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A — La Chétardie et les régences

1. La Russie sous la férule de Biren

La régence de Biren ne commence pas sous les meilleurs auspices. Pour tenter de se faire des partisans, le duc de Courlande multiplie les gestes fiscaux, à destination de la noblesse, des débiteurs de la tsarine, et des fonctionnaires et militaires dont les appointements sont en retard.

Dans le même esprit démagogique, il libère quelques galériens et rouvre les cabarets, ce qui permet aux mouchards (nombreux) de divulguer les propos des ivrognes (plus nombreux). Il fait aussi entrer à Petersbourg des régiments de dragons, dans le but prétendu de soulager les gardes, dont il se méfie (avec raison) et, de fait, pour les contrôler. Son impopularité est en effet aussi grande dans le peuple, las de sa longue dictature et irrité de son opulence ostentatoire, que dans la classe dirigeante ; il est en effet au plus mal, tant avec le prince de Brunswick, dont il a fait arrêter des officiers personnels, qu’avec son épouse, à qui il a « subtilisé » la régence, qu’avec Ostermann, ou encore avec Munnich. Il fait aussi incarcérer et torturer des officiers des régiments Preobrajenski et Simonowski, soupçonnés d’être des

sympathisants de la princesse ou du prince de Brunswick (lieutenant-colonel de ce corps135).

Vandal écrit : « Chacun connaissait l’incapacité du nouveau régent, son avidité,

ses dilapidations… son insolence136 ». Pour éviter les risques de propagation d’une éventuelle

révolution, on interdit les voyages, les commerces, la poste et seuls les courriers de cour peuvent circuler ; à Moscou, en effet, c’est Charles Biren qui est le général commandant (il sera arrêté peu après son frère le duc, mais libéré en décembre et recevra le portrait de la feue tsarine enrichi de diamants, son épée et des villages). La Chétardie donne encore un exemple

135 John Keep, The secret Chancellery, Forschungen zur osteuropäische Geschichte, 1978, 25, p. 191.

de sa perspicacité limitée puisque, la veille de la révolution de palais qui va renverser Sa Dilection le duc de Courlande, le 11 novembre, il écrit à Saint-Séverin : « chaque jour, les difficultés contraires à Biren semblent disparaître » ; de même, il est convaincu que la flotte

russe, « qui manque de matelots » est inférieure aux flottes scandinaves137. De fait, les Suédois

ont mis en service des prames d’une nouvelle invention, véritables citadelles flottantes, qui portent 156 livres de balles, mais ne peuvent pas aller en pleine mer.

La situation internationale est tout aussi explosive. En effet, l’empereur

Charles VI est mort à Vienne à quelques jours de distance d’Anna138, et, aussitôt la

Pragmatique sanction, qu’il avait fait reconnaître par toutes les cours européennes (et spécifiquement la France) est contestée par Charles-Albert de Bavière, au motif que son

épouse139, Marie-Amélie d’Autriche140, est la fille (cadette) de Joseph 1er, frère (aîné) du

défunt et il estime qu’à ce titre, elle est mieux fondée que Marie-Thérèse, fille (aînée) de Charles VI, à revendiquer les domaines patrimoniaux des Habsbourg. Pour étayer son

argumentaire, il fait référence au testament de l’empereur Ferdinand 1er, frère de

Charles-Quint, père de quinze enfants et grand-père de Marie de Médicis, mort en 1564. Le prince Eugène avait eu raison de conseiller à Charles VI d’envoyer sa Pragmatique au rebut en

échange d’un trésor plein et d’une bonne armée141 ; elle s’avéra être « un chiffon de papier ».

La Chétardie teste Ostermann sur le sujet, et celui-ci répond évidemment que ladite pragmatique sanction ayant été garantie par tant de princes, dont le Roi de France, ne pouvait prêter à discussion. Le résident autrichien Hohenholz (Botta est parti à Berlin) apporte d’ailleurs à la cour de Russie et montre à La Chétardie des pièces extraites du testament de

Ferdinand 1er, qui détruisent les prétentions de Charles-Albert, et constituent autant de raisons

de croire à la paix, ce qui, selon le marquis, ne pourra que réjouir le Roi142. Ostermann ne tarit

pas d’éloges sur l’attitude généreuse de la France, et La Chétardie lui rappelle qu’en effet la Russie peut lui être reconnaissante pour ses deux médiations, de 1724 lors du partage avec

l’empire ottoman de territoires perses de la Caspienne143 et de 1 739 après la guerre avec la

Turquie (traités de Constantinople et de Belgrade), mais il continue, comme la plupart des

137 Corr. Polit. Russie 34 fol.189v° et Mém. et Doc. Russie 1 fol. 194 v°.

138 Bély L. Quels enjeux européens pour la Russie au XVIIIe siècle ? L’influence française en Russie au XVIIIe siècle,

Paris, publié par Poussou J-P, Mézin A, Perret-Gentil Y, PUPS, page 28.

139 Ce mariage, qui n’eut lieu qu’en 1722, avait été activement soutenu par Louis XIV « Sa Majesté a toujours désiré l’accomplissement du mariage entre le prince électoral de Bavière et l’aînée [ce sera la cadette] des archiduchesses, fille du feu empereur Joseph ».

140 La margrave de Bayreuth n’est pas plus tendre avec elle que ne l’est son frère avec la sœur de Marie-Amélie, Maria-Josépha, électrice de Saxe, qu’il jugeait « plus laide que les Érinyes, Mégère, Tisiphone et Alecto »Histoire de mon temps, I, p.45. Sophie-Wilhelmine, quant à elle, trouve à l’impératrice une taille « au-dessous de la petite, et si puissante qu’elle semble une boule, critiquant aussi sa bigoterie :« les vieilles et les laides font ordinairement le partage du bon Dieu ».

Mémoires, Paris, Le temps retrouvé, 1967, page 576.

141 Asprey Robert, Frédéric le grand, Paris, Hachette, 1986, p.34.

142 SIRIO, tome 92, lettre 16, La Chétardie à Amelot, 22 novembre/3 décembre 1740

voyageurs précédents (Olearius, Margeret, La Neuville, Sandras de Courtilz), et suivants (Chappe d’Hauteroche, Astolphe de Custine), à se plaindre du climat et des mœurs du pays (« mon zèle demeurera aussi vif malgré les désagréments inséparables du séjour en

Russie144 »).

Si le testament de Ferdinand 1er ne correspondait pas aux vœux de Charles-Albert,

il faut mentionner que l’ambition de ce prince, de vingt ans plus âgé que sa compétitrice Marie-Thérèse, avait été encouragée par Colbert de Torcy, qui, dans son instruction du18 janvier 1715 au comte de Saumery, avait écrit : « si l’empereur (Charles VI) n’a point d’enfants, nul prince ne saurait mieux qu’un électeur de Bavière conserver le grand nombre d’États qui appartiennent présentement à cette maison », ou, plus loin, « la maison de Bavière est la seule qui puisse arrêter les projets des princes protestants et les empêcher de faire passer la couronne impériale sur la tête de quelque prince de leur religion si l’empereur mourait sans laisser d’enfant mâle. En ce cas, l’intention du Roi serait d’employer tous les moyens qui sont

en son pouvoir pour élever l’électeur de Bavière à la dignité impériale145 ».

En ce qui concerne la Suède, Guillenborg conseille à Nolken de stimuler le « parti suédois » en Russie, pour inciter le gouvernement à entreprendre des négociations sur la restitution d’une partie au moins des provinces perdues, [en particulier l’Estonie et l’île d’Ösel (Saaremaa)], recommandation vouée à l’échec du fait de l’inconsistance, voire de l’inexistence dudit parti suédois. En revanche, la cour de Russie a depuis longtemps prévu de mettre un de ses affidés « qui lui en eût l’obligation et dont elle n’eût rien à redouter », sur le

trône de Suède146.

Il est à noter qu’en cas de succès militaire, les ambitions de la Suède étaient considérables, et comprenaient, outre la restitution des provinces baltes, Petersbourg avec tout le cours de la Neva depuis le lac Ladoga jusqu’à cette ville, toute la Carélie russe depuis

Povenets sur le lac Onega jusqu’à Belomorsk sur la mer Blanche147.

Quoi qu’il en soit, pendant sa courte régence, Biren semble avoir voulu pateliner La Chétardie en envoyant, sur sa demande, quelques fourrures et toiles de Perse à Madame de Mailly, arrière-petite-nièce de Mazarin ; cette maîtresse royale, dont nous avons vu qu’elle protégeait le jeune ambassadeur, lui avait demandé avant son départ de faire pour elle et à ses frais cette emplette, qu’elle ne pouvait envisager que modeste (six cents livres au plus). Le duc de Courlande, ravi de cette occasion de faire sa cour au Roi, et refusant qu’on les lui

144 Sirio, tome 92, lettre 47, La Chétardie à Amelot, 27 janvier/7 février 1741.

145 Recueil des Instructions aux ambassadeurs, Bavière, tome 7, pp.153-154 instruction au comte de Saumery.

146 Annexe 70. Mém. et Doc. Russie 1 fol. 194. 1740.

147 Corr. Polit. Suède 199 fol. 329 Testament des États contenant les conditions auxquelles Sa Majesté Suédoise pourra accorder un armistice ou faire la paix si la Russie le demande.

remboursât au motif que c’était une bagatelle, envoya à la comtesse des étoffes et fourrures de grand prix (plus de cent mille livres), que le marquis adressa à M. Amelot, en l’avertissant par une apostille de l’arrivée du paquet et de l’identité de sa destinataire. Amelot (académicien français depuis 1727) lut l’apostille au conseil du Roi (le ballot n’est pas toujours où on l’attend), et s’interrompit en lisant : « je vous prie de le remettre à Madame de… ». Le perfide Maurepas, pourtant soutien d’Amelot, mais ennemi de toutes les maîtresses royales (et ce n’était que la première) évoqua le nom de la comtesse et

« tout le monde s’est regardé au conseil. Le cardinal a froncé le sourcil, regardé le Roi en

précepteur sévère, le monarque a rougi et est devenu tout triste. ..L’après-dînée et le soir à souper, le Roi a fait une mine épouvantable à sa maîtresse ; M. de Maurepas n’avait pas manqué de l’avertir de l’affaire. A souper, le Roi a tiré continuellement sur Mme de Mailly, l’a traitée avec dureté, et comme une femme avec qui l’on veut se

brouiller ou avec qui on l’est148 ».

Louis XV, si l’on en croit d’Argenson, en garda du ressentiment à son amie ; Barbier, qui raconte la même scène, ajoute que Madame de Mailly se défendit en s’affirmant plus honnête que toutes les femmes ou belles-sœurs de ministres présentes à Fontainebleau, où était la cour

Madame de Mailly, qui se fait un point d’honneur, par hauteur, de ne demander aucune grâce, ni

pour elle, ni pour qui que ce soit149se sentit piquée de la raillerie…. Elle répondit au Roi qu’elle n’était ni

femme ni fille de ses ministres, et tout de suite, elle tomba sur Madame de Maurepas, sur Madame Amelot150, et

sur Madame de Fulvy, belle-sœur du contrôleur général, et dit entre autres que celle-ci avait un pot-de-vin sur

toutes les marchandises de la Compagnie des Indes, ce qui en tous cas peut être très vrai.151

Elle put prouver qu’elle n’avait « jamais demandé de ces nippes que comme commission qu’elle devait payer ; que c’était par un zèle plat que La Chétardie en avait parlé au duc de Courlande, pour lui attirer un présent, et que, dès que cela arriverait, elle le jetterait à la rivière ». Ce ne fut pourtant pas cet incident à lui seul qui fit perdre à Madame de Mailly la faveur royale, mais plutôt les efforts conjugués (au profit de sa sœur, Madame de la Tournelle) de Madame de Tencin et du duc de Richelieu.

Cette bénévolence du duc de Courlande envers la favorite ne suffit pas cependant à faire recevoir sa lettre du 18/29 octobre par Louis XV, au motif qu’elle était écrite en latin (serenissime et potentissime rex) et non en français, contrairement à sa propre lettre annonçant

sa nomination comme duc de Courlande en 1737152). La Chétardie demande aussi si la

princesse Élisabeth a la préséance sur le régent (ce qui lui est confirmé), mais le titre

148 Marquis d’Argenson, Journal et Mémoires, Plon, 1857, novembre 1740, III, 212-213.

149 Désintéressement qui ne sera guère imité par ses continuatrices.

150 La très belle Marie-Anne de Vougny, qui n’avait guère plus de dix ans quand elle épousa Amelot en 1726.

151 Barbier, Chronique de la régence et du règne de Louis XV, , Nov. 1740, Paris, Jules Renouard, 1849, Tome III, p. 232

d’Altesse Royale, habituellement concédé aux régents, doit être refusé à celui-ci en raison de sa méprisable extrace, et les audiences du marquis ne peuvent être prises qu’auprès de l’enfant-tsar, ce qui sera l’origine de multiples complications, que nous reverrons.

Biren a aussi fait revenir à Petersbourg l’envoyé de Saxe, le beau Lynar, pour lequel la mère du tsar éprouve un vif penchant, probablement dans le but de la discréditer et d’enfoncer un coin entre elle et son mari. C’est le duc de Courlande qui dispense les « pensions » pour lui-même (500 000 écus), pour les Brunswick, réduits à la portion congrue, et pour la princesse Élisabeth (avec laquelle il se montre généreux, envisageant peut-être de « régner » avec elle). La Chétardie, bien que dépourvu désormais de caractère, fait les compliments d’usage à Biren, aux Brunswick, et à la princesse Élisabeth (qui lui fait dire qu’il sera toujours bienvenu chez elle).

En revanche, le régent a eu la grossièreté de faire attendre dans son antichambre, sans le recevoir, le marquis de Botta, venu lui notifier le décès de Charles VI. Il va d’ailleurs étendre cette exclusion à tous les ministres étrangers dans l’espoir qu’ils lui accorderont le titre d’Altesse Royale. Quant à Ostermann, qui est coutumier du fait, il simule des coliques pour ne point se rendre à la cour. Comme le fera son successeur Bestoutcheff, il a coutume, dans les négociations difficiles, de tousser, grimacer et se plaindre de points de côté. Avec de pareils expédients, sous le couvert de la politesse la plus accomplie, il va « amuser » La Chétardie durant des mois en différant ses rendez-vous avec lui, sous prétexte de santé. Comme son successeur, il feint d’être affecté de balbisme, pour gagner du temps, et rend son écriture volontairement illisible, dans le même but afin de pouvoir modifier ses brouillons au fil des négociations.

La courte régence de Biren est encore secouée de complots ; l’un d’eux éclate au sein des gardes Preobrajenski, mais, moins abouti que celui qui allait réussir un peu plus tard, il est découvert et neuf officiers (dont Gramatine, secrétaire particulier du prince de Brunswick) reçoivent le knout sous l’œil satisfait de Munnich. Ce n’était pourtant qu’une répétition et, le 9/20 novembre, un mois après sa prise de fonction, Biren est arrêté nuitamment ; le feld-maréchal Munnich, qui avait autorité sur eux, propose aux gardes qui

veillaient dans le palais d’hiver le corps de la tsarine, non ensevelie153, de « débarrasser le

pays d’un traître et d’un voleur » : ils acquiescent avec d’autant plus d’enthousiasme que la princesse de Brunswick, qui demeurait dans ce palais, convoquée par Munnich pour

153 Elle demeura exposée dans son lit de parade pendant six semaines, vêtue d’une andrienne (robe décolletée mise à la mode par Madame Dancourt dans la tragédie éponyme attribuée à Baron et adaptée de Térence), sa main nue durant quinze jours, puis gantée, demeurant baisable. Des prêtres priant continuellement à haute voix à son chevet se relayaient toutes les quatre heures. Elle ne sera enterrée que le 11/22 janvier.

l’occasion, se plaint aux officiers des humiliations que Biren et son épouse lui font quotidiennement subir : ils courent au palais d’été, où logeaient le duc et sa famille, retournent les soldats affectés à sa garde, qui s’offrent à aider à son arrestation. C’est Manstein, premier aide de camp de Munnich, qui en est chargé et donc, nous ne pouvons faire mieux que le citer :

« il (c’est lui) se trouva devant une porte fermée à clef, mais les domestiques avaient négligé d’en fermer les verrous, de sorte qu’il n’eut pas grand peine de la forcer. Il y trouva un grand lit où couchaient le duc et la duchesse, qui dormaient d’un sommeil si profond que le bruit qu’il fit en forçant la porte ne put les éveiller. Manstein ouvrit les rideaux et demanda à parler au régent ; alors, ils s’éveillèrent tous deux en sursaut et se mirent à crier, se doutant bien qu’il n’était pas venu pour leur apporter de bonnes nouvelles. Le régent se jeta à terre, dans l’intention apparente de se cacher sous le lit ; Manstein se jeta sur lui et le tint étroitement embrassé, jusqu’à l’arrivée des gardes. Le duc, s’étant relevé, donna des coups de poing à droite et à gauche, les soldats lui donnèrent des coups de crosse, le jetèrent à terre, le bâillonnèrent, lui lièrent les mains et le portèrent tout nu devant le corps de garde où, l’ayant couvert du manteau d’un soldat, on le jeta dans le carrosse du maréchal qui l’attendait154 ».

On arrêta ensuite sa femme et ses enfants, puis, plus malaisément, l’autre frère

d’Ernest-Jean, Gustave, lieutenant-colonel des gardes Ismaïlovski155, ainsi que le protégé du

duc, Bestoutcheff-Rioumine. Celui-ci eut l’occasion de faire montre de sa bassesse et de sa turpitude ; en effet, il porta, pour plaire à Munnich, les accusations les plus sévères contre son ancien patron, avant de se rétracter lorsque Munnich fut à son tour démis de son poste ; il fut amené à se jeter aux pieds du duc de Brunswick pour lui demander pardon de l’avoir dénoncé

calomnieusement156.

2. Gouvernement de Munnich et premières démarches de la princesse