. Si pour MSF nous avions affaire ici à une crise médicale et nutritionnelle, pour d’autres intervenants engagés dans des combats politiques de

développement, il s’agissait d’une crise du régime agricole régional lié à l’imbrication du Niger dans un espace économique qui lui était défavorable. Pour le gouvernement et les acteurs politiques du Niger, la crise s’inscrivait à l’intérieur d’un espace politique, historique et symbolique propre à ce pays et elle se transformait donc inévitablement en enjeu politique. Et cela d’autant plus que le pays avait une histoire politique tendue avec l’enjeu de la famine, pensons seulement au coup militaire de 1974 qui renversa le président du Diori, accusé de ne pas avoir réagi convenablement lors d’une sécheresse qui créa une famine importante. Cet événement qui fut aussi instrumentalisé par la France, qui renégocia avec la nouvelle junte militaire sa coopération en matière d’exploitation de l’uranium pour ses centrales nucléaires, montre encore une fois toute la complexité géopolitique qui se cache souvent derrière les crises.188

En ce sens, la diversité des points de vue sur toutes crises nous parle d’un enjeu incontournable : les crises s’inscrivent toujours dans la complexité du réel et leur donner un sens se fait toujours à partir d’un agenda précis, fut-il inconscient. Parvenir à imposer sa lecture de la crise va donc nécessairement de pair avec la défense d’un agenda politique et des pratiques d’intervention spécifiques, qui mettent forcément dans l’ombre d’autres façons de se relier au réel.

Pour le cas du Niger, la lecture première qui s’est imposée à l’été 2005 fut celle de MSF : il s’agissait d’une crise nutritionnelle. Et pour y répondre, c’est forcément l’armada urgentiste avec ses médecins, ses infirmières et ses logisticiens qui prit le devant de la scène. En retour, MSF contribua à faire exister la « malnutrition » comme problème réel, alors que la population n’avait jamais perçu ce problème sous ce prisme biomédical. Au départ, les mères amenaient bien leurs enfants à MSF ou à des centres de santé, mais c’était pour un problème spécifique de diarrhée, d’insomnie ou

188GRÉGOIRE, Émmanuel. « Niger : un État à forte teneur en uranium » IN Hérodote, 2011/3, no 142.

de vomissement, qui était d’ailleurs souvent interprété par elles comme relevant d’un ensorcellement, rarement parce qu’il souffrait de « malnutrition ».

Intervenir de manière humanitaire et nommer un problème de santé spécifique n’est donc jamais un acte neutre ou pouvant être isolé. En ce sens, la distinction entre « urgence » et « développement » ne tient pas, surtout lorsqu’on la regarde à partir de la base ou à partir de la vision qu’en ont les populations secourues. Dès lors, et comme le dit Mariatou Koné : « Il reste évidemment à se poser la redoutable question de la

pérennité de la politique de santé suivie par MSF en ce qui concerne la malnutrition, et de sa compatibilité à moyen terme avec la politique de santé du Niger »189. Il est bien sûr évident que plusieurs projet MSF nuisent aux efforts de développement durable et enferment forcément les sociétés aidées dans une spirale de dépendance malsaine. La plupart des crises sont souvent causées par des dynamiques structurelles globales et multifactorielles et prétendre n’agir que sur une facette de ces crises, c’est parfois contribuer à la renforcer.

Un doute officiel s’installa d’ailleurs chez MSF en 2005 au Niger et l’organisation décida cette fois de ne plus ignorer les critiques, en finançant cette étude qui mis à jour la multiplicité des interprétations possibles de la crise et les difficiles questions que soulève ce type de contexte. On peut certes douter que l’étude eut un réel impact sur les pratiques de MSF, mais l’effort demeure louable.

Ces questions ou d’autres similaires, je me les posais au Cameroun, comme dans la plupart des pays où j’ai évolué avec MSF. Elles sont inhérentes à l’approche centrée sur le patient – ou, si l’on préfère, à l’attention sur la « vie nue » - véhiculée par MSF. C’est à explorer les différents visages de ces dilemmes et de ces ambiguïtés que je vais maintenant me consacrer dans le prochain chapitre.

189 KONÉ, Mariatou. 2006. La crise alimentaire de 2005 au Niger dans la région de Madarounfa et ses effets sur la malnutrition infantile : approche socio-anthropologique. LASDEL. Niamey. Niger