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PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

L’HUMANITAIRE VICTIME DE SES SUCCÈS ?

Une des conséquences rarement signalée de cette « catastrophisation » du monde et de la place qu’a pris l’humanitaire dans les représentations communes, est que la légitimité de nombreux projets humanitaires est souvent hautement questionnable ; les projets arbitraires et inutiles, avec leur lot d’expatriés perdus dans des contextes aux frontières difficilement cernables sont en effet légions et constituent une part très importante des interventions humanitaires contemporaines.

194 OPHIR, Adi. 2010. « The politics of catastrophization : Emergency and exception » In Fassin, Didier

and Pandolfi, Mariella (eds). Contemporary States of emergency: The politics of Military and

L’ancien président de MSF France Rony Brauman, a même déjà reconnu publiquement face à un parterre d’adhérents MSF, lors des réunions préparatoires de mise à plat de l’organisation en 2007, que plus de 50% des interventions de MSF ne servaient strictement à rien et que si on enlevait les équipes et les missions de ces terrains, personne ne verrait de différence.195 Seule une personnalité reconnue et respectée par l’organisation comme l’est Brauman pouvait se permettre de dire une telle vérité dans une rencontre officielle, sans recevoir une volée de réactions négatives. Et de fait, la question de l’inutilité de nombreux projets MSF – et de beaucoup de projets humanitaires, toutes organisations confondues - demeure aujourd’hui encore une question taboue et entourée de malaises.

Cela dit, si les missions inutiles, voire néfastes, existent bel et bien, il n’empêche que les victimes de guerres et les drames humains à grande échelle sont aussi bien réels, et pour y répondre, la nébuleuse humanitaire demeure une entité qui possède une pertinence évidente et indéniable. La professionnalisation de l’humanitaire depuis une trentaine d’années a porté fruit et l’imposante logistique des organisations de secours parvient à soigner en masse dans plusieurs endroits du monde où sévit d’importantes crises (réfugiés, déplacés, famines, guerres, etc.).

Cette réponse demeure toutefois marquée elle aussi du sceau de l’ambigüité, qui fut remarqué dès la fondation de la Croix Rouge en 1863. Les valeurs cardinales à l’humanitaire que sont la neutralité, l’universalité, l’indépendance et l’impartialité, sont à l’opposé de celles présentes dans les zones d’intervention. La guerre est tout sauf neutre et même dans des contextes moins politisés en apparence - les catastrophes naturelles ou les situations identifiées comme relevant du « sous- développement » par exemple - les intérêts divergents, les enjeux de pouvoir et des enjeux locaux souvent indéchiffrables, sont le réel des missions humanitaires. C’est ainsi qu’en des endroits où l’intervention d’urgence peut paraitre entièrement légitime, les difficultés d’accès, d’action ou tout simplement de compréhension du

contexte, sont souvent des freins sérieux au déploiement de l’action humanitaire.

En 2007 par exemple, j’étais dans la région du Cachemire indien et je me suis arrêté pour visiter l’équipe MSF de Srinagar, qui tentait depuis quelques années de démarrer un programme de soutien psychologique à la population de la capitale. Avec une population d’environ 1 million d’habitants, Srinagar, capitale du Jammu-et- Cachemire, est un lieu où règne une forte tension et un conflit latent découlant d’un litige territorial entre l’Inde et le Pakistan. La ville, qui possède le plus haut taux de militaires « étrangers »196 par habitant au monde (1 militaire pour 2 civils), est parsemée de barrages, de barbelés et de baraquements militaires indiens. C’est plus de 500 000 militaires indiens parachutés par New Delhi qui se trouvent à Srinagar et le clivage avec la population locale est palpable pour quiconque s’aventure dans cette région.

Jugeant l’endroit propice à une intervention humanitaire - ce qui parait légitime à première vue - le siège MSF de Amsterdam a démarré au début des années 2000 une mission de soutien psychologique à la population de Srinagar. En 2007, le projet n’arrivait pas à s’ancrer ni même à démarrer réellement. Les plaintes de l’équipe sur place étaient similaires à celles que j’avais souvent entendues (ou formulées moi- même) à de nombreux endroits : contexte flou, projet ambigu, difficile entente avec les autorités locales, manque de clarté dans les objectifs, pas de soutien du siège, etc. C’est que si le siège d’Amsterdam voyait des « besoins » théoriques dans cet endroit hautement problématique, l’équipe de terrain avait beaucoup de difficultés à les trouver et à y répondre. Les « besoins psychologiques » étaient-ils d’ailleurs bien réels ? On peut le supposer vu le contexte, mais comment y répondre ? Et est-ce que la notion de « psychologie » est véritablement transposable dans le contexte du Cachemire ? Mais surtout, est-ce qu’une organisation d’urgence comme MSF, avec son

196 Si l’on peut s’exprimer ainsi concernant cette région (le Jammu-et-Cachemire a un statut particulier

haut roulement de personnel expatriés, est à même d’y répondre ?

Ces questions étaient toujours sans réponse lors de mon passage.197 Des visites d’Amsterdam avaient eu lieu à de nombreuses reprises, mais le projet flottait, peinant à démarrer, faute d’ancrage local. Le roulement des équipes expatriées tous les 4 à 6 mois empêchant toute compréhension véritable du lieu, comme toute possibilité de confiance entre l’organisation et les locaux, c’est à un flou opérationnel comparable à ce que j’avais souvent vu auquel j’assistais à Srinagar. Et malheureusement – ou plutôt curieusement – l’organisation a encore aujourd’hui toujours du mal à reconnaître que son mode opérationnel urgentiste (entre autres le « turn over » incessant d’expatriés) n’est pas à même de répondre à ce type de situation.