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PARTIE I : ENTRER EN ÉTAT D’URGENCE

LA RELATION AUX POPULATIONS LOCALES : MÉFIANCE ET SUSPICION

Au bureau MSF, l’organisation du travail et la hiérarchie qui en découlait frappait d’emblée. Les Zaïrois étaient ici au service du projet des expatriés et ceci tenait lieu d’évidence in-questionnable et in-questionnée. C’était, ici, un ordre qui allait de soi, pour les locaux comme pour les expatriés. Le terme le plus utilisé pour parler des employés locaux était celui de « staff national » et l’expression était souvent réduite à sa plus simple expression de « staff nat ». Les expatriés étaient les cadres et les

coordinateurs, le personnel local était les exécutants. La différence de salaire entre les locaux et les expatriés était conséquente : de 1 pour 20 à 1 pour 40. Ceci était justifié par le niveau de salaire au Zaïre, MSF devant demeurer dans les limites respectables des normes du travail local. À cela, s’ajoutait un per diem pour menues dépenses de 600$ pour les expatriés qui, comme spécifié plus haut, correspondait à près de 7 fois le salaire d’un garde de maison, et à plus de 5 fois le salaire d’une infirmière locale.

C’est dans ce contexte que je reçus mon premier briefing local et que j’appris aussi les hiérarchies internes aux expatriés de l’organisation. D’entrée de jeu, je reçus un « briefing sécurité » qui s’ouvrit avec cette question : « que faire lorsque l’on frappe accidentellement en voiture un enfant ou une personne qui traverse la route » ? Soupçonnant qu’il n’y avait pas de service d’ambulance organisé au Zaïre, je répondis machinalement qu’on devait prendre la personne blessée avec soi pour la conduire ensuite à l’hôpital le plus proche. La naïveté de ma réponse fit sourire mon supérieur expatrié, qui déclama : « Tu es mort !», en me montrant des photos de lynchages publics tirés d’un vieux journal local. Ma formation d’anthropologue m’avait habitué aux narratifs qui choquent et déplacent, mais je ne me doutais pas que les lynchages publics étaient aussi fréquents que le disais mon supérieur hiérarchique et quasiment systématique lors des accidents de voiture impliquant une personne blessée. En cas d’accident sur la route, le premier réflexe à avoir était donc à l’opposé de l’obligation d’assistance aux blessés que nous avons dans une situation similaire en Occident. Au Zaïre, il fallait s’empresser de fuir, sous peine d’être lynché par la foule.

Ma réponse spontanée sur les accidents de voiture confirmait mon statut de néophyte ou plutôt de « première mission ». Pour les expatriés, ce statut de « première mission » correspond à un niveau pré-initiatique qui confère à celui ou celle qui le possède non pas tant un statut d’apprenti, mais plutôt celui de méfiance généralisée. L’expression « c’est une première mission » chez MSF, se transformant souvent en synonyme « d’incapable » ou de « pas encore intégré à l’organisation », ce qui est vrai la plupart du temps d’ailleurs.

La culture de travail de l’organisation nécessite en effet quelques mois de pratique avant d’être bien acquise. Elle ne va pas du tout de soi. Être plongé en Afrique centrale dans un pays où couve une guerre civile réelle ou fantasmée, impose en effet un savoir-faire précis et bien rodé, me disait-on. Lorsque tout explose, il importe d’avoir des repères stables et de savoir où s’accrocher. L’humanitaire le fait en s’appuyant sur un système de règles, de techniques, de procédures, de guidelines et de hiérarchies bien fixés, qui rappelle l’organisation militaire avec ses échelons de commandements et son respect de la hiérarchie.

En pays étranger, le premier réflexe pourrait être aussi de demander aux populations locales ce qu’elles pensent et ce qu’elles veulent. Une telle attitude est stoppée dès la première tentative. L’expérience acquise par l’organisation nous fait vite sentir que demander l’avis de la population est faire preuve d’une naïveté que seul un « première mission » peut encore avoir.

Une importante littérature critique analyse aujourd’hui ce rapport aux populations locales typique de l’humanitaire d’urgence, et cela au sein même de MSF. Par exemple, dans un mémoire de maitrise datant de 2009 et consacré à « la responsabilité des

humanitaires envers leurs populations cibles », Jean-Marc Biquet, chargé de recherche

à Médecins Sans Frontières/Suisse, fait part des difficultés et de la quasi impossibilité pour les travailleurs humanitaires expatriés de concevoir le sujet de l’aide, la victime, comme un être pouvant participer, choisir ou avoir une voix dans le déploiement de l’assistance lui étant adressée. 33

33 C’est à travers la notion d’«accountability towards Beneficiaries », un terme emprunté à l’univers de

l’économie, que Jean-Marc Biquet (et Médecins Sans Frontières) se penche sur cette question depuis quelques années : « Le concept «accountability towards Beneficiaries » est très en vogue dans le milieu

humanitaire et académique en lien avec le dispositif de l’aide. Pourtant, interrogés sur ce concept, les travailleurs humanitaires MSF rencontrés au Tchad, dans un premier réflexe, renversent la question à l’interrogateur: « cela veut dire quoi exactement ? »

BIQUET, Jean-Marc. 2009. Accountability Towards Beneficiaries ou De la responsabilité des

L’idée même de « rendre des comptes » aux populations objet de l’intervention humanitaire demeure encore une idée extrêmement floue, voire pratiquement inaudible pour la plupart des travailleurs humanitaires expatriés de Médecins Sans Frontières, comme le montre ce mémoire de Jean-Marc Biquet.

À ce paradigme inégalitaire et instrumental envers les locaux, s’ajoutait au Zaïre de 1996 la grande méfiance qu’inspirait la population locale aux expatriés MSF de Kinshasa. Le vol, l’escroquerie et l’arnaque des locaux étaient, au Zaïre de l’époque, une obsession que l’on nous transmettait rapidement. À tel point que 3 jours à peine dans le pays suffisaient pour comprendre que « les Zaïrois sont tous des voleurs ». Même le siège de Paris s’inquiétait de cette attitude jugée « raciste » de ses expatriés expérimentés au Zaïre, venant ici conforter les impressions que pouvait avoir une « première mission » face à tant de méfiance affichée ouvertement.

La suite de mon expérience africaine m’apprit néanmoins que mon angélisme devait s’armer d’une dose de réalisme. Les différentes tentatives de vol du personnel local étaient bien réelles et même fréquentes. Et si je les interprétais différemment que la majorité des expatriés, étant plus détaché de l’organisation et de ses aspirations que ne l’étaient la plupart d’entre eux, il n’en demeurait pas moins que nous devions composer avec cette réalité. Mon engagement futur dans l’humanitaire me permettra de clarifier cette question sur laquelle nous reviendrons plus tard.

Ajoutons quand même ici, pour nuancer ce qui est dit plus haut, que la mission et le type de travail inhérent aux organisations humanitaires sont propices à ce type de méfiance et de distance envers les locaux. Dès ce premier briefing par exemple, on m’expliqua qu’afin d’éviter une trop grande proximité avec les logiques et les façons de faires locales - qui sont souvent corrompues et violentes - MSF demande qu’un expatrié ne reste jamais plus de 2 ans au même endroit, la durée moyenne de la plupart des contrats étant d’environ 6 mois. On m’expliqua qu’au-delà de 2 ans de présence dans un pays, cela nous rend très familier avec ce dernier et nous fait accepter et prendre comme allant de soi des situations qui devraient plutôt nous

indigner. Afin de garder l’indignation humanitaire pure et libre de « valeurs locales », l’organisation préconise ainsi une certaine distance d’avec les locaux.

À cela s’ajoute le fait que les interventions en contexte de guerre se déroulent la plupart du temps en milieux hautement politiques, où la distinction amis/ennemis est portée à son paroxysme. Toute une tradition humanitaire voit donc logiquement dans l’extériorité au contexte, la condition même d’une action impartiale et neutre de la part des secouristes. En ce sens, la distance d’avec les populations locales est en quelque sorte inscrite dans « l’ADN » humanitaire et constitutive de sa manière de se déployer dans le monde. Cela, nous le comprenons tous dès les premiers moments de vie en projet humanitaire, ne serait-ce que par la distance physique rencontrée dès les premières journées de missions (quartiers résidentiels luxueux, restaurants dispendieux, etc.).

Les arguments avancés pour justifier la séparation expatriés/locaux me convainquit par leur logique. Il est vrai par exemple que l’on s’habitue rapidement à des situations qui, vues d’Europe ou d’Amérique du Nord, sont très violentes ou inacceptables. Il est vrai aussi qu’une distinction claire entre secouristes et locaux participe de l’aspiration à la neutralité, sans laquelle il serait difficile d’évoluer dans les contextes de guerres. Mais je gardai spontanément une aversion quant à la distance que prenait l’organisation d’avec les populations locales. L’impression prégnante que nous étions en mission pour l’humanitaire, et non pas pour les populations aidées, m’habita dès le départ. D’autant plus que ce que je voyais autour de moi après ces quelques jours dans le pays ne correspondait pas du tout à l’image que renvoyaient les expatriés expérimentés que je côtoyais.

Je me retrouvais en effet au Zaïre, dans un pays au niveau de sécurité important, qu’on me disait proche de la guerre civile, travaillant pour une organisation humanitaire d’urgence, dans une ambiance où le rire, les danses, la spontanéité et les fêtes me paraissaient à première vue beaucoup plus joyeuses et agréables, voire « paisibles » que ne pouvait l’être, par exemple, le hall d’entrée du bureau de MSF à Paris.