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PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

DES INÉGALITÉS CONSTITUTIVES DES SECOURS

Lorsque je suis arrivé au Burundi comme chef de mission en juin 2004, je travaillais pour MSF depuis plus de 8 ans. Je venais de terminer un mandat de 2 ans comme chef

de mission en Angola de 2002 à 2003, qui fut l’une des plus grosses opérations d’urgence que MSF ait entrepris dans son histoire.

Après ces huit années de mission, ma connaissance de l’organisation et des terrains de conflits en Afrique centrale était solide. J’appréciais l’humanitaire autant pour l’efficacité de son dispositif dans les situations de grandes crises, que pour la vie d’aventure, de responsabilité et de compréhension géopolitique du monde qu’il offrait.

Une question présente au cœur de l’aide internationale ne cessait toutefois de me tarauder et je ne parvenais pas à la balayer de mes préoccupations. Que signifiait vraiment les inégalités criantes entre expatriés et locaux – salaires, style de vie, responsabilités, mobilité, etc. – qui étaient au cœur de notre quotidien de secouriste ? Ces inégalités relèvent bien sûr de l’ordre politique, historique, culturel et économique du monde, sur lequel nous n’avons que peu de prise, mais ces inégalités ne peuvent pas non plus être considérées comme un simple à-côté anecdotique : elles sont constitutives des secours. Ce rapport inégalitaire modifie par exemple jusqu’à notre manière d’être et de se relier au monde. Pensons seulement à ce qu’implique dans la quotidienneté immédiate le fait d’être un secouriste humanitaire. En ce qui me concerne, je ne cuisinais plus par moi-même, ni ne faisais mes lessives depuis plus de 8 ans. Des domestiques locaux se chargeaient de la cuisine, de la propreté de mes vêtements et de l’entretien de la maison louée par MSF. L’ensemble des soucis matériels concernant ma personne, des assurances personnelles jusqu’à la conduite des voitures, était pris en charge par les employés locaux de l’organisation, dont le salaire mensuel pour faire vivre une famille nombreuse correspondait à peu près au coût de 4 repas pris en soirée par un secouriste humanitaire dans les restaurants de luxe des grandes villes de l’Afrique centrale.

Jean-Claude Michéa a parlé un jour de « gauche kérosène », pour qualifier le point aveugle de l’idéologie politique découlant du mode de vie hors-sol des différents

types de nomadisme sans-frontières : « Au fond, il faudrait pour que l’humanité ait une

chance de devenir une véritable humanité, produire à la chaîne des Jacques Attali, transformer l’homme en être Attalien, qui comme il s’en vante en permanence, consume sa vie entre deux aéroports, avec pour seule patrie un ordinateur portable. C’est un mode de vie hors sol, dans un monde sans frontières et de croissance illimitée, que la gauche valorise comme le sommet de l’esprit tolérant et ouvert, alors qu’il est simplement la façon typique de la classe dominante d’être coupé du peuple. Combien de kérosène coûte la réalisation d’un monde où chacun vivrait en nomade Attalien ? On a souvent parlé de gauche caviar, je me demande s’il ne faudrait pas parler de gauche kérosène pour désigner ce que devient la nouvelle gauche. Ce nouveau type humain qu’on nous vend à longueur de journée, et qui est cette transformation de l’homme de gauche en touriste politique qui vit sa dépense de kérosène comme sa grande contribution à l’avenir de l’humanité. » 120

Il y a en effet quelque chose de l’ordre d’une lutte de classes à l’échelle mondiale dans la relation entre volontaires humanitaires et populations secourues, ne serait-ce que dans la conséquence immédiate découlant de la vie en mission, qui est de nous éloigner considérablement des préoccupations quotidiennes de la majorité de nos contemporains, en Afrique comme en Occident. La relation entre les secouristes humanitaires et les locaux est donc un angle d’approche qui donne une toute autre perspective sur la signification des secours et de l’aide humanitaire.

Cette dimension des secours était particulièrement visible dans le Burundi de 2004, où régnait de grandes tensions entre l’équipe d’expatriés MSF et son personnel local. Ces tensions étaient aussi à mettre au compte de la spécificité du Burundi, avec un contexte ethnico-politique tendu et un climat de méfiance généralisée présent parmi la population qui n’aidaient pas la relation entre les locaux et les secouristes.

120 Transcription libre tiré d’un bel entretien vidéo de Jean-Claude Michéa, pouvant être consulté à ce

En tant que nouveau chef de mission, le siège de Genève m’avait, entre autres choses, demandé de rétablir sur des bases plus saines, la relation remplie de méfiance qui régnait au Burundi entre l’équipe expatriée et les employés locaux. En plus des problèmes de méfiance entre employés locaux et expatriés, la relation de MSF avec le gouvernement burundais n’était pas des plus facile non plus, ce dernier se pliait moins facilement que d’autres gouvernements africains aux volontés des ONG et demandait des comptes – surtout pour la venue des expatriés. Entre autres, il exigeait (et exige toujours aujourd’hui) que les expatriés fournissent un CV solide et une preuve qu’aucun Burundais ne pouvait faire le travail à la place d’un futur expatrié. Nous réussissions quand même toujours à faire venir nos expatriés à l’aide de justifications approximatives (parler anglais par exemple ou autres qualificatifs difficiles à trouver au Burundi, comme un cours de gestion spécifique donné par MSF), mais personne n’était dupe, tant au niveau du gouvernement burundais qu’au niveau du siège MSF de Genève. Il y avait forcément des Burundais qualifiés qui aurait pu faire le travail à la place d’expatriés, mais la plupart des organisations humanitaires optaient pour avoir du personnel expatrié aux postes décisionnels. Ajoutons que dans le cas du Burundi, le danger découlant des tensions politico-ethniques pouvait amplement justifier de s’en remettre à des expatriés pour occuper une position décisionnelle. De par leur distance d’avec l’histoire du pays (et souvent leur ignorance à ce propos) les expatriés sont forcément plus neutres sur ces questions hautement politiques et aussi moins ciblés par les combats.