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PARTIE II : AU CHEVET DU MONDE

PENSER LES INJUSTICES GLOBALES ?

Mais la complexité du contexte, tout comme la situation catastrophique de la République centrafricaine voisine, justifie-t-elle de n’aborder la situation de l’est du Cameroun que sous l’angle humanitaire ? Cette question est d’autant plus importante que de nombreux travailleurs MSF d’expérience se la posent fréquemment. La posture urgentiste de MSF est désormais une véritable « culture d’entreprise »

169 L’église catholique est souvent impliquée dans les processus de paix en Afrique centrale, de par son

réseau étendu de missionnaires, qui en fait une entité diplomatique très importante en cas de conflit.

170 http://www.rfi.fr/afrique/20170520-rca-bria-affrontements-deplaces-seleka-minusca-fprc- noureddine-adam

difficilement ébranlable, qui comporte son lot d’incohérence et d’irrationalité - et le dispositif matériel de secours mis en place par l’organisation (kits, entrepôts géants en Europe et à Dubaï, guidelines, experts bien installés dans les sièges, etc.) impose forcément des orientations opérationnelles urgentistes standardisées. Mais le malaise de l’organisation face aux grandes questions de justice – qui appelle nécessairement un ancrage dans le long terme - semble prendre racine dans une dimension plus idéologique.

Rappelons qu’au milieu des années 1980, l’organisation que je représentais avait dénoncé publiquement les combats politiques pour la justice nord-sud en les assimilant à du « tiers-mondisme idéologique ». L’ouvrage collectif de la fondation Liberté Sans Frontières de MSF, « Tiers Mondes. Controverse et réalités », paru en 1987, ira jusqu’à célébrer la présence des multinationales dans les pays pauvres comme une solution pour le développement de ces pays : « C’est parce que les

engagements passionnés et les slogans mobilisateurs ont trop souvent masqué la réalité des faits que ce livre s’est donné pour but de faire le point sur toutes les controverses concernant le Tiers Monde. Les multinationales ? Le Tiers Monde a besoin d’elles. »171, dit ouvertement l’introduction de cet ouvrage.

L’affinité avec le néolibéralisme et les multinationales fut en effet publiquement défendu par l’association lors de la création de la fondation « Liberté Sans Frontières » en 1985. Suite à la famine éthiopienne de 1984172, Claude Malhuret, alors président de MSF, fait du combat contre le communisme une obsession personnelle, qu’il partage avec de nombreux dirigeants de MSF. À l’époque, l’ONG présenta son virage néolibéral comme un exercice de lucidité pragmatique en accord avec la réalité du terrain. En effet, dans la deuxième moitié des années 70, la guerre froide crée de nouveaux foyers de violence ; en Angola, au Cambodge et en Afghanistan entre autres. La plupart de ces foyers de violence sont perçus à l’époque comme étant des « guerres

171 BRUNEL, Sylvie. 1987. Tiers Mondes. Controverse et réalités. Paris : Economica., p.5

172 Dont le gouvernement communiste éthiopien était en partie responsable, entre autres en opérant

internes » ou, comme pour l’Afghanistan alors aux prises avec l’Union Soviétique, comme des guerres liées à l’impérialisme soviétique. Loin de la soi-disant barbarie d’un Occident en quête de ressources naturelles et d’expropriation de paysans mis au travail au profit du capital, c’est plutôt à des populations victimes de toutes les conséquences d’un communisme local (ou soviétique) auxquelles sont confrontés les jeunes médecins - souvent maoïstes - de MSF.

C’est du moins le discours que tenait l’association à ce moment de son histoire. La confrontation sur le terrain avec les réfugiés fuyant les régimes communistes totalitaires provoqua donc une remise en question radicale. En constatant que 90 % des réfugiés de l’époque fuyaient les régimes communistes, les leaders de Médecins Sans Frontières décidèrent de se prononcer clairement contre le communisme et menèrent campagne contre les courants d’émancipation politique de gauche du Tiers Monde, désormais identifiés au « Tiers-Mondisme idéologique ». Comme le souligne Rony Brauman aujourd’hui : « les violences, parfois les ravages, de l’expansionnisme

soviétique et du communisme réel apparaissaient comme la cause primordiale des malheurs sur lesquels nous intervenions. » 173

À l’opposé des analyses « tiers-mondistes » pour qui « l’ordre néocolonial, le pillage

des ressources du tiers-monde, la détérioration des termes de l’échange (…) expliquaient les désastres des pays du sud », Médecins Sans Frontières découvrait au contraire que « la prédation des richesses était d’abord le fait des régimes locaux, dont la violence et l’incurie étaient les causes primordiales des échecs. »174

Claude Malhuret décida même de s’inspirer de la « Heritage foundation » - qui aida Reagan à battre Carter aux USA - pour développer une fondation MSF qui puisse contribuer au combat « antitotalitaire », alors à l’ordre du jour dans les démocraties libérales. Le président de MSF ira même jusqu’à visiter cette fondation à New York,

173 BRAUMAN, Rony. 2006. Penser dans l’urgence : parcours critique d’un humanitaire. Paris : Seuil.,

p.107.

qui aidera en retour l’organisation humanitaire en contribuant au financement de la fondation liberté Sans Frontières.

MSF s’inscrivit ici explicitement et officiellement dans l’horizon néolibéral et néoconservateur à l’américaine. Réunissant certains penseurs libéraux français de l’époque, la fondation « Liberté Sans Frontières » vise explicitement à attaquer les thèses tiers-mondistes sur le développement, tout en s’inscrivant dans la lutte antitotalitaire. Cette fondation donna à MSF un substrat idéologique nourrissant un imaginaire qui, bien que beaucoup plus nuancé et critique aujourd’hui, eut une influence importante sur la structure organisationnelle175 et matérielle de l’organisation.La fondation « Liberté Sans Frontières » fut dissoute en 1989, pour être remplacée par la « fondation MSF », qui perdure jusqu’à ce jour. 176

Cela dit, si certaines critiques antitotalitaires de l’époque portées par MSF restent encore pertinentes, tout comme la légitimité de critiquer certains régimes du sud, ce virage « néoconservateur » et « néolibéral » de Médecins Sans Frontières était aussi bien en phase avec l’air du temps. Au même moment, le mouvement des « nouveaux philosophes » français177 réhabilitent partiellement la colonisation, l’occidental et « ses sanglots »178 est soudainement déculpabilisé et le libéralisme et les échanges commerciaux avec le monde « en voie de développement » sont perçus implicitement comme la seule et unique voie « dans la marche difficile vers le développement ».179 Tout ça pendant que Ronald Reagan et Margaret Thatcher pavent la voie à un néolibéralisme triomphant, au moment même où l’URSS vacille pour ensuite s’effondrer quelques années plus tard.

175 C’est entre autres sous Claude Malhuret que MSF devient une des premières ONG mettant l’accent

sur les levées de fond avec campagne étudiées et conçues par des spécialistes en marketing provenant du privé.

176 La fondation MSF abrite aujourd’hui le Crash : Centre de réflexion sur l'action et les savoirs

humanitaires, un « think tank » humanitaire de qualité, où évolue entre autres Rony Brauman et Fabrice Weissman. Voir ici : https://www.msf-crash.org/fr

177 Dont Bernard-Henri Lévy, Pascal Bruckner et André Glucksmann sont les plus connus.

178 BRUCKNER, Pascal. 1983. Le Sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi. Paris :

Seuil.

La conférence de presse du 10 janvier 1985 donnée par Rony Brauman et Claude Malhuret pour le lancement de la fondation « Liberté Sans Frontières », ne fut toutefois pas sans provoquer un certain malaise dans le milieu intellectuel français.180 C’est ainsi qu’Elio Comarin, journaliste de Libération, s’interrogea avec scepticisme :

« Comment définir l’impression de malaise qu’a laissé cette conférence de presse ? Est- ce l’habit « libéral » à la mode qu’ont semblé endosser les participants, si également soucieux de réhabiliter l’Occident à n’importe quel prix ? »181