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PARTIE I : ENTRER EN ÉTAT D’URGENCE

UNE CULTURE D’ENTREPRISE

Je débutai mon entrée à MSF par un briefing au département des ressources humaines, qui me fit constater rapidement que l’univers humanitaire avait son vocabulaire propre, complètement inaudible pour le non-initié que j’étais à l’époque. « Sitrep », « IDP », « NFI », « staff nat », « volontaire » et bien d’autres termes qui, tous, renvoyaient à une manière d’agir et de se rapporter au monde qui m’était complètement étrangère.

Je réalisai aussi que la division des tâches au bureau MSF était très prononcée. Les départements étaient divisés en zones séparées par blocs de bureaux et par étages; l’administration, les ressources humaines, la logistique, le département médical, les opérations et même la « communication », sorte de « marketing » humanitaire qui mettait de l’avant des narratifs et des images dont le but évident était d’accrocher l’attention du public. Tout cet ensemble se rapprochait beaucoup plus de l’entreprise privée de grosse taille ou de la multinationale, que des images habituelles de simplicité et d’approximation que renvoie spontanément le milieu « associatif » ou « humanitaire ».

Je découvrais avec hébétude l’ampleur matérielle et logistique de l’organisation dans laquelle j’entrais et l’attitude bureaucratique, organisationnelle et industrielle qui l’accompagnait forcément. Présent dans plus de 70 pays, MSF dispose par exemple d’énormes entrepôts, pensons à ceux de Dubaï ou de Bordeaux, qui fonctionnent exactement de la même manière que ceux de grandes multinationales comme Ikea ou Amazon. De fait, au niveau de l’organisation du travail, il n’y a désormais plus aucune différence de gestion entre une « boite » humanitaire et toute autre « boite » privée. On trouve les mêmes discours, les mêmes « processus » et la même organisation

technocratique, la même compartimentation et organisation du travail, la même « communication » faite par des experts en marketing, les mêmes « conseillers » en « ressources humaines », et surtout, ce qui est encore plus curieux, on trouve le même discours sur la « croissance ».27

On m’expliqua aussi que j’étais un « volontaire », terme qui ne signifiait à peu près rien pour moi à l’époque. Du reste, comme j’allais recevoir un salaire similaire à celui que j’avais à ma librairie montréalaise, ce terme de « volontaire », toujours utilisé pour parler des expatriés qui partent en mission avec l’organisation, m’est resté longtemps très flou.

Concrètement, le statut de « volontaire » implique que l’expatrié soit nourri, logé et blanchi, possède une couverture sociale et reçoit une indemnité mensuelle qui lui est versée directement dans son compte en banque personnel. Pour les Canadiens, cette indemnité varie aujourd’hui entre 2500$ à 7000$ /mois pour MSF.28 Le volontaire reçoit aussi sur le terrain un « per diem », montant variant de 500$ à 1000$ par mois, et qui sert à couvrir les menus frais de vie (tabac, restaurant, etc.). Ce « per diem » reste très ambigu, ne serait-ce que parce que ce montant personnel pour « menus frais de vie » excède de beaucoup le salaire mensuel que reçoit le personnel local MSF. Ainsi, un volontaire qui reçoit par exemple 900$ pour ses cigarettes et autres petites dépenses, se retrouve souvent à côtoyer quotidiennement un infirmier local africain qui travaille pour la même organisation, mais qui gagne un salaire de 150$ pour faire vivre une grande famille de plusieurs personnes.

Comme l’a bien vu l’anthropologue Peter Redfield, cette catégorie de « volontaire » est traversée de paradoxes inhérents à la mondialisation contemporaine et

27 À l’instar du système économique, l’entreprise humanitaire doit croitre parce que, comme le répétait

à satiété le directeur de Médecins Sans Frontières/Suisse en 2010, « ce qui ne croît pas meurt ».

28 Il s’agit ici du salaire canadien pour un expatrié dont le port administratif d’attache est le siège de

MSF Canada. Les salaires MSF diffèrent en fonction du niveau de vie du pays où l’expatrié est enregistré. Un expatrié suisse reçoit par exemple presque le double du salaire d’un expatrié canadien ou français. Un expatrié africain doit être affilié à un siège européen et reçoit donc un salaire européen (français, suisse, espagnol, belge ou hollandais).

« d’injonctions paradoxales » propres à l’univers postcolonial. Quoi qu’on fasse pour en sortir, l’entreprise humanitaire reste prisonnière de ces injonctions paradoxales. Même une question anodine comme le salaire des volontaires expatriés à MSF ne peut avoir de réponse simple, rappelle Redfield. Par exemple, un médecin expatrié américain perd de l’argent en travaillant pour MSF en comparaison du salaire qu’il perçoit aux USA, alors que le même montant donné à un médecin expatrié camerounais multiplie son salaire par 5 ou par 10. Malgré les meilleures intentions qui animent les secouristes et les efforts réels que fait l’organisation pour « décoloniser » cette réalité, MSF reste prisonnier et participant de cette logique inhérente aux rapports de force inégalitaires de l’univers mondial contemporain. Le statut de volontaire est ainsi traversé de paradoxes insolubles, qui sont aussi l’expression de rapports de force ou d’inégalités structurelles mondiales à clarifier. Comme l’a bien analysé Didier Fassin, symboliquement - et probablement de manière inconsciente - la catégorie de « volontaire » est aussi un statut qui permet de faire une distinction claire entre deux types d’humanités : une première qui peut se consacrer à sa tâche sans aucune préoccupation matérielle et la seconde, subalterne, qui est celle d’exécutant et de salarié, et qui fait aussi partie de la population « aidée ».29 Le célèbre fondateur du sans frontiérisme Bernard Kouchner l’a déjà implicitement reconnu dans son livre « Le malheur des autres » ; la catégorie de « volontaire » correspond en quelque sorte à une espèce de « caste » avec privilèges, une « aristocratie du risque » dont la signification politique et concrète est loin d’être claire.30 « Sur quelles ententes les volontaires de l’humanitaire fondaient-ils leur travail commun? Ils étaient plus différents que semblables et s’ils poursuivaient un temps

29 FASSIN, Didier. 2010. « Une humanité inégale. L’assistance aux victimes de conflits » IN « La raison humanitaire. » Paris : Gallimard, p. 285.

30 À noter que toutes les ONG ne proposent pas systématiquement ce statut de « volontaire » à leurs

expatriés. De petites ONG fonctionnent par « bénévolat » ou par « stage », mais les grosses ONG qui composent l’essentiel de l’humanitaire professionnel, comme MSF, MDM, Action contre la faim, Concern, CARE et bien d’autres, donnent presque tous à leurs expatriés un statut de volontaire. La plupart des grosses ONG offrent en outre une indemnité financière de beaucoup supérieure à celle que donne MSF.

ensemble leur chemin d’aventure, c’était avant tout pour pouvoir profiter de cette organisation rationnelle du frisson... Un soir de fatigue au Biafra, nous avons inventé cette apostrophe ironique, raccourci, parabole qui relativisait l’engagement et que nous devions reprendre, dans les pires situations comme dans les plus bouffonnes, du désert du Tibesti aux hauts plateaux des Méos : “dire que tout de suite, il y a des gens qui changent au métro Châtelet...” ... Ainsi, malgré nos ironies et nos doutes, nous avions créé une aristocratie du risque.31 »

Avec ce briefing parisien, je commençais également à réaliser que ce n’est pas uniquement l’Afrique que j’allais découvrir, mais aussi et surtout l’univers de la mondialisation, ainsi que celui des humanitaires avec sa symbolique, son langage, ses valeurs et ses références. Je plongeais également dans la culture française et européenne avec sa hiérarchie, son passé colonial et le traumatisme des deux grandes guerres mondiales qui teintaient fortement la manière d’être et de travailler de ces gens que je commençais à côtoyer. Ceci contrastait fortement avec l’attitude nord- américaine pragmatique, optimiste et conciliante dans laquelle j’avais baigné depuis toujours.

Je reçus par la suite un court briefing sur la situation politique du Zaïre, donné par le responsable des opérations pour mon pays. Le Zaïre – nommé depuis 1997 « République Démocratique du Congo » - est un grand pays, d’une superficie de 4 fois la France (le deuxième plus vaste de l’Afrique), à l’histoire coloniale complexe et violente. Nommé « Congo Belge » pendant la période coloniale, le pays est aujourd’hui une constellation de plus d’une centaine d’ethnies. La langue officielle est le français, même si quatre autres langues se partagent le statut de langues nationales (le kikongo, le lingala, le tshiluba et le swahili) et que la majorité de la population évolue dans l’une de ces langues locales.

Les frontières du Congo ont été déterminées à l’issu de la conférence de Berlin de 1885, moment où le pays fut donné à Léopold II, roi de Belgique, qui en fit sa possession personnelle et privée. Très riche en matières premières, le pays fut pris dès le départ dans le réseau du commerce mondial. Le travail forcé pour la récolte du caoutchouc et les multiples violences qu’il entraina au début de la colonie ont marqué fortement la population et ont donné lieu à une importante littérature critique sur le colonialisme, l’impérialisme et le racisme32.

Des tensions apparaissent dès l’indépendance du pays en 1960, avec un mouvement sécessionniste au Katanga qui donna lieu à l’une des premières interventions des Casques Bleus onusiens de l’histoire. Après l’assassinat du Premier ministre Patrice Lumumba en 1961, seul homme politique de ce niveau à avoir été élu démocratiquement au Congo, Mobutu Sese Seko prend le pouvoir, qu’il détiendra jusqu’en 1997. En 1971, il baptise le pays du nom de « Zaïre ».

La détérioration du pays sous Mobutu était reconnue de tous, surtout au niveau des infrastructures qui furent laissées à l’abandon - à l’exception notable de la ville natale de Mobutu et de ses pourtours - mais le pays était dans une paix relative depuis les années 70. Parmi les problèmes répertoriés au Zaïre par l’Organisation mondiale de la santé, figurait le retour de la maladie du sommeil, qui avait été pratiquement éradiquée par les Européens en période coloniale, mais qui était en train de réapparaitre. L’OMS s’en inquiétait et quelques petits projets internationaux dédiés à la maladie du sommeil redémarraient lentement dans le pays. C’est dans ce contexte que MSF avait décidé de s’impliquer au Zaïre. Ce positionnement était aussi stratégique. On prévoyait que la situation du Zaïre allait s’envenimer dans les années à venir et une présence sur place de l’organisation humanitaire allait faciliter les interventions d’urgence en cas de crise importante.

32 Pensons entre autres à l’ouvrage sur le Congo du Polonais Joseph Conrad paru en 1889, « Au cœur

des ténèbres », qui ébranla les certitudes civilisatrices de nombreux Européens. CONRAD, Joseph. 1989. Au cœur des ténèbres. Paris : Éditions Aubier-Montaigne.

Le reste de mon entretien de briefing, je le passai avec le responsable logistique en charge du Zaïre et de quelques autres pays. J’allais réhabiliter deux hôpitaux, être en charge d’une équipe d’environ 50 ouvriers zaïrois que j’engagerais sur place, faire venir du matériel de l’entrepôt logistique MSF de Bordeaux et mettre en place la maison et le bureau de l’équipe d’expatriés qui arriveraient un mois après moi. L’équipe de volontaires expatriés serait composée de deux infirmières, d’un médecin et d’un administrateur, en plus du logisticien construction que j’étais. J’avais ainsi un mois pour organiser la maison/bureau pour les accueillir et trois mois pour réhabiliter un hôpital, aidé à distance par le responsable logistique de Kinshasa, qui m’accompagnerait sur place la première semaine.

Le lendemain matin, je me rendis au bureau MSF pour chercher mon billet d’avion et pour finaliser les dernières formalités. Une feuille de sécurité m’informait des règles de comportement à adopter à l’aéroport de Kinshasa. Le Zaïre de Mobutu Sese Seko était à l’époque un des pays les plus bouillonnant et anarchique de la planète, un des seuls - si ce n’est le seul - où la simple arrivée à l’aéroport se transformait en sport de combat. Du moins, c’est ainsi qu’on me présenta la chose. On me prévint que dès l’atterrissage, on allait m’arracher mon passeport et que j’allais être emporté par un mouvement de foule et de militaires. Il ne fallait pas s’en faire, garder son calme et donner son passeport au premier venu qui le demandait à la sortie de l’avion. Un membre du personnel local de MSF se chargerait des procédures et des formalités nécessaires, et je retrouverais mon passeport et mes bagages par la suite.