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PARTIE I : ENTRER EN ÉTAT D’URGENCE

ETHNOGRAPHIE DE LA DÉSORIENTATION

Ne serait-ce que pour ces raisons, rendre compte de la vie en mission avec logique et cohérence est très difficile. La nécessité d’en saisir les significations et les pourtours en dehors des catégories de l’objectivité médicale ou d’un humanisme étroit et sentimental apparait d’autant plus clairement.

L’anthropologue Mariella Pandolfi a avancé la notion « d’ethnographie de la désorientation » afin de rendre compte des situations complexes de ce genre : « Vivre

la désorientation sur des terrains comme les miens, c’est s’extirper de l’exemplarité des bureaucrates de la guerre comme de ceux de la paix et de l’humanitaire; c’est s’éloigner du langage technocratique imposé par les rapports d’experts, mais aussi de l’empathie non pensante de ceux qui témoignent de la souffrance. L’ethnographie de la désorientation, c’est l’acte extrême de l’anthropologue dans des contextes extrêmes de confusion, de violence, de guerre, mais aussi par exemple de folie; c’est assumer la responsabilité humaine, citoyenne, refuser de se sauver devant l’ampleur de l’excès. »

C’est à cette forme d’ethnographie qui alimentera une réflexion critique sur l’humanitaire pris comme phénomène global, que nous proposons de nous dédier dans les pages qui vont suivre. Même si dans ce cas précis s’ajoute deux difficultés supplémentaires :

1) Comment rendre compte d’expériences qui datent de plusieurs années? 2) Que regarder et retenir de toutes ces années de terrain avec MSF?

Notons dès le départ que si l’observation participante est la méthode de travail de l’ethnographe, nous avons plutôt ici affaire à de la « participation observante », pour

reprendre le terme utilisé par Bastien Soulé41, ainsi que par certains acteurs humanitaires qui analysent à postériori leurs expériences de terrain à l’aide d’une démarche anthropologique42. Par participation observante, il s’agit surtout de voir que la participation est première, même si dans mon cas ma formation d’anthropologue et mes convictions impliquaient dès le départ une distance et une position intermédiaire, entre le dedans et le dehors, d’avec l’organisation et d’avec l’humanitaire au sens large.

Ultimement, la démarche rejoint celle de l’anthropologie critique au sens où l’entend Didier Fassin, c’est-à-dire ce double mouvement qui vise à « saisir l’idéologie

humanitaire (…) à partir de ce qu’elle occulte de la réalité du monde et (…) en tant qu’elle est devenue notre manière de l’appréhender.43 »

Assumer la participation implique aussi de reconnaitre que nous sommes d’emblée jetés dans le monde, et que la distance objective d’avec lui est une impossibilité méthodologique et une fuite idéologique. L’illusion objectiviste pour toute science de l’homme a été dénoncée avec clarté par de nombreux courants de pensées. Retenons ici ceux influencés par l’école de Francfort44, par Martin Heidegger45 ou par Michel Foucault, ce dernier explorant de manière conséquente et convaincante la question du savoir et de son rapport au pouvoir. Comme le dit Foucault dans ses cours de 1978- 1979 au Collège de France : « au lieu de partir des universaux pour en déduire des

phénomènes concrets, ou plutôt de partir des universaux comme grille d’intelligibilité obligatoire pour un certain nombre de pratiques concrètes, je voudrais partir de ces

41 SOULÉ, Bastien. 2007. Observation participante ou participation observante? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales. Recherches qualitatives, 27 (1), 127 - 140 42 Nous pensons ici spécifiquement à la thèse de DAVID, Pierre Marie. 2013. Le traitement de l’oubli. Épreuve de l’incorporation des antirétroviraux et temporalités des traitements du sida en Centrafrique. Faculté de pharmacie : Université de Montréal.

43 FASSIN, Didier. 2010. La raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent. Paris : Gallimard,

p.317.

44 HABERMAS, Jürgen. 1990. La Technique et la science comme «idéologie». Paris : Gallimard.

45 HEIDEGGER, Martin. 1996. Science et méditation. IN « Essais et conférences ». Paris : Gallimard, p.

pratiques concrètes et passer en quelque sorte les universaux à la grille de ces pratiques. »46

C’est ce que je propose de faire ici, en utilisant les anecdotes et les situations auxquelles j’ai été confrontées dans mon expérience humanitaire, pour éclairer et dévoiler des pans significatifs de l’humanitaire qui, autrement, resteraient dans l’ombre.

Cette posture est d’autant plus nécessaire que dans le cadre de l’humanitaire international, l’objectivité scientifique est souvent une mise à distance hautement contestable, une façon d’ignorer des pratiques, des manières d’être et des modes d’organisations locales qui ne rentrent pas dans le cadre défini par l’exigence objective. En outre, l’expérience de terrain nous transforme et il est impossible de ne pas en tenir compte, tout comme il est impossible de ne pas assumer la dimension politique et existentielle de toute forme de recherche et d’engagement similaire. D’un autre côté, accepter la singularité personnelle47 d’une ethnographie permet de parler d’aspects humains ignorés par les autres sciences sociales. Sans oublier « les bienfaits d’une salutaire distance »48, reconnaissons que les descriptions de la réalité sont toujours partielles et qu’elles se configurent inévitablement en fonction du message à passer.

Lors de la guerre de Brazzaville de 1998 par exemple, un Congolais qui essayait de décrire la situation dit quelque chose de similaire, en constatant la difficulté inhérente à une telle activité : « Témoigner en temps de guerre n’est pas dire toute la vérité ni

reconstruire ce qui s’est réellement passé mais assumer une partie de sa propre

46 FOUCAULT, Michel. 2004. Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979). Paris :

Gallimard, p.5.

47 Je préfère l’emploi du terme « singularité personnelle » à celui de « subjectif », qui d’emblée nous

situe en rapport à l’objectivité.

48 BIBEAU, Gilles, 2010. Syllabus doctoral. Département d’Anthropologie : Université de Montréal, p.

subjectivité en situation de danger. Le témoin n’a pas toujours raison et livre une vérité personnelle. (…) Que le témoin n’ait pas totalement raison ne signifie pas, par contre, que cet avantage échoit à celui qui authentifie son texte. Par ses choix et ses coupes, ce dernier construit une représentation de la réalité et propose aussi une représentation partielle et partiale de la réalité.49 »

Si la participation observante possède ses travers et ses biais, ne serait-ce que celui d’être un acteur direct et impliqué dans l’objet d’étude, elle donne aussi accès à des dimensions du réel qui sont quasiment inaccessibles à toute autre approche ou méthode de recherche.

Par exemple, mon statut de chef de mission en Angola et au Burundi ou de chef de projet à Brazzaville ou à Kampala m’ont permis d’entrer en contact avec de hauts responsables ministériels locaux, des chefs de guerres rebelles, des militaires de l’armée officielle, des prêtres catholiques impliqués dans des rébellions ou des pourparlers de paix, des représentants d’organisations internationales comme le FMI et la Banque Mondiale, des responsables de laboratoires de recherches américains dans les épidémies d’Ébola, mais aussi de hauts responsables d’institutions internationales comme la Croix Rouge Internationale, l’OMS, le HCR et le PAM. Il est normalement difficile d’interroger les grands responsables politiques et institutionnels vu leurs positions de dominants, mais contrairement à ce qui se passe pour de nombreux chercheurs, mon statut de chef de mission a beaucoup facilité l’entrée en relation et les confidences de toute sorte. L’échange d’informations n’étant pas à sens unique – MSF a toujours quelque chose à dire sur l’état d’un pays, sur la sécurité et sur les enjeux globaux ou locaux – la communication et l’échange d’informations en étaient grandement facilités. Ce point a son importance cruciale et

49 GANGA, Rémi Bazenguissa. 1999. Témoigner pour survivre. IN Congo-Brazzaville. Dérives politiques, catastrophe humanitaire, désirs de paix. Paris : Karthala, p.18.

permet de voir clairement qu’on ne peut pas expliquer l’essentiel sans y être aussi impliqué.

Rappelons qu’il ne s’agit pas du tout ici d’opter pour un subjectivisme au détriment d’une quelconque objectivité mesurable et quantifiable. Il s’agit plutôt de viser à l’honnêteté intellectuelle et phénoménologique, de reconnaitre et d’assumer une responsabilité et une dimension éthique originaire en reconnaissant que nous sommes toujours situés et impliqués politiquement. C’est en ce sens que la recherche d’une objectivité qui prétend exclure la personne et son rapport au monde pour accéder au réel, comporte une dimension qui peut avoir des conséquences éthiques et politiques importantes, ne serait-ce que par l’arrogance aveugle aux formes de pouvoir, de dominations et d’exclusions qu’elle implique.

Nous verrons d’ailleurs dans les ethnographies qui vont suivre que c’est souvent en abordant le réel à partir des catégories humanitaires qui se veulent objectives ou à partir d’une rationalisation des contextes réduits à une conceptualisation médicale, que l’aveuglement aux réalités locales est le plus criant.