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B –Répercussions internationales de la révolution de Russie

1. Portraits de Bestoutcheff

La Chétardie a écrit à Amelot une dépêche dans laquelle le moins que l’on puisse dire est qu’il se met fort en valeur ; il s’attribue en effet le mérite d’avoir ranimé le courage faiblissant de la princesse (en lui représentant son avenir de moniale comme certain si elle ne renversait pas Ivan) ; c’est aussi lui qui aurait dépeint l’inconvénient de s’appuyer sur une troupe de soldats non encadrée par ses officiers, aurait encouragé « le héros » à se rendre à la caserne et de là au palais d’hiver, lui aurait soufflé l’idée de faire arrêter simultanément tous ses opposants, et « d’effacer les traces » d’Ivan VI afin de ne pas donner lieu à la répétition d’épisodes des faux Dimitri, fils supposés d’Ivan IV le Terrible, qui avaient perturbé les règnes de Boris Godounov et de Vassili IV. La tsarine ayant fait libérer Biren de sa maison de Pelim en Sibérie occidentale, à l’est de Tobolsk, (où son ennemi Munnich prendra sa place), l’ambassadeur lui a conseillé (et, là, c’était assez judicieux) de ne pas le laisser venir à

75 David Kirby, Northern Europe in the early modern period, The Baltic world 1492-1772, Londres, Longman, 327.

Petersbourg où il a laissé un souvenir détestable, mais de l’installer à Iaroslavl, sur la Volga. C’est encore La Chétardie qui lui suggère de rappeler les ambassadeurs de Russie, courlandais de nation, comme Korff à Copenhague ou Keyserling à Dresde, et de les remplacer par des nationaux, réputés plus fidèles. En revanche, il commet la pire bévue de sa carrière en recommandant chaudement Bestoutcheff, dont il croit être assuré, à Lestocq  ; il cherche à le pousser au poste de chancelier, en prétextant que le titulaire du titre, le prince Alexis Tcherkassky, n’entend que le russe (et encore pas très bien), ce qui gêne les ministres étrangers peu familiers de cet idiome ; à quoi la princesse lui aurait fait cette réponse admirable : « peu vous importe, vous traiterez avec moi directement, les autres ministres

feront comme ils voudront 77». Quant à son caractère, il a certes reçu ses lettres de créance

comme ambassadeur, mais il décide de différer cette prise de fonction. Appliquant sans discernement l’adage qui veut que « les ennemis de nos ennemis soient nos amis », La Chétardie a fait fond sur Bestoutcheff en se basant sur l’aversion que ce dernier professait pour Ostermann, sans s’apercevoir que la politique du premier s’inscrivait dans la parfaite continuité de celle du second. La seule différence résidait en ce que la tsarine Anna Ivanovna se reposait en toute quiétude sur Ostermann, tandis qu’Élisabeth ne se départira jamais complètement d’une grande méfiance, sinon même d’un certain dégoût, vis-à-vis de

Bestoutcheff78.

Mardefeld tracera d’Alexis Bestoutcheff-Rioumine un portrait au vitriol, qui nous

paraît proche de celui que brossera le marquis lui-même avec le recul79 : « il a commencé sa

carrière en faisant de fausses lettres de change, etc. » et qui, à cette date (1748) attribuera la

nomination de Bestoutcheff à Lestocq80. Mardefeld écrit en effet : « je n’entreprendrai pas de

faire le détail de ses fourberies, friponneries, et indignités… Son petit génie… le porte aux intrigues les plus basses et lui fait imaginer pour y réussir les mensonges les plus grossiers. Il ne se passe pas une semaine qu’il ne fasse à l’impératrice de faux rapports pleins de

calomnies81 ». Certains témoignages sont un peu moins accablants, tel celui de Manstein, qui

le trouve intelligent et travailleur, mais hautain, avare, faux et débauché (c’est à dire perdant des fortunes au jeu et ivrogne) ou de Chavigny, naguère ambassadeur au Danemark, qui l’y a rencontré et, dans ses dépêches, a donné à connaître ses « mauvaises qualités ». Pour clore ce

77 Annexe 93 Sirio, tome 100, lettre 3, La Chétardie à Amelot, 5/16 décembre 1741.

78 Anna Joukovskaia, Thèse, Le service diplomatique russe au XVIIIe siècle, Paris, EHESS, 2002, page 103.

79 Annexe 53 Corr. Polit. Russie supplément 7 fol. 86, lettre de La Chétardie, fol. 48.

80 Ce qui est partiellement exact, puisque la perspicace Élisabeth aurait dit à cette occasion à son médecin : « vous préparez vous-même les verges qui vont vous fouetter ». Faute de choix, on peut dire qu’elle le choisit plus par nécessité que par prédilection.

81 Mémoire de Mardefeld (février 1747) tiré des Geheime Staats Archiven, PKI HA, cité par D.F. Liechtenhan, La Russie d’Élisabeth vue par des diplomates prussiens, Cahiers du monde russe,1998, 39(3), page 260.

florilège (non exhaustif), nous citerons l’opinion de lord Hyndford, son corrupteur et « ami », qui écrivait : « l’impératrice a plus de capacités que tous ses ministres ensemble », le portrait corrosif de Frédéric II : « homme sans génie, peu habile, fier par ignorance, faux par

caractère, fourbe et double même avec ceux qui l’avaient acheté82 ». Le roi de Prusse, qui

prétendra avoir trouvé à Dresde en 1756, une lettre prouvant l’implication de Bestoutcheff dans l’assassinat en 1752 de Louis-Adrien Duperron de Castéra, résident français à Varsovie et véritable fondateur du « Secret du Roi », écrira à ce propos : « M. de Bestoutcheff n’avait

pas de répugnance pour commettre des crimes, mais il ne voulait pas qu’on le sût83 ».

Parmi les historiens, Bain84, tout en s’étonnant de la relégation de Bestoutcheff

pendant plus de dix ans dans l’humble fonction de résident à Hambourg85, où il vivait de

délations (c’est à cette période qu’il mit au point son élixir, tonica nervina, dont il était très fier), le qualifie d’homme d’État sinistre et fuyant, maussade et hypocondriaque, plein

d’artifices, dévoré par l’ambition, corrompu86, et qui s’est donné beaucoup de peines pour

faire disparaître ses antécédents ; il lui reconnaît pourtant le mérite d’avoir eu seul « la sagesse de comprendre et le courage de poursuivre » la bonne politique, c’est à dire, pour l’auteur, celle du rapprochement (chèrement tarifé) de la Russie avec l’Angleterre (d’où son ancêtre Gabriel Best aurait émigré en 1403, son fils Riouman ayant été créé boyard par le futur Ivan IV le Terrible et la maison de Best ayant été florissante dans le comté de Kent depuis des temps immémoriaux). Vandal le décrit comme « un barbare à peine dégrossi, plein de ruse et

de violence, servi par une volonté de fer et une infatigable activité 87». Lesdites « ruses »

consistaient par exemple à feindre un bégaiement incompréhensible pour ne pas avoir à s’engager ou encore à donner des brouillons illisibles afin de se ménager le temps de les modifier et de ne point répondre extemporanément. Sa principale technique de pouvoir, en dehors des insinuations souterraines, ou de l’évocation à tout propos (devant la tsarine) de

l’ombre de Pierre 1er, tenait à la « perlustration » des lettres de tous ses ennemis (il n’avait

guère d’amis), c’est-à-dire en leur interception, suivie de leur déchiffrage confié à d’éminents spécialistes, ce qui lui permettait de dénoncer le péculat des autres alors qu’il était le dignitaire le plus corrompu de la cour (mais il est vrai que la corruption y était regardée d’un œil très indulgent). Hélène Carrère d’Encausse affirme « qu’il distribuait les prébendes, mais

82 Frédéric II, Histoire de mon temps, Paris, Plon, 1866, tome I, page 209.

83 Frédéric II, Guerre de sept ans, Paris, Plon, 1866, tome I, p. 534

84 Robert N. Bain, The daughter of Peter the Great, Westminster, Constable, 1899, pp 77-80.

85 Le mauvais choix qu’il avait fait de placer ses espérances sur la tête d’Alexis, fils de Pierre 1er, lui fut une première cause de défaveur, relayée par la disgrâce de son père, auquel Anna Ivanovna préféra Biren.

86 Constantin Grunwald, Trois siècles de diplomatie russe, Paris, Camann-Lévy, 1945, p. 71, lui fait crédit de n’accepter que l’argent des puissances alliées, thèse que son acceptation des pots-de-vin de d’Allion en 1745 viendra démentir.

était un piètre financier88. Même Élisabeth, qui se le crut indispensable jusqu’en 1758, disait à tous ses entours que le personnage, onctueux et retors, « lui répugnait moralement et physiquement (visage blême et grincheux, bouche édentée qui se tordait en rictus satanique,

voix stridente89) ». Sa femme, née Böttiger, avait été gouvernante de la jeune Élisabeth ; elle

avait aussi été la maîtresse du baron de Trenck, aventurier prussien détesté par Frédéric II

suite à son idylle avec Amélie, sœur de ce dernier90. Ledit baron et capitaine de dragons,

protégé de Bernes et de Hyndford (ambassadeurs d’Autriche et d’Angleterre) rapporte d’ailleurs sans délicatesse particulière sa bonne fortune avec Madame Bestoutcheff : « la comtesse [bien qu’elle ne fût plus dans le printemps de l’âge] a certainement été l’une des

femmes qui m’ont le mieux aimé91 ». On peut donc suspecter son témoignage sur le

vice-chancelier de quelque partialité ; il le décrit néanmoins comme « dur et avare, mais faible et complaisant » et affirme que c’est à son épouse que tous les ministres étrangers s’adressaient, toutes les fois qu’ils avaient à traiter une affaire importante, d’autant qu’elle était « ennemie née des Russes » ; citons enfin le jugement sans appel de Waliszewski : « Bestoutcheff ne mérite de laisser dans l’Histoire que la trace d’un pantin sans marionnettiste (après le départ

en 1754 de son instigateur Funck, ancien secrétaire de Michel Bestoutcheff en Suède92) et

d’un ‘grand coquin’93 ».

2. Premiers contacts épistolaires entre les souverains de France et de Russie

Pour l’heure, la faveur de la France est si forte que le marquis croit savoir que le ministère russe travaille au mariage de Pierre de Holstein avec une des Mesdames de France, alors que Catherine II semble penser au contraire que c’était lui, La Chétardie, l’âme de ce

projet94 (qui, s’il avait réussi, aurait en effet évité le long règne de Catherine II). Il est vrai que

le marquis a été complètement berné par Bestoutcheff, qui s’est présenté comme un ami de la France, dont il dit souhaiter les bons offices (George II a aussi proposé les siens) pour mettre fin à la guerre avec la Suède, ainsi qu’une alliance entre les deux couronnes, indépendamment même du commerce. Le nouveau vice-chancelier a aussi beaucoup critiqué le traité de son prédécesseur avec l’Angleterre, dont la teneur, selon lui, suffirait à constater la félonie

88 Hélène Carrère d’Encausse, Les Romanov, une dynastie sous le règne du sang, Paris, Fayard, 2013, p. 127.

89 Walther Mediger, Moskaus Weg nach Europa, op. cit..page 238.

90 George Sand, La comtesse de Rudolstadt, Paris, Phébus, 199, p. 118 et suivantes.

91 Baron de Trenck, Le destin extraordinaire du baron de Trenck, Paris, Pygmalion, 1986, pp. 169-171.

92 Conseiller aulique et secrétaire de la légation de Saxe, qui fut, selon Waliszewski, le cerveau de Bestoutcheff.

93 Kazimierz Waliszewski, La dernière des Romanov, Paris, Plon, 1902, pp112-114.

94 Catherine II, Mémoires, Paris, Hachette, 1953, page 51 : « on fit courir le bruit que l’on me faisait venir à l’insu de M. de La Chétardie…pour éviter le mariage d’une des dames de France avec le grand-duc ».

d’Ostermann ; La Chétardie croit cependant pertinent de cultiver ces bons sentiments par des

présents, car il connaît la vénalité du ministre russe, décrit comme « guère scrupuleux95 ».

Bestoutcheff a même demandé à La Chétardie s’il pouvait décourager Finch et Botta, qui le harcèlent, et leur faire savoir qu’il y a désormais une étroite alliance entre la France et la

Russie96. Il a été plus loin, affirmant qu’Élisabeth et son ministère ne souhaitaient que de

s’unir à jamais avec la France, et que, malgré les réquisitions de Botta, pas un seul homme ne serait envoyé à la reine de Hongrie.

Quant au projet de mariage de Pierre de Holstein avec une de Mesdames, il fait jeter les hauts cris à Versailles, pour plusieurs raisons : la différence de religion, la crainte des révolutions réitérées en Russie, et la possibilité qu’une postérité directe d’Élisabeth n’écarte du trône son neveu et donc l’épouse de ce dernier, mais La Chétardie réfute toutes ces

objections97. Le Roi pourrait d’ailleurs être très éloigné de vouloir donner l’une de ses filles à

un prince très fantasque, écervelé, immature et instable, de même que Frédéric II, bien que connaissant la vénération qu’il inspirait au futur grand-duc, refusera de lui accorder une de ses sœurs.

Dans la lettre de l’ambassadeur relatant le renversement du tsar et du gouvernement, transparaît la réprobation, compréhensible de la part d’un brigadier français, du constat que c’est ici « le peuple et la soldatesque » qui opèrent les plus grandes révolutions. Après avoir, dans un premier temps, éludé la question suédoise, il finit par avouer à son ministre qu’il a averti Lewenhaupt du putsch, avec copie à Élisabeth, « ce que, j’espère, vous approuverez », sans dire qu’il a ordonné une suspension d’armes. Il fait état en outre d’une somme de 2 000 roubles qu’il a dû emprunter pour soutenir les finances (déjà) défaillantes de la nouvelle tsarine. Il signale que le changement de règne suspend à nouveau ses fonctions et qu’il devient « simple courtisan » ; enfin, demandant à pouvoir écrire à Versailles, contrairement aux autres ministres étrangers, privés de la possibilité d’envoyer des nouvelles à leur cour avant que les ministres russes ne s’en soient chargés, il se voit répondre par Élisabeth qu’elle souhaite apprendre elle-même son avènement à Louis XV.

La Chétardie, persuadé de ce que « la Russie ne doit plus paraître la même », écrit le même 7 décembre à Louis XV pour l’instruire d’une révolution qui, « en rendant la Russie à elle-même et en la faisant rentrer dans son état naturel, peut avoir des suites de la plus

95 Sirio, tome 100, lettre 11, La Chétardie à Amelot, 26 décembre 1741/6 janvier 1742.

96 Sirio, tome 100, lettre 31 et 40, La Chétardie à Amelot, 16/27 janvier 1742, et 17 février 1742.

grande importance pour le service de Votre Majesté98 ». Il lui fait un récit détaillé de la séquence des événements et insiste sur l’espérance d’une paix prochaine avec la Suède, dont les deux parties devraient le bienfait au Roi, et lui relate l’épisode du capitaine suédois, Dideron, aide de camp de Wrangel, capturé comme lui à Wilmanstrand, rendu à la liberté après qu’il a pu assister comme témoin oculaire à l’exultation populaire, et doté par Élisabeth d’une épée d’or et de 500 ducats pour qu’il rende compte à son armée de ce qu’il a vu, et incite son général à cesser les hostilités en attendant l’accord de Leurs Majestés Suédoises (la reine Ulrique Éléonore était morte le 24 novembre de la variole, mais on l’ignorait encore à Petersbourg), la résolution de la souveraine étant d’observer religieusement le traité de Nystad et de rétablir la paix sur ce pied-là. Pourtant, à Nystad même, sur le golfe de Botnie (Uusikaupunki), donc au nord d’Abo, des escarmouches continuent d’opposer des détachements suédois aux Cosaques qui enlèvent les paysans, ravagent et brûlent la Carélie et

y auraient même perdu un chameau99 ! Les ordres pacifiques d’Élisabeth ne semblent pas

avoir été suivis avec beaucoup d’exactitude, et Lewenhaupt s’en plaint amèrement à La Chétardie.

La nouvelle impératrice prend la plume (ce qu’elle ne fait guère volontiers, mais du moins la lettre, censée être de sa main, n’a-t-elle point de contreseing), dès le samedi 9 décembre pour annoncer à Louis XV son avènement : « Nous ne saurions nous dispenser de notifier… à Votre Majesté… que, par la miséricorde du Tout-Puissant et par sa juste et incompréhensible direction, nous montâmes heureusement le 25 novembre » (6 décembre) « sur le trône impérial de nos parents…. Nous ne doutons pas que Votre Majesté… apprendra avec plaisir la nouvelle de ce changement heureux… et qu’Elle aura aussi la même intention que nous à l’égard de tout ce qui peut servir à la conservation de l’amitié inviolable entre les deux cours. » À la suite de cette « déclaration d’amitié », la souveraine écrit qu’elle confirme et prolonge le prince Cantemir dans ses fonctions. Elle récidive le samedi suivant pour remercier le Roi des assurances de parfaite amitié qu’Il lui a fait transmettre par La Chétardie, et surtout requiert ses bons offices pour le « rétablissement de la tranquillité » avec la Suède (l’ambassadeur s’attribue le mérite d’avoir suggéré cette démarche à la tsarine). Louis XV répond le 21 janvier par une lettre de cabinet (différente d’une lettre de la main), mais double, une sur parchemin avec toutes les qualités (Très haute princesse Élisabeth Petrovna, tsarine,

grande-duchesse et autocratrice de toute la grande, petite et blanche Russie) et une sur papier

98 Annexe 26 Corr. Polit. Russie 38 fol.330, La Chétardie à Louis XV, 7 décembre 1741. L’historien soviétique SM Solovev écrit la même chose : « c’est pendant le règne d’Élisabeth que la Russie devint elle-même, et que les étrangers ne furent plus employés qu’à la condition qu’aucun Russe ne soit en état de remplir leur emploi. » Histoire de Russie en 29

volumes, 1963.