• Aucun résultat trouvé

PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

L’HUMANITAIRE IMPUISSANT

L’absurdité de ces formations d’officiers zaïrois par l’armée française semblait évidente pour ces militaires français, qui étaient finalement aussi paumés que certaines équipes humanitaires dans les contextes flous et difficilement compréhensibles. En cela, ils nous ressemblaient. Car pour les humanitaires à Kisangani, la situation n’était pas plus limpide. L’aide donnée dans les camps était confisquée en partie par les Interhamwe génocidaires et nous devinions que le camp allait se faire attaquer sous peu par l’AFDL. MSF avait appelé quelques mois auparavant à une intervention armée internationale, une « guerre humanitaire » pour faire cesser les massacres de réfugiés, ce qui plaçait politiquement et implicitement l’organisation humanitaire dans le camp de Mobutu et de la France. Face au succès fulgurant de l’avancée des troupes rwandaises, le gouvernement de Mobotu avait en effet lui aussi dès le départ opté pour la stratégie humanitaire. C’était la seule façon de freiner les troupes de Kabila. La France avait aussi supporté cette approche, officiellement pour venir en aide aux réfugiés, mais dans les faits surtout pour sauver le régime de Mobutu sans trop s’impliquer militairement. Mais les États-Unis, qui supportaient ouvertement les rebelles rwandais, s’étaient objectés dès le départ à une intervention militaro-humanitaire pour venir en aide aux réfugiés.

Conscient du conflit d’intérêt entre la France et les États-Unis concernant le Zaïre, les Nations Unies de Boutros Boutros Gali avaient décidé d’envoyer un général canadien, Maurice Baril, pour enquêter sur l’est du Zaïre. La force multinationale que dirigeait

Baril était composée de 350 canadiens, 350 américains et 50 britanniques. L’impartialité de cette équipe composée d’Anglos-Saxons (reconnus comme étant proche de Kigali) était certainement questionnable. Diplomatiquement, Baril avait déclaré dès novembre 1996 qu’une intervention de l’ONU ne serait « ni militaire, ni politique, mais uniquement humanitaire ». Il ne s’agissait pas de s’interposer entre les rebelles et les réfugiés pour Baril, mais d’aider les humanitaires à faire parvenir de l’aide aux réfugiés, par la protection des convois, le largage de nourriture ou par d’autres procédés de secours à définir. Dans les faits, Baril se contenta de faire une enquête superficielle, en survolant la zone de l’est du Zaïre qui séparait Kisangani du Rwanda. Le 10 décembre 1996, concluant qu’il y avait très peu de réfugiés dans la jungle zaïroise, les forces des Nations Unies préparèrent leur retrait, abandonnant ces encombrants réfugiés à leur sort, c’est-à-dire aux humanitaires.

Aider dans ce contexte était donc un dilemme insoluble. Quelque temps plus tôt, pendant le génocide rwandais, MSF s’était retiré du Rwanda pour en appeler à une intervention militaire. L’organisation avait publié ce communiqué dans les pages du monde, en intitulant l’article qui deviendra un slogan : « On n’arrête pas un génocide avec des médecins. ». « Au Rwanda, en deux mois, des centaines de milliers d'êtres

humains ont été massacrés. Plusieurs dizaines de milliers de personnes sont en sursis. Leurs appels à l'aide désespérés nous parviennent chaque jour. Depuis la Seconde Guerre mondiale il y a cinquante ans, l'extermination planifiée et méthodique d'une communauté porte un nom : GÉNOCIDE. Nous en sommes aujourd'hui les témoins directs »99

Dans ce temps d’après-guerre-froide, MSF avait une conscience aiguë que l’alibi humanitaire servait souvent à justifier l’inaction politique. L’organisation participait de cette mouvance qui espérait voir poindre un « nouvel ordre mondial » où les États formant la communauté internationale pourraient se réunir pour arrêter les crises à

l’aide de déploiement militaire international, d’intervention humanitaire ou d’action diplomatique importante.

Mais ici, la complexité et l’ambiguïté politique derrière ces intervenions militaro- humanitaires devenaient de plus en plus évidentes. Prise entre la France et les USA, coincée entre les réfugiés hutus et la culpabilité de la communauté internationale face au Rwanda tutsi, dans le désir de voir tomber Mobutu, cette intervention militaire pour protéger les populations réfugiées hutues ne put avoir lieu. Les enjeux politiques autour de cette question étaient trop lourds. Ajoutons à cela que plusieurs réfugiés étaient d’anciens génocidaires et que le cycle de vengeance entre les tutsis et les hutus, bien que complètement inacceptable d’un point de vue éthique et moral, était pratiquement inévitable et très difficile à freiner.

Nous assistions donc impuissant à l’impossibilité internationale de résoudre la crise, doublée de l’instrumentalisation de nos actions de secours par les miliciens de l’ADFL sur le terrain. Car c’était bien le non-dit le plus criant de cette intervention de MSF – et qui reste encore difficile à entendre aujourd’hui pour ceux et celles qui ont participé à cette intervention : en plus de fixer les réfugiés – ce qui aidait à leur massacre ultérieur – les humanitaires se faisaient presque systématiquement piller leur équipement (voitures, génératrices, etc.) à chaque évacuation qui précédait l’arrivée des forces rebelles et rwandaises. Avec le recul que nous avons aujourd’hui, c’est comme si les humanitaires avaient eu comme tâche principale de fixer les réfugiés pour faciliter leur massacre, tout en fournissant aux rebelles le matériel nécessaire pour prendre le pouvoir et gagner la guerre.

D’ailleurs, lorsque Laurent Désiré Kabila célébra son triomphe dans Kinshasa par un défilé militaire en juin 1997, quelques mois après avoir attaqué Tingi-Tingi, certains d’entre nous qui étions présents au défilé avons été ébahis de réaliser que le pick-up

militaire peint en vert-armée qui ouvrait le cortège était l’un des Toyota land cruiser MSF que nous avions perdu dans le conflit.100

Mais cette réalité demeurait floue pendant nos opérations et vers la fin février 1997, lorsque l’AFDL se rapprocha du camp de réfugié Tingi-Tingi et que l’équipe MSF dut fuir le camp pour retrouver la base de Kisangani, nous n’avons pas vraiment pensé au matériel que nous abandonnions aux rebelles. Le camp de Tingi Tingi qui s’était en partie vidé de sa population sera attaqué le 1er mars 1997 et d’après les informations disponibles à ce jour, pratiquement tous ceux qui y étaient restés furent massacrés. Le 5 mars 97, devant l’arrivée des forces rebelles pour prendre la ville de Kisangani, nous avons pris la décision d’évacuer plus de la moitié des expatriés de la mission – soit 6 personnes, dont je faisais partie, en laissant sur place une petite équipe de 3 expatriés. C’est à bord d’un avion de cargaison Antonov russe sans fenêtres que nous avons embarqué pour Kinshasa le 5 mars 1997, quelques jours avant que ne tombe Kisangani, laissant dernière nous une petite équipe d’expatriés et le personnel local avec qui plusieurs d’entre nous avions fraternisé. Nous nous doutions que la prise de Kisangani se ferait sans violence, vu l’enthousiasme de la population zaïroise face à la perspective d’une libération du régime de Mobutu. Et de facto, la population de Kisangani accueillit avec joie les forces rebelles de Laurent Désiré Kabila le 15 mars 1997, lorsqu’il entra dans la ville pratiquement sans coup de feu. L’armée zaïroise s’était enfuie dans la nature et ses aides militaires françaises avaient évacué vers Kinshasa quelques jours auparavant.

Laurent Désiré Kabila et son armée avanceront à travers le Zaïre à la poursuite des réfugiés et en direction du pouvoir, pour prendre Kinshasa sans avoir besoin de combattre, le 17 mai 1997. Le Zaïre avait montré son vrai visage : il n’existait plus que sur une carte, ses institutions (dont l’institution militaire) n’étaient que lambeaux.

100 Les pick-up land cruiser MSF subissent tous une modification importante sur le pare-chocs dans les

ateliers de Bordeaux ou de Kampala avant d’être envoyés sur le terrain et sont parfaitement reconnaissables pour un observateur qui s’y connaît.

Les Nations Unies estiment aujourd’hui qu’entre 100 000 à 300 000 réfugiés furent tués par les forces rwandaise et l’armée de Kabila. De son côté, MSF estima à 190 000 le nombre de réfugiés massacrés par les forces AFDL et rwandaises. Une enquête internationale s’est mise en branle suite à la découverte de 3 fosses communes dans l’est du Congo en 2005. L’enquête s’intitulant « RDC: Projet Mapping concernant les violations des droits de l’homme 1993-2003 »101 a conclu que de « graves violations des droits de l’homme ou du droit international humanitaire aient été commises », tout

en demeurant prudent sur la quantité des victimes (entre 100 000 à 300 000 personnes).102

Avec le recul, nous avons aussi aujourd’hui le témoignage de Rwandais, de Congolais et militaires de l’ADFL qui décrivent les massacres de masse auxquels ils ont survécu ou auxquels ils ont participé, et qui se déroulaient presque sous nos yeux. Exterminations systématiques à la machette ou au marteau dans les camps de réfugiés, massacres sur les routes, poursuite à travers la jungle, etc. Certains témoignages d’ex-militaires de l’ADFL nous décrivent des scènes de tortures et de viols collectifs dans des marre de sang et de bras coupés, qui défient toute imagination.

Des employés locaux de MSF ont aussi témoigné en ce sens, à l’image de Maurice Niwese, un réfugié qui travaillait pour MSF et qui, passant près d’un champ d’exécution de masse avec notre véhicule, fut obligé par les forces rebelles d’enterrer les nombreux morts d’une exécution de masse qui venait de se produire. Il témoigna par la suite en 2001 dans un livre publié chez l’Harmattan.103

101 http://www.ohchr.org/FR/Countries/AfricaRegion/Pages/RDCProjetMapping.aspx

102 Voir ici : http://www.ohchr.org/FR/Countries/AfricaRegion/Pages/RDCProjetMapping.aspx 103 NIWESE, Maurice. 2001. Le peuple rwandais un pied dans la tombe. Récit d’un réfugié étudiant. Paris :