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PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

AU CŒUR DE KISANGANI ASSIÉGÉ

Je quittai donc Kinshasa pour Kisangani à la fin de janvier 1997, pour aller travailler dans ce contexte. J’étais assigné à la base MSF de Kisangani à titre de logisticien approvisionnement, comme support aux missions situées plus à l’intérieur des terres. La base MSF de Kisangani était un lieu de passage des expatriés vers les camps de réfugiés situé à 20 minutes de vol. Une dizaine d’expatriés y étaient présents en permanence et la plupart faisaient des allers-retours avec les avions du HCR, entre la base et les camps de réfugiés. À Kisangani, nous avions aussi un centre de transit avec une quarantaine de lits, où arrivaient à pied des Zaïrois fuyant la guerre de l’est. Ayant traversé la jungle à pied, la plupart étaient dans un état déplorable.

90 Il s’agit d’une estimation du HCR, il est encore très difficile d’avoir des chiffres précis pour ce

J’avais comme principale tâche d’acheminer le matériel dans les missions de secours de l’est – surtout celle du camp de réfugiés de Tingi-Tingi où étaient entassés 200 000 réfugiés - de gérer l’entrepôt et d’approvisionner le centre de transit de Kisangani. Comme j’étais constamment sur la route, j’étais quotidiennement confronté aux multiples check-points et barrages militaires qui séparaient notre bureau de l’aéroport de Kisangani. Chaque passage aux check-points devait se négocier avec des militaires saouls ou sous l’effet de la marijuana, souvent malades et fiévreux, et qui n’avaient comme seul salaire que le paiement de « taxes » aux barrages ou l’extorsion des populations. Mon travail fut grandement facilité par la connaissance du Lingala et des Zaïrois en général.

Je découvrais ici un autre visage de MSF. Ce que j’avais pris pour de l’absurdité gestionnaire et technicienne lors de ma première mission, m’apparaissait soudainement sous un autre jour. Je compris aussi rapidement l’utilité des règles de sécurité contraignantes, ainsi que la raison derrière la paranoïa de plusieurs expatriés envers les locaux. Comment des expatriés français ou européens, pour la plupart des techniciens sans grande culture politique, anthropologique ou historique, pouvaient-ils comprendre quoi que ce soit aux violences auxquelles ils étaient quotidiennement confrontés ? Que pouvaient-ils penser des militaires saouls, des lynchages de masse, comme de cette guerre dans laquelle nous étions un des acteurs improbables ?

Décrivant un phénomène similaire dans le Rwanda de 1994, le journaliste David Rieff aura cette réflexion : « La plupart des humanitaires sur le terrain, pas plus d’ailleurs

que la plupart des responsables travaillant au siège des organisations, n’avaient de connaissance politique ou historique spéciale des zones de crise dans lesquelles ils travaillaient. Ce n’était guère surprenant. Pourquoi un médecin de Narbonne ayant travaillé dans un hôpital régional avant d’arriver dans la région des Grands Lacs africains, ou un ingénieur de Californie, auraient-ils dû tout savoir sur le Rwanda ? Souvent, ils étaient jeunes et nouveaux venus dans la région. Et ils n’étaient pas des

experts politiques. D’ailleurs, s’ils l’avaient été, il est peu probable que des organisations telles que MSF, Oxfam ou l’IRC les auraient recrutés, puisque c’est de leurs compétences techniques qu’on avait besoin, pas de leur subtilité dans le domaine de l’Histoire. »91 De par la lourdeur de son appareil de secours, l’humanitaire n’engage en effet que des techniciens nécessaires au fonctionnement de son dispositif – à l’exception notable de quelques chefs de mission qui proviennent parfois des sciences politiques - et là réside une très grande ambiguïté. Le lien entre la déresponsabilisation, le totalitarisme et l’absence de pensée a été bien analysé par Hannah Arendt et nous verrons plus loin que l’analyse d’Arendt a même été utilisée par Rony Brauman pour l’aider à comprendre les formes d’aveuglement et d’absence de pensée que l’on retrouve souvent en contexte de guerre chez les humanitaires.

N’empêche que cette mission m’initia véritablement à l’humanitaire d’urgence et me plongea dans l’innommable et l’indicible. MSF aidait les camps de réfugiés hutus rwandais qui étaient systématiquement attaqués par les troupes rebelles tutsies de Laurent Désiré Kabila. Ce dernier avançait à l’intérieur du Zaïre avec une vitesse surprenante. Le monde entier qui suivait ce conflit découvrait que le Zaïre n’avait plus d’armée, cette dernière fuyant et pillant sa propre population dès qu’elle apprenait l’arrivée des rebelles. L’AFDL put ainsi prendre le Zaïre pratiquement sans aucun combat, tout en poursuivant et massacrant les réfugiés rwandais qui se trouvaient sur sa route.

Pour les humanitaires, la situation était d’autant plus complexe que beaucoup de ces réfugiés avaient participé activement au génocide des tutsis rwandais, voire en était les principaux instigateurs – ce qui en faisait des réfugiés difficilement « vendables » dans le marché de la misère. Pour compliquer la chose, la plupart des observateurs étrangers se réjouissaient aussi du possible renversement de Mobutu, qui était au pouvoir depuis 1965 et qui avait grandement contribué à la paupérisation de son

pays. L’armée rebelle de Kabila avait donc plutôt bonne presse à l’international, à l’exception de la France qui supporta Mobutu jusqu’à la fin.

MSF se trouvait donc à aider des victimes qui étaient perçues comme étant génocidaires et ces victimes étaient attaquées par une armée de rebelles qui avait une certaine sympathie à l’international (surtout américaine). Nombre de ces réfugiés étaient aussi des femmes et des enfants qui n’avaient pas pris part au génocide, mais qui s’étaient retrouvés dans ces camps par crainte des représailles anti-hutues suite à la prise de pouvoir du FPR au Rwanda. Le cycle de massacres et de vengeance qui se déroulait pratiquement sous nos yeux pouvait donc difficilement être arrêté. Notre mission principale consistait à appuyer le camp de Tingi-Tingi à 240 km au sud de Kisangani près de la ville de Lubutu, où 200 000 réfugiés étaient entassés après avoir fui l’avancée des troupes rebelles de Laurent Désiré Kabila et l’armée rwandaise. Ces réfugiés rwandais qui venaient de parcourir 1000 km à pied en pleine jungle, s’agglutinaient fréquemment de chaque côté de la voie ferrée ou de la piste d’atterrissage d’urgence construite par le HCR, en attente de distribution de vivres. Dans le camp de Tingi-Tingi, l’ambiance était apocalyptique, pratiquement impossible à décrire. L’odeur, la fumée, le bruit, la promiscuité, la mort, la fuite, la faiblesse, les enfants squelettiques et décharnés aux pieds enflés, tout dans cette masse humaine en haillons qui venait de parcourir la jungle à pied, poursuivie par les milices rwandaises et banyamulenge, respirait le sursis et la mort.

Une équipe de 4 expatriés MSF était basée à Tingi-Tingi et l’équipe de support de Kisangani dont je faisais partie faisait souvent des allers-retours Kisangani/Tingi- Tingi avec l’avion des Nations Unies pour appuyer l’équipe ou organiser une distribution de nourriture. À partir de janvier 1997, en plus de MSF, Caritas, Action contre la faim, Unicef et le HCR étaient présents à Tingi-Tingi. Le camp était organisé spontanément par les réfugiés selon un modèle rwandais, avec président de section et représentant de quartier. Mais l’équipe MSF a remarqué dès janvier 97 des

détournements de nourriture dans le camp au profit des leaders et des Interahamwe qui contrôlaient le camp.

La tension était forte au sein de l’équipe expatriée de Kisangani et les dissensions nombreuses. Les réunions d’équipe quotidiennes que nous avions après le couvre-feu de 18hrs étaient souvent violentes, avec des opinions divergentes sur la manière de mener l’opération. Nouvellement arrivé dans l’équipe, je peinais à saisir l’ampleur des enjeux humanitaires et militaires, qui se transformaient en conflits très violents entre expatriés. Le coordinateur de la mission qui avait dénoncé publiquement la présence d’Interahamwe parmi les réfugiés se faisait critiquer vertement par d’autres membres de l’équipe qui jugeaient que cela nuisait aux réfugiés. Les donateurs étant réticents à donner pour des génocidaires, dire publiquement que les réfugiés étaient des Interahamwes ne facilitait en rien la générosité des donateurs. Les taux de malnutrition étaient dramatiques parmi les réfugiés vers la mi-février, surtout les enfants de moins de 5 ans, et certains membres de l’équipe MSF s’auto-accusaient de participer à la condamnation des réfugiés, en pointant du doigt que certains parmi eux étaient d’anciens génocidaires. Mais à la vérité, les tensions dans l’équipe expatriée étaient surtout le fait de la fatigue et de la tension aigüe qui régnait dans cette ville qui allait bientôt tomber aux mains des rebelles.

À cette tension s’ajoutait le fait qu’il était difficile de mesurer les effets pervers de la présence humanitaire. Nous suspections que les réfugiés étaient systématiquement massacrés par les rebelles, mais nous ne savions pas si notre présence favorisait ce massacre. En attirant des réfugiés dans des camps ou sur le bord de la voie de chemin de fer où avait lieu parfois des distributions de nourriture, ne permettions-nous pas de rassurer faussement les réfugiés et de les attirer vers des endroits où les rebelles pourraient par la suite facilement les trouver et les massacrer ? Et de fait, à l’aide de témoignage de villageois et de réfugiés, MSF réalisa en avril 1997 que les rebelles se servirent explicitement des humanitaires (et de MSF) pour attirer les réfugiés pour ensuite les massacrer.

Dans son ouvrage sur « l’expérience rwandaise de MSF de 1982 à 1997 », Jean-Hervé Bradol met un extrait de la correspondance du coordinateur de Kisangani en 1997, qui exprime parfaitement l’état d’esprit dans lequel était l’équipe à ce moment de la guerre : « Un moment super difficile plein de décisions pénibles, de sentiments de

frustration, de déprime, de manipulation et de honte, d’insécurité difficilement appréciable, accumulation de fatigue physique et mentale. »92

Travailler dans ce contexte était très difficile. Les rumeurs de massacre étaient partout et nous rencontrions fréquemment dans les rues de Kisangani des civils zaïrois de Bunia qui avaient fui les combats et qui avaient parcouru à pied, dormant dans la jungle, la distance qui séparait Bunia de Kisangani, soit près de 1000 km.93 MSF avait un centre de transit à Kisangani pour les accueillir, où ils recevaient aide médicale, nourriture, soins et hébergement temporaire. Plusieurs femmes ayant fait le trajet paraissaient terrorisées et des rumeurs de viols sauvages et barbares arrivaient à nos oreilles, même si nous n’avions pas vraiment le temps de nous occuper de cette dimension qui n’était pas encore une priorité à MSF en 1997. Une partie de notre personnel local provenait de cette population déplacée, comme nos femmes de ménages et notre cuisinière, qui étaient des étudiantes de l’université de Bunia qui avaient marché 1000 km en brousse et qui s’étaient réfugiées temporairement à Kisangani. Pour elles, qui s’en étaient sorties sans trop de mal, le trajet avait eu indéniablement une dimension initiatique et le récit qu’elles en faisaient comportait cette dimension d’aventure, de nécessité et de dépassement de soi qui donne à l’être humain cette verticalité et cet allant qui s’acquiert difficilement dans les moments de paix ou de confort.

92 BRADOL, Jean-Hervé et LE PAPE, Marc. 2016. Génocide et crime de masse. L’expérience rwandaise de MSF 1982-1997. Paris : CNRS, p.209.

93 François Lagarde et Bogumil Jewsiewicki ont publié des témoignages de Rwandais et de

combattants ayant traversé cette période.

LAGARDE, François. 2013. Mémorialistes et témoins rwandais (1994-2013). Paris : L’Harmattan. JEWSIEWICKI, Bogumil. 2012. La première guerre du Congo-Zaïre (1996-1997). Récits de soldats AFDL. Paris : L’Harmattan.