• Aucun résultat trouvé

PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

RECOMMANDATIONS FINALES

À partir de ce moment, je compris clairement que l’enjeu principal de cette région était la question sécuritaire et que nous avions suffisamment enquêté sur le médical et le nutritionnel. J’hésitai toutefois longuement pour savoir si je devais proposer (ou non) des formes d’interventions MSF au siège de Genève. À l’aide d’un téléphone satellite, j’ai appelé la responsable nutrition de Genève pour avoir son avis sur les cas de malnutrition rencontrés. À ce niveau, elle partageait mon avis : sans être alarmant, la situation pouvait justifier un monitoring léger de MSF et des interventions ponctuelles, dont la stratégie restait à développer. La question de la sécurité serait bien sûr centrale dans le cas d’une intervention MSF.

J’écrivis donc un bref rapport sur la situation, en proposant une intervention MSF légère pour le reste de l’année 2007 et pour 2008, avec 2 ou 3 expatriés basés à l’est du Cameroun. L’équipe serait chargée de fournir les centres de santé existants en « Plumpy-nut »167 et de profiter des évaluations nutritionnelles d’enfants pour faire des distributions ambulatoires de « Plumpy-nut ». Le « Plumpy-nut » est une forme de beurre d’arachide sucré spécialement conçu pour les enfants souffrants de malnutrition sévère et enveloppé en sachets individuels faciles d’usage. Les enfants mettent facilement le sachet à la bouche pour sucer le produit sucré/salé et protéiné, faisant du Plumpy-nut une des méthodes les plus efficaces pour combattre la malnutrition sévère lorsqu’elle est encore traitable.

L’équipe MSF devrait évaluer la situation nutritionnelle fréquemment et proposer aussi quelques réhabilitations mineures dans les centres de santé à proximité des villages où les taux de malnutrition sont les plus importants. La question sécuritaire devait aussi être suivie de près et être un enjeu central de cette mission, tant pour les expatriés que pour comprendre les risques encourus par les populations locales, en particulier les réfugiés Bororos.

MSF accepta mes recommandations et une petite mission avec 3 expatriés se mit en branle peu de jours après mon rapport. J’aurais pu suggérer à MSF de ne pas intervenir, la situation n’était pas véritablement urgente au niveau médical et la présence d’une petite équipe d’expatriés était questionnable, surtout vu les risques sécuritaires. Je pris cette décision en pensant aux villageois qui s’étaient pliés à nos évaluations nutritionnelles et qui se plaignaient du passage incessant d’ONG qui ne donnait rien en retour. J’avais aussi été très frappé par la dignité, la noblesse et la détresse contenue de nombreux Bororos que j’avais croisés pendant cette mission, à l’image de ce Bororo de Garoua-Boulaï qui cherchait à vendre 2 vaches pour récupérer son enfant.

Pouvais-je retourner tranquillement chez moi à Genève168 et laisser ces gens à leur sort, après avoir fait un petit voyage d’aventure de quelques semaines en territoire Bororo ? J’en étais difficilement capable. Et même si je ne croyais pas du tout qu’une équipe MSF puisse faire réellement quelque chose pour cette population, je me reposai sur les indicateurs médicaux recueillis pendant la mission pour justifier une intervention qui, fort probablement, ne pourrait rien changer à la situation difficile des réfugiés Bororos et des populations de l’est du Cameroun.

Il y a souvent cette part de subjectivité dans le démarrage d’une mission MSF. On se repose sur des indicateurs médicaux pour justifier une intervention qui, bien souvent, ne pourra rien changer ou ne changer que peu de choses à la situation. Dans le cas du démarrage de cette mission de soutien aux réfugiés Bororos, cette dimension était centrale, mais inavouée – parce que sans doute inavouable.

Ajoutons qu’il y avait aussi une dimension stratégique pour le positionnement de MSF dans cette région. La République Centrafricaine était instable depuis longtemps et le problème des réfugiés pouvait s’accentuer et devenir réellement dramatique. En ce sens, une présence de MSF dans la région faciliterait de futures interventions d’urgence et permettrait un monitoring de la situation.

Je quittai quand même le Cameroun avec une certaine amertume. Le problème central que je percevais dans ce pays était la position qu’il occupait dans le réseau du commerce mondial et la « dictature » soft du président Biya. Bien qu’il ne règne pas de terreur étatique au Cameroun, ses habitants restaient prisonniers d’un ordre international où l’exploitation des matières premières s’accompagne de la paupérisation d’une population maintenue dans cet état.

L’humanitaire défendu par MSF ne laissait que peu de place pour questionner ce genre de contexte, qui demeure bien sûr extrêmement complexe. Je savais par

exemple que l’enjeu des razzias et du kidnapping existait dans la région avant la période coloniale et sa résurgence contemporaine soulève de nombreuses questions sur la persistance de logiques intercommunautaires qui s’inscrivent dans le long terme. Et je ne parle pas ici de l’enjeu des Pygmées et de la coexistence entre les populations semi-nomades et les agriculteurs sédentaires, qui ne peut se régler facilement.

La question de la Centrafrique demeure aussi très préoccupante. Depuis ma mission en 2007, la situation s’est considérablement détériorée en République centrafricaine, avec désormais quatorze des seize régions du pays qui sont contrôlées par des milices et sur lesquelles ni l’État ni la mission de l’ONU n’ont prise. Le nombre de réfugiés centrafricains et de déplacés internes a triplé depuis ma mission de 2007 et les possibilités de paix s’amenuisent chaque jour. Le 19 juin 2017 par exemple, au moment même où 13 groupes rebelles centrafricains signaient un accord de cessez- le-feu à Rome sous le parrainage de la communauté catholique de Sant ’Egidio169, un des groupes signataire se livrait à un massacre de civils important à Bria, dans le centre de la RCA.170 D’ailleurs, après avoir fermé en 2009 cette mission que j’ai ouverte en 2007, MSF a récemment redémarré une mission similaire à Garoua-Boulaï en 2014, pour accueillir l’afflux de réfugiés centrafricains.