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B –Début de la guerre de succession d’Autriche et son retentissement en Russie

6. Disgrâce de Munnich

279 Sirio, tome 96, lettre 41, Louis XV à La Chétardie, 20 juillet 1741, Versailles. Cette intransigeance paraît excessive, dans la mesure où, pendant la minorité du Roi, les ministres étrangers à Paris avaient des lettres de créance auprès du duc d’Orléans.

Un nouveau bouleversement survient en Russie le 15 mars ; « l’homme fort » du gouvernement, feld-maréchal, Premier ministre, directeur du Génie, directeur du canal de Ladoga, directeur des milices d’Ukraine, etc., qui avait déjà laissé les Affaires étrangères à Ostermann, de moins en moins soutenu par Anna Leopoldovna, démissionne en alléguant son âge (56 ans) et des raisons de santé (malgré son exil pénible de vingt ans en Sibérie, il vivra encore 26 années), mais c’était bien une disgrâce que l’on revêtait des apparences d’une retraite. Il aurait, selon Bain, amassé plus d’argent pendant son court ministériat, que Biren

pendant les sept premières années de sa faveur281. Cet auteur affirme aussi que c’est sa

proximité avec Julie Mengden (dont une sœur avait épousé son fils) qui lui a évité l’exil immédiat au-delà de l’Oural (ce sera cependant son lot après le coup d’État d’Élisabeth). Non seulement cette démission est acceptée (et c’est son fils, comte de Munnich, non plus enveloppé dans sa disgrâce que son frère le baron, qui le lui annonce), et notifiée au son du

tambour à tous les carrefours282, mais on intime l’ordre aux gardes Preobrajenski de ne plus le

reconnaître pour leur colonel (il perd ainsi la « plus belle fleur de son jardin »). Le meilleur allié de la Prusse vient de s’effondrer : Frédéric lui avait écrit le 30 janvier en espérant que

« la cour de Vienne aura égard à la médiation dont vous voudrez bien vous charger283 ». Il

semble que le feld-maréchal ait été poussé à la démission à la suite du traité, soutenu par l’Angleterre, le Hanovre et les Provinces-Unies, et signé à Dresde entre Autriche et Saxe, par lequel ces États se proposaient de faire la guerre au roi de Prusse, de le dépouiller du

Brandebourg et de lui reprendre la Silésie284. Ce pacte, envoyé à Petersbourg par les soins de

Keyserling, ministre de Russie très en faveur à Dresde, avait été approuvé par Ostermann, Brunswick, Golowkine et Tcherkassky, qui persuadèrent la régente d’y adhérer. Munnich,

partisan d’un compromis entre Prusse et Autriche285, s’y opposa avec des arguments

convaincants (caractère récent des accords signés avec la Prusse, menace suédoise, épuisement de la nation après quarante ans de guerres). Mais le feld-maréchal, malgré les services rendus, ne faisait pas le poids devant le jeune gandin Lynar, envoyé de Saxe, qui fascinait la grande-duchesse. Même la princesse Élisabeth, (qu’Amelot trouve « froide » et dont la conduite l’étonne, l’inquiète et l’impatiente dans chaque lettre), bien qu’elle détestât Munnich, reprocha à sa cousine sa faiblesse et l’avertit qu’on l’accuserait d’ingratitude. Cette démission ressemble d’autant plus à une disgrâce que les fidèles de Munnich comme les

281 Bain R.N. The daughter of Peter the great, Westminster, Constable & C°, p. 35 et 41 n.1.

282 Anna Leopoldovna s’en est excusée et lui a proposé des dédommagements.

283 Melchior Vischer, Munnich, Frankfurt Societäts-Verlag, 1938, pp.559-560.

284 Dans ce partage, la ville de Hildesheim, au sud de Hanovre, serait attribuée à cet électorat, donc à George II.

285 Francis Ley, Le maréchal de Munnich et la Russie au XVIIIe siècle, Paris, Plon, 1959, p. 151. Il est intéressant de remarquer que ce sont les mêmes raisons (inclination pour la Prusse aux dépens de l’Autriche) qui motiveront, quarante ans plus tard, la démission de Panine.

généraux Dewis et Stoffeln, seront inquiétés, voire torturés pour obtenir d’eux des aveux qui pourraient perdre le feld-maréchal.

Amelot ne se contente plus d’exiger que la princesse s’engage à rétrocéder des territoires, il veut désormais « qu’elle et son parti [promettent] de seconder la Suède au

moment où celle-ci fera entrer ses troupes en Russie286 », faute de quoi elle ne « pourra pas

espérer approcher du trône », c’est à dire qu’il lui demande de se rendre coupable de haute trahison. La circonspection de la jeune femme s’explique pourtant, non par de la perfidie comme le pense Amelot, mais à la fois par son souci de ne pas insulter l’avenir en entachant sa réputation, et par la crainte d’encourir, ainsi que ses complices, d’épouvantables

châtiments287. Sa terreur augmente de jour en jour et La Chétardie note, en août 1741, « qu’il

faut renoncer à user de la volonté qu’elle avait marquée, tant que la situation présente subsistera ». Aussi est-il de plus en plus partisan de voir les Suédois « donner le signal ». Il imagine qu’une fois Élisabeth sur le trône, elle éloignerait les étrangers, ferait de Moscou sa capitale, négligerait encore plus sa marine, et ramènerait la Russie dans sa barbarie prépétrinienne. Poursuivant ses chimères « à la Perrette », le ministre plénipotentiaire voit la Russie soustraite à la tyrannie des Anglais et le commerce de la France prospérer « sur la ruine de celui de la nation britannique ». Ses instructions prévoyaient d’ailleurs de tenter de « réformer le tarif de 1724, qui a rendu tout commerce impraticable avec la Russie, afin de

balancer et diminuer le commerce des Anglais dans le Nord 288». Des hommes tels que

Charles Dutot, l’un des inspirateurs du cardinal Fleury, regardent en effet le commerce comme la source de toutes les richesses paisiblement obtenues ; le premier rend hommage au second et rétorque en même temps à Jean-François Melon, ancien secrétaire de John Law, qui défendait des principes opposés dans son Essai politique sur le commerce (1734) :

la stabilité de la monnaie dans les dix dernières années mérite qu’on bénisse ce ministère  ; je

prouverai l’avantage solide et continu que procurent l’uniformité et la stabilité que le gouvernement actuel a si sagement maintenues dans cette mesure, depuis l’arrêt du 15 juin 1726 jusqu’à présent 1736. Ce qui nous montre que ce gouvernemment, qui est aussi équitable qu’il est éclairé, a pour maxime qu’il ne faut pas plus toucher aux monnaies qu’aux autres mesures

écrit-il dans ses « Réflexions politiques sur les finances et le commerce », parues en 1738, et dédiées à Kersseboom, ancien chef de la délégation des Provinces-Unies au congrès de Soissons (1728).

286 Sirio, tome 96, lettre 13, Amelot à La Chétardie, 1er juin 1741.

287 A l’un des ses officiers affidés, rencontré dans un jardin, et qui la pressait : « Matriochka, nous sommes prêts, et n’attendons que vos ordres », elle répondit : « taisez-vous, au nom de Dieu et craignez qu’on ne vous entende ».

Quoi qu’il en soit, cette « succession de révolutions subites et successives » fait rêver La Chétardie à la prochaine, dans laquelle il compte s’impliquer ; il s’interroge aussi sur l’incidence de la disgrâce de Munnich sur le conflit attendu avec la Suède, d’autant qu’il n’y a, selon lui, personne digne de le remplacer sur le plan militaire (mais on préférera subir des

défaites que de le remettre en place) ; il écrit d’ailleurs289 à Amelot : « la retraite de Munnich

enlève de la force aux troupes russiennes ».

Cette disgrâce réjouit en tout cas le marquis de Botta, qui voit son ami Ostermann,

si sincèrement dévoué à la maison d’Autriche, enfin seul aux commandes290. Le

vice-chancelier Golowkine, qui faisait rapport à Ostermann de tout ce qui se disait dans les

conseils, « lui est trop lié pour ne pas courir la même carrière291 », et l’envoyé français pourra

écrire que, dorénavant, Ostermann, sans favori à ménager ni opposition à redouter, est « le véritable tsar » ; on le soupçonne même de vouloir faire changer de religion, afin de le placer sur le trône, son poulain Antoine-Ulrich de Brunswick, en mésintelligence ouverte avec son épouse (les conseils ont lieu dans son appartement et non dans celui de la régente).

Élisabeth supporte d’autant plus mal cette toute-puissance d’Ostermann qu’elle se

souvient qu’il devait sa fortune à sa mère Catherine 1re, qui avait été tour à tour la maîtresse,

l’épouse, la veuve et le successeur de Pierre 1er ; c’est sous son règne qu’il était devenu en

1726 le quatrième des sept membres du conseil secret, derrière Menchikov, Apraxine et Golowkine mais devant Golitzine, Tolstoï et Charles-Frédéric de Holstein-Gottorp, gendre de l’impératrice, même si sa nomination à la vice-présidence du collège des Affaires étrangères datait de 1723, suite à l’arrestation et au bannissement (auxquels il avait contribué par sa

délation) de son supérieur et bienfaiteur Chafirov292. Elle connaît aussi les pots-de-vin qui lui

ont été versés par l’Angleterre et par l’Autriche pendant presque tout le règne de Charles VI. La Chétardie, pour sa part, n’ignore pas la responsabilité du ministre dans les obstacles élevés devant Stanislas Leszczynski avant et pendant la guerre de Succession de Pologne, ou dans la façon dont ont été traités son collègue le marquis de Monti, son secrétaire Tercier et les bataillons français. Leurs rancœurs s’additionnent et leurs forces se conjuguent contre le tout-puissant ministre ; une fois encore, la roche tarpéienne est près du Capitole.

289 Sirio, tome 92, lettre 87,page 492, La Chétardie à Amelot, 18 avril 1741.

290 Au cours de sa longue carrière, Ostermann avait toujours été en délicatesse avec ses collègues ou supérieurs, qu’il s’agît de Chafirov, de Menchikov, de Loewenwolde, des Dolgorouki, de Biren ou de Munnich.

291 Mém. et Doc. Russie 9 fol.127