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PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

BRIEFING D’ARRIVÉE

Au moment de mon arrivée dans le pays, MSF participait à la fermeture du dernier camp de déplacés internes qu’il supportait. La paix de 2003 avait introduit une relative accalmie et la plupart des déplacés retournaient chez eux. MSF conservait toutefois sa mission située dans la province de Bujumbura Rural, où un conflit de basse intensité entre le FLN et le gouvernement avait toujours lieu. Située à 40 km de la capitale Bujumbura dans la petite ville d’Igenda, une équipe d’expatriés composée de deux infirmières, d’un médecin et d’un coordinateur de terrain était en charge de la mission. Ce projet MSF consistait essentiellement à appuyer un hôpital de référence d’une trentaine de lits situé en brousse dans un endroit isolé, à superviser et à former des infirmières burundaises pour la prise en charge des maladies infectieuses, à soigner quelques combattants blessés, ainsi qu’à fournir l’hôpital et les centres de santé environnant en médicaments essentiels, qui tous souffraient du contexte de guerre.

Le chef de mission et l’équipe de coordination composée de 4 coordinateurs expatriés étaient basés dans la capitale Bujumbura située sur le bord du lac Tanganyika. À ce moment du projet MSF pour la section Suisse que je représentais, en juin 2004, l’essentiel de la mission consistait à supporter l’équipe d’Igenda, tout en restant alerte sur l’évolution du contexte.

La sécurité était de loin l’enjeu le plus important de cette mission et constituait l’une des tâches principales du chef de mission. Les incidents de sécurité autour de notre mission d’Igenda étaient fréquents. L’équipe d’expatriés européens peinait aussi à s’intégrer au village d’Igenda, probablement du fait des tensions et de la méfiance qui régnait dans la province. Les tirs de kalachnikov entendus au loin étaient un bruit de

fond quotidien, comme dans la plupart des zones de guerre, et les incidents de sécurité étaient nombreux. Lors d’une visite à un centre de santé situé à 5 km d’Igenda par exemple, nous avons découvert en même temps que les villageois de l’endroit, 2 têtes de militaires coupées, installées sur des bâtons de bois à l’entrée du village. Alors que la paix était revenue dans l’ensemble du pays, la province de Bujumbura Rural vivait toujours de profondes tensions et circuler en voiture MSF pour assister « nos » centres de santé demandait énormément de vigilance et une expérience solide de la vie en zone de guerre.

Des combats à la roquette ou la kalachnikov entre l’armée régulière et le FLN avaient aussi souvent lieu sur la route de terre de 10 km qui reliait l’hôpital de brousse à Igenda. Sur ce trajet qui prenait environ 1 heure de voiture, l’important était de s’assurer que ces combats n’avaient pas lieu au moment du passage de nos équipes sur le trajet. C’était l’enjeu principal de la mission et la tâche quotidienne du chef de mission était de s’assurer que l’équipe de volontaires expatriés puisse circuler sans accident et surtout sans se retrouver au milieu de combats armés.

Comme dans toutes les mission MSF, il revient au chef de mission de trancher en dernière instance sur les questions liées à la sécurité et sur ce point, aucune négociation n’est possible. Les règles de sécurité chez MSF reposent sur un ordre hiérarchique très formel, emprunté au milieu militaire, et nul ne peut y déroger sérieusement sans se voir automatiquement expulsé de la mission. On comprend du reste rapidement la nécessité de telles procédures en zone de combats, puisque le manquement aux règles de sécurité de base peut parfois mettre l’ensemble de l’équipe en danger.

Ma première tâche matinale comme chef de mission était donc d’aller voir le colonel de l’armée régulière responsable d’un régiment de combattants burundais dans la zone entourant nos centres de santé, pour connaître l’état des lieux et avoir son avis sur la prévisibilité des combats et des attaques possibles. Cette rencontre quotidienne avec le commandant était d’autant plus particulière, que nous le savions responsable

d’exactions et d’exécutions arbitraires sur la place publique de villageois soupçonnés d’être des rebelles. À le côtoyer chaque matin, une complicité ambiguë entre lui et moi s’installa rapidement, qui est le propre de l’ambiguïté des relations humaines en contexte de guerre.

J’avais aussi un contact du côté des rebelles du FLN, un prêtre catholique burundais proche des combattants ennemis du gouvernement, qui nous donnait des informations très fiables sur notre sécurité et qui nous informait du regard et de la perception qu’avaient les rebelles FNL de nos actions de secours et de soins. Comme nous supportions des centres de santé qui aidaient une population dont ils avaient un certain contrôle – et qu’il nous arrivait aussi de soigner des combattants rebelles blessés, le FLN appréciait notre présence. Nous devions toutefois rester à l’affut de possibles modifications de cette perception, d’où l’importance d’avoir des contacts fiables avec les rebelles comme avec l’armée gouvernementale.

Cette situation était très singulière et c’est la seule fois qu’il m’est arrivé de mettre en pratique la « neutralité » humanitaire de manière aussi directe. Bien que j’eusse les informations des rebelles de manière indirecte, via un prêtre catholique burundais, et que l’armée régulière n’était pas informée de ce contact avec l’ennemi, la communication fonctionnait très bien avec les militaires. Nous fûmes toujours informés avec justesse des combats à venir.

La matinée était aussi consacrée à la réunion quotidienne au bureau des Nations Unies, où se regroupaient chaque matin les représentants de toutes les ONG et des agences des Nations Unies, ainsi que les principaux représentants des pays donateurs (Suisse, Canada, USA, Europe, etc.). Cette réunion servait à partager nos informations sur la sécurité, tout comme à faire un tour des projets en cours au Burundi : santé, éducation, eau, hygiène, etc.

L’Opération des Nations Unies au Burundi (ONUB) venait d’être mise en place quelques semaines avant mon arrivée, le 1er juin 2004, dans le but « de soutenir et

d’accompagner les efforts entrepris par les Burundais pour établir durablement la paix et la réconciliation nationale dans leur pays. »123

5 650 militaires étrangers, 200 observateurs et 120 policiers civils étaient déployés au Burundi pour remplir cette mission. Théoriquement, il s’agissait pour l’ONUB de s’assurer du respect des accords de cessez-le-feu, de superviser le désarmement, de surveiller les mouvements d’armes illégaux et d’encourager la réinsertion des combattants. Le mandat de l’ONUB avait aussi un volet humanitaire, qui consistait principalement dans la protection armée des convois d’aide humanitaire et dans l’aide au retour volontaire des réfugiés et des personnes déplacées.

De facto toutefois, l’ONUB donnait plutôt l’impression à tout le monde d’être dans une bulle coupée de la population et de passer ses journées à sillonner les routes du pays en gros véhicules militaires blindés. L’équipe d’encadrement de l’ONUB avait à sa tête une Canadienne, un Soudanais et un Sud-Africain et deux nationalités principales composaient l’équipe des militaires casques bleus : des Pakistanais et des Sud- Africains qui, pour la plupart, ne parlaient aucune des deux langues locales (le kirundi et le français). Ce dernier point ne facilitait pas l’intégration ou la compréhension du contexte burundais pour les casques bleus, comme on le voit fréquemment dans les zones de guerre.

Bien que nous ne demandions jamais l’aide directe de l’ONUB par souci d’indépendance, MSF participait tous les matins à la réunion de coordination des Nations Unies, surtout dans le but d’avoir le plus d’informations possible pour la sécurité de ses équipes expatriées. Le bâtiment des Nations Unies de Bujumbura où nous avions nos réunions matinales avait un dispositif de sécurité avec militaires et barbelés. Quiconque y pénétrait devait posséder le badge officiel et passer devant un détecteur de métal. L’endroit était donc réservé aux représentants d’ONG et aux principaux donateurs et constituait un microcosme décisionnel fermé à la plupart des

Burundais (à l’exception notable de quelques représentants de petites ONG locales supportées par les donateurs occidentaux).