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PARTIE I : ENTRER EN ÉTAT D’URGENCE

L’ANTHROPOLOGIE EN QUESTION

Pour y répondre, je décidai de retourner aux études, non dans l’optique d’y faire carrière, mais plutôt pour combler ma soif de savoir et pour comprendre le monde et le mal qui y régnait. C’est ainsi que je décidai d’entreprendre des études universitaires en anthropologie à l’université de Montréal en 1990. L’anthropologie, m’avait-on dit, couvrait l’ensemble du phénomène humain, de l’archéologie des australopithèques en passant par nos cousins les primates, jusqu’à l’ethnographie des mondes urbains contemporains.

Les études en anthropologie furent en effet précieuses et libératrices, mais elles me laissèrent sur ma faim quant à l’essentiel. Le relativisme méthodologique de la discipline me paraissait épouser trop facilement une forme de relativisme moral qui accepte tout au nom du respect à la différence, et se transformer implicitement en justification du libéralisme et du laisser-faire typique de la culture américaine. Et cela d’autant plus que l’anthropologie avait visiblement perdu son objet d’étude traditionnel et était une discipline qui se cherchait. Le risque de la voir sombrer dans une forme de multiculturalisme relativiste et non critique, purement descriptif, m’apparaissait très important.

Existait-il des savoirs qui élèvent l’esprit? Comment accéder à l’essentiel? Qu’est-ce qu’une existence humaine digne de ses possibilités? Poser ces questions semblait interdit, puisqu’elles conduisaient à hiérarchiser les cultures et les savoirs. Ce renoncement à s’interroger sur les conditions d’une existence humaine digne et noble m’ébranlait et m’amena à m’éloigner de l’anthropologie.

Un livre vint réorienter mon questionnement et m’ouvrir un nouvel espace de déploiement; celui d’Alain Finkielkraut, qui venait d’écrire en 1987 un ouvrage intitulé « La défaite de la pensée ». En n’hésitant pas dès la première page de son livre à qualifier la grande Culture et la vie avec la pensée de « vie supérieure »18, l’ouvrage de Finkielkraut me frappa immédiatement par son étrange courage. Les évidences qu’il avançait étaient curieusement devenues presque inaudibles, quasi clandestines dans le milieu intellectuel universitaire que j’avais commencé à côtoyer. Finkielkraut réhabilitait une certaine hiérarchie, l’appel de l’excellence et de la grandeur, ainsi qu’un horizon de sens et de verticalité qui pouvait certainement effrayer l’égalitarisme idéologique de l’époque, mais qui secouait surtout l’apathie stérile du « tout vaut tout » qui s’annonçait comme l’horizon de l’après-guerre froide. Le relativisme culturel un peu facile qui régnait parmi les étudiants que j’avais côtoyés était secoué à sa racine.

Dans la foulée, je tombai sur un autre ouvrage à l’inspiration similaire, « L’âme désarmée : essai sur le déclin de la culture générale » d’Allan Bloom. Ce dernier mettait aussi le doigt sur la disparition de cet héritage qui avait pour vocation d’élever l’âme et il condamnait, dans une orientation similaire à celle de Finkielkraut, le relativisme général que l’on trouvait sur les campus universitaires américains de l’époque. « S’il y a une chose dont tout professeur qui enseigne dans une université

américaine peut être sûr, c’est que chacun de ses élèves, au moment où il entreprend des études supérieures, croit ou dit qu’il croit que la vérité est relative. (…) Le relativisme, leur a-t-on dit, est nécessaire à l’ouverture d’esprit ; et l’ouverture d’esprit est l’unique vertu que l’instruction primaire, depuis plus de 50 ans, s’est fixée de donner pour but aux élèves. La nouvelle doctrine éducative se veut donc ouverte à toutes les espèces d’hommes, à tous les styles d’existence, à toutes les idéologies. Il n’y a plus d’ennemi, excepté l’homme qui n’est pas ouvert à tout. La conséquence insuffisamment remarquée jusqu’ici de cette doctrine, c’est qu’il n’existe plus de terrain commun. L’ouverture était naguère la vertu qui permettait de rechercher le bien en se servant de la raison : voici

qu’elle équivaut maintenant à l’acceptation de tout et à la négation du pouvoir de la raison.19 »

Ces lectures permettaient de s’orienter à un moment où l’horizon consumériste devenait le paradigme indépassable, alors que le relativisme de l’anthropologie m’apparaissait dans l’impossibilité de reconnaître réellement la situation où nous étions et empêchait surtout de la combattre. À tort ou à raison, tel était du moins mon impression. Dans l’univers consumériste mondialisé qui s’ouvrait, l’essentiel n’était plus à l’acceptation béate de tout et de tous, mais bien plutôt d’apprendre à discriminer, à juger et à critiquer l’insoutenable et l’avilissant, dans un esprit de tolérance critique.

Ce courage critique, je le retrouvais dans les ouvrages de Finkielkraut et de Bloom. Ces deux auteurs avaient certainement leurs angles morts et leur part d’ombre, mais ils véhiculaient néanmoins une dimension de verticalité, de courage et de désintéressement qui était complètement absente des institutions scolaires que j’avais subies. « La vraie communauté humaine, c’est la communauté de ceux qui

cherchent la vérité.20 » disait Alan Bloom. C’est la seule et unique communauté qui m’est toujours parue digne d’appartenance et c’est ainsi qu’inspiré par la force des livres de Finkielkraut et de Bloom, je décidai de quitter l’anthropologie pour me consacrer à la sociologie, plus à même - pensais-je à l’époque – de clarifier les méandres de notre civilisation et de son vide.

Au même moment, je tombai par hasard sur le livre de l’anthropologue Louis Dumont, « Essais sur l’individualisme21 ». Il venait à point. Le relativisme était un individualisme et le constructivisme un subjectivisme. Si tout est « construit », comme on ne cessait de le dire à l’université, c’est que tout est relatif et que la

19 BLOOM, Allan. 1987. L’âme désarmée. Essai sur le déclin de la culture générale. Montréal : Guérin,

p.23.

20 Op. Cit, p.10.

21 DUMONT, Louis. 1983. Essai sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris : Le Seuil.

« Vérité » ne repose sur aucune base ultime - ou plutôt qu’elle n’est plus nécessaire pour mener à bien son existence. Dans ce système où l’homme se pense comme fondement du réel, le risque de voir la subjectivité individuelle et le « moi » tyrannique avec ses gouts futiles et ses désirs changeants devenir l’unique critère de vérité, est bien réel. Je ne pouvais l’accepter, y percevant confusément une violence et une lâcheté envers toute forme de justice, de beauté et d’engagement réel. « D’où

vient donc la mesure qui permette de séparer l’acceptable de l’inacceptable ? », se

demande le philosophe François Fédier. « Si c’est par principe l’être humain qui décide

de tout, est-ce qu’il y a quelque part encore une instance autre que l’arbitraire humain ? »22

L’individualisme et le subjectivisme étaient donc au centre de ma nouvelle préoccupation et ils me serviraient de pont pour entrer au cœur de notre civilisation. Pour clarifier ma quête, une professeure de sociologie me conseilla de faire une comparaison entre l’œuvre de Louis Dumont et celle de Marcel Gauchet, qui venait de sortir un ouvrage dont le titre, « Le désenchantement du monde23 », parlait de ce qui importe avec une force qui me séduisit immédiatement.

Je décidai donc de consacrer 2 ans de mon existence à ces deux auteurs et d’écrire un mémoire de maitrise sur l’individualisme et l’humanisme anthropocentrique au département de sociologie de l’Université de Montréal, que j’intitulai : « Analyse des théories sociologiques de Louis Dumont et de Marcel Gauchet : contribution à une sociologie de la modernité. »

22 FÉDIER, François. 2013. « Nazisme » IN Le Dictionnaire martin Heidegger. Paris : Cerf, p. 888. 23 GAUCHET, Marcel. 1985. Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. Paris :