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PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

UN ORDRE NÉOCOLONIAL

Comme je le racontais en introduction, c’est en participant à ces réunions que je réalisai certains paradoxes troublant de l’aide humanitaire. Le budget de MSF pour le Burundi, toutes sections confondues124, était par exemple à lui seul le double du budget du ministre de la santé du Burundi. Sachant que MSF n’était pas la seule ONG s’occupant de santé au Burundi, ce point venait questionner la légitimité de nos actions. Nous étions, d’une certaine façon, plus puissants que le gouvernement du Burundi au niveau de l’aide à donner à la population (santé, services sociaux, eau et assainissement, etc.). L’ensemble des ONG sur place, tout comme les Nations Unies, représentaient donc quelque chose de très puissant en terme financier, technique, politique et symbolique. Et cela, de manière entièrement non démocratique. Pensons seulement au fait que la grande majorité des ONG ne rendent aucun compte aux populations locales de leurs activités. Les ONG rendent des comptes plutôt à leurs donateurs, constitués essentiellement des grands pays occidentaux ou de regroupements comme l’Union Européenne ou les Nations Unies. Dans le cas de MSF, la section Suisse que je représentais était financée à 30% par la Coopération Suisse et à 70% en fonds propres, c’est-à-dire par l’argent reçu des donateurs occidentaux. Nous avions bien un accord de coopération signé avec le ministre de la santé du Burundi, que nous voyions une fois par année, mais cet accord était plutôt formel et symbolique. La grande majorité des ONG répondent de fait beaucoup plus aux demandes et aux injonctions de leurs grands donateurs occidentaux, qu’aux doléances ou aux espérances des populations locales ou de leur gouvernement.

124 MSF France et MSF Hollande avaient aussi des missions dans le pays. Les chefs de missions MSF des

Le contexte très instable du Burundi pouvait bien sûr justifier un tel état de fait, mais le doute et le malaise étaient palpables. Certains membres du gouvernement burundais ne cachaient pas leurs frustrations en nous qualifiant de gouvernement parallèle. Lors d’une visite de présentation pour mon début d’entrée en fonction comme chef de mission, un haut responsable du Ministère de la Fonction Publique,

du Travail et de la Sécurité Sociale, me dit froidement et directement que les ONG

formaient un gouvernement parallèle illégitime; propos que j’entendis par la suite à quelques reprises de la part de membres de la fonction publique burundaise. Et de facto, sous couvert « d’aide humanitaire », il s’agissait bien de quelque chose de l’ordre de la gouvernance.

Rappelons ici que le Burundi est un exemple presque caricatural de la forme politico- économique pouvant être qualifiée de « néocoloniale ». Son économie est basée en grande partie sur l’exportation de thé et de café, provenant de plantations et de structures commerciales instaurées au moment de la colonisation, afin de fournir la « métropole » en thé/café. Paradoxalement, et bien qu’aujourd’hui la moitié de la population du Burundi vit du travail du café ou du thé, il est pratiquement impossible de trouver du thé ou du café burundais dans les commerces au Burundi. On peut trouver par contre du Nescafé en poudre et du thé Lipton de basse qualité sur les étagères des petits commerces de Bujumbura, mais le café et le thé de qualité est réservé à l’exportation. Le Burundi importe donc du thé et du café produit par de grandes multinationales d’alimentation, et exporte l’essentiel de sa production de qualité à l’extérieur de ses frontières. Cette situation à elle seule est une métaphore parlante de l’imbrication et de la place du Burundi dans l’organisation politico- économique du monde.

Bien sûr, les rapports de force asymétriques, économiques et culturels qui ont pris des siècles à s’ancrer ne peuvent pas s’évanouir en l’espace de dizaines d’années. Sortir des asymétries structurelles mondiales est un processus lent et délicat, et c’est ce que nous montre le Burundi. En 2004, la situation budgétaire du Burundi était par

exemple la suivante : 50 % des recettes de l’État provenait de l’aide internationale125,

le reste provenant des recettes à l’exportation, dont le thé et le café comptaient pour environ 60 % des recettes.126 La guerre qui sévissait depuis les années 1990 avait

aussi considérablement nuit à l’économie du pays, qui peinait à redémarrer. La gestion étatique des plantations mise en place pendant le régime colonial et mise à mal pendant les périodes de guerre, était d’ailleurs en voie de privatisation, sous l'impulsion de la Banque mondiale, dont l’un des acteurs importants pour ces questions était un Québécois qu’il m’arrivait de côtoyer dans les soirées mondaines entre expatriés.

L’un des soucis de quelques dirigeants burundais que j’ai brièvement fréquentés était d’ailleurs de savoir comment sortir de ce piège. Certains cherchaient à développer le tourisme à l’image des safaris que l’on trouve au Kenya ou en Tanzanie, mais la plupart avaient conscience des difficultés de sortir de cet engrenage planétaire et de la position subalterne qu’il impliquait pour le Burundi.

L’aide humanitaire au Burundi est donc inséparable de ce contexte historique, politique et économique plus global, même si les travailleurs humanitaires pouvaient se permettre de l’ignorer, ce qu’ils faisaient d’ailleurs en grande partie. La complexité de la situation politique du Burundi n’empêchait pas la vie à Bujumbura d’être à ce moment paisible et agréable pour les expatriés. La communauté des humanitaires se réunissait souvent dans les beaux restaurants de l’avenue de la Plage, située sur le bord du lac Tanganyika et le Centre culturel de l’alliance Française était, comme c’est souvent le cas en Afrique centrale, un endroit privilégié pour rencontrer quelques journalistes ou intellectuels burundais. Pour les expatriés humanitaires, les weekends à Bujumbura pouvaient parfois ressembler à ces vacances idylliques en bord de plage que cherchent à nous vendre le marketing touristique et ce, malgré la

125 En 2017, l’aide international compte désormais pour 30% du budget du Burundi.

126 Sous l'impulsion de la Banque mondiale, la gestion étatique des plantations mise en place pendant le régime colonial et mise à mal pendant les périodes de guerre, est d’ailleurs privatisée en grande partie depuis 2013.

guerre à proximité. Certains expatriés des Nations Unies s’étaient d’ailleurs procurés des voiliers de plaisance pour les weekends sur le bord du lac Tanganyika et les fins de soirée au Cercle Nautique de Bujumbura à regarder le soleil se coucher sur le lac avec une bière à la main, était partie intégrante de la vie humanitaire à Bujumbura.