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PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

UNE NOUVELLE PAUVRETÉ

Walter Benjamin (1892-1940) fut l’un des premiers à voir et décrire ce phénomène avec une surprenante lucidité. Parlant du retour des soldats lors de la Première guerre mondiale, il écrit : « N’a-t-on pas alors constaté que les gens revenaient muets

du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable. (…) Cet effroyable déploiement de la technique plongea les hommes dans une pauvreté tout à fait nouvelle136 ».

Pensons par exemple aux populations victimes de blocus alimentaire et ne pouvant comprendre l’origine de la famine ni avoir prise sur elle, ou au soldat pris dans les tranchées et complètement dépassé par la puissance technique des armements. Face à cette démesure, les valeurs militaires traditionnelles d’honneur, de courage et d’héroïsme s’évanouissent et le soldat se transforme en corps impuissant soumis au hasard des frappes ou des nuages de gaz. L’excellente description des champs de bataille de la première guerre mondiale que l’on trouve dans l’ouvrage d'Ernst Jünger, « Orages d’acier137 », en donne un témoignage saisissant. « Le combat des machines est si colossal que l’homme est bien près de s’effacer devant lui », dira encore Ernst Jünger

dans « La guerre comme expérience intérieure »138. Ces descriptions et témoignages de la guerre moderne inspireront Martin Heidegger et plusieurs penseurs contemporains dans leur entente de la technique moderne.

136 BENJAMIN, Walter. 2011 (1933). Expérience et pauvreté. Paris : Petite bibliothèque Payot, p.21. 137 JÜNGER, Ernst. 1998. Orages d’acier : journal de guerre. Paris : Le livre de poche.

De son côté, Walter Benjamin constate que l’énormité du dispositif technique a pour première conséquence de couper l’homme d’avec lui-même et de le conduire à se méfier de ce qu’il peut sentir : dépossédé par la complexité de l’univers quotidien dans lequel il est submergé, l’homme se coupe de son expérience du réel pour laisser aux spécialistes et aux professionnels de la technique la possibilité d’analyser le monde à sa place. L’aliénation qui en découle est abyssale, en premier lieu par la confiance aveugle qu’elle nous impose d’accorder aux hommes de science, aux ingénieurs et aux experts en tout genre, dont on feint de croire qu’ils ont le monde bien en main. Le scientisme le plus étroit est la première conséquence d’un monde voué à la technique. Dans « Destruction de l’expérience et origine de l’histoire » 139, le philosophe Giorgio Agamben se demande même si l’homme moderne est encore capable d’expérience ou si cette disparition – donc l’aliénation définitive de l’homme - est désormais un fait accompli ou en voie d’accomplissement.

L’aliénation au monde est donc la contrepartie de notre puissance technique. Voilà ce que Walter Benjamin a perçu avant tout le monde et que Simone Weil a conceptualisé comme nulle autre dans l’Enracinement140. Au niveau civilisationnel, cette démesure technique a un impact rarement perçu dans toute l’ampleur de ses conséquences et de sa barbarie. C’est à une redoutable crise de la transmission entre générations que nous assistons depuis plus d’une centaine d’années, et les jugements moraux, économiques ou politiques à ce propos passent complètement à côté du phénomène :

« que vaut en effet tout notre patrimoine culturel, si nous n’y tenons pas, justement, par les liens de l’expérience ?141 » nous dit Benjamin.

La culture, la transmission et la civilisation sont atteintes au cœur, et nous ne pouvons rien y changer, comme l’a bien analysé Hannah Arendt dans son ouvrage sur « la crise

139 AGAMBEN, Giorgio. 2002. Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine de l’histoire.

Paris : Payot.

140 WEIL, Simone. (1943) 2014. L’Enracinement, ou Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain. Paris : Flammarion.

de la culture142 ». Une culture qui n’est plus « vécue » se fossilise et est vouée à disparaître, pour être remplacée par quoi ? Il est encore difficile d’y répondre. L’humanitaire est directement aux prises avec ces enjeux. Médecins Sans Frontières a d’ailleurs récemment entamé une réflexion critique à ce propos, en questionnant les nouvelles méthodes quantitatives et gestionnaires d’approche de la sécurité des équipes de secours, qui appréhendent le risque sous sa forme mathématique, avec la création de départements de sureté et sécurité dédiés à la prévention et à la gestion des risques. Dans « Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l’ère de la gestion des

risques »143, Fabrice Weissman et Michaël Neuman s’inquiètent de cette inflexion technocratique et gestionnaire qui a gagné l’humanitaire depuis une vingtaine d’années, mais sans toutefois aller complètement au fond de l’enjeu technique et de « l’obsolescence de l’homme »144 qu’impose et implique le dispositif même de MSF.145 « Les nouveaux manuels (de sécurité) entendent (…) substituer à l’évaluation subjective de la sécurité des méthodes de calcul objectives et scientifiques censées neutraliser les biais de perception humains. À cette fin, ils proposent d’appréhender le risque sous sa forme mathématique. »146 Les chercheurs de MSF s’inquiètent de cette approche qui

« invite à se détourner d’une réflexion sur les causes et le sens des événements au profit d’une démarche probabiliste comptant sur les lois mathématiques pour détecter des facteurs de risques et prévenir leur occurrence »147. Avec comme conséquence le recours aux experts en gestion des risques et une normalisation des comportements qui accentue « l’enfermement des acteurs de l’aide dans des lieux fortifiés, loin des

dangers mais aussi des populations qu’ils sont censés aider »148, c’est à une

142 ARENDT, Hannah. 1989. La crise de la culture. Paris : Folio Essais Gallimard.

143 NEUMAN, Michaël et WEISSMAN, Fabrice (sous la direction de). 2016. Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l’ère de la gestion des risques. Paris : CNRS EDITIONS.

144 « L’obsolescence de l’homme » est une notion développée par Günther Anders, qui constate que

l’autonomie de la technique et le gigantisme du dispositif de la société industrielle ont pour conséquence d’instrumentaliser l’homme aux finalités de la technique.

145 WEISSMAN, Fabrice et NEUMAN, Michaël. 2016. Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l’ère de la gestion des risques. Paris : CNRS Éditions.

146 Op. cit., p.33 147 Op. cit., p.33 148 Op. cit., p.18

dépolitisation complète des contextes et des enjeux globaux entourant les secours que les nouvelles approches de gestion de la sécurité induisent. Mais surtout, c’est à une coupure radicale d’avec les populations secourues que conduit ce dispositif sécuritaire.

L’aliénation au monde et la perte de foi en la possibilité du jugement des secouristes en ce qui a trait à la sécurité est au cœur de l’analyse critique de Weissman et de Neuman. Mais que ce constat découle aussi du dispositif humanitaire lui-même et de sa recherche d’efficacité ultime, voilà ce que peinent à voir ces auteurs.

Voir que nous sommes devenus « pauvre en monde » et que cette « nouvelle pauvreté » s’accompagne d’une puissance technique impressionnante et d’une abondance matérielle de surface caractéristique de la société de consommation mondialisée ou en voie de mondialisation, voilà ce qui manque à plusieurs analyses contemporaines. « Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus ». (…) Et « cette

pauvreté ne porte pas seulement sur nos expériences privées, mais aussi sur les expériences de l’humanité tout entière. Et c’est donc une nouvelle espèce de barbarie149

», nous dit encore Walter Benjamin. Cette forme d’aliénation au monde très

particulière signe notre présent et est au cœur des dilemmes de l’humanitaire contemporain et du rapport forcément instrumental que les secouristes humanitaires entretiennent avec les populations secourues, comme nous l’avons vu ici avec le cas de Béatrice et Alfred.

Elle conduit aussi l’organisation à n’aborder le réel qu’en fonction des catégories élaborées préalablement par le dispositif humanitaire, comme l’a parfaitement vu Didier Fassin. Ceci est particulièrement lourd de conséquences dans les contextes moins dramatiques, dans lesquels évoluent pourtant la grande majorité des projets MSF.