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B –Début de la guerre de succession d’Autriche et son retentissement en Russie

3. Hésitations diplomatiques

La réaction du gouvernement français est l’étonnement (Amelot considère que la conduite du roi de Prusse est « incompréhensible », mais il n’est pour le moment pas question d’entrer en guerre, mais au contraire de rester passivement spectateur (sur le mont Pagnotte, en Picardie, comme avait dit Louis XV) ; celle du gouvernement russe (c’est à dire d’Ostermann, car Munnich est un admirateur du roi de Prusse) nous est rapportée dans une

lettre d’Ivan VI à Frédéric II, datée du 16 décembre241. Après des paroles aimables et l’accord

pour le renouvellement de l’alliance défensive entre la Prusse et la Russie242, l’enfant-tsar

s’insurge contre l’attaque de la Silésie qui « anéantit l’équilibre de l’Europe » ; il rappelle que la garantie donnée à la Pragmatique par ses prédécesseurs et ceux du roi de Prusse, engage leurs héritiers. Ivan lui fait donc « d’instantes remontrances » d’abandonner cette entreprise de boutefeu, et lui propose d’employer ses bons offices pour éviter la guerre. Ostermann ira plus loin, assurant Hohenholz, qui lui rappelait le casus fœderis liant son pays à l’Autriche depuis

le traité de 1726, que « la Russie ne lui manquerait pas243 ». Mais La Chétardie met en doute

la véracité de ces engagements, tant à cause de la fides graeca, nulla fides que par la répugnance qu’aura la Russie à dégarnir sa frontière suédoise. Cette hésitation lui est

d’ailleurs confirmée par le général Loewendahl244, au cours d’un dîner chez Mardefeld, où le

futur vainqueur de Berg-op-Zoom fait valoir que la triple menace des Suédois, des Perses et des Ottomans, retiendra probablement la Russie de secourir la cour de Vienne, prudence que le marquis approuve évidemment, tout en insistant sur l’inanité des dangers suédois et turcs.

240 Annexe 11 Corr. Polit. Prusse 112 fol. 218, Valori à Amelot, 6 décembre 1740. .

241 Corr. Polit. Russie 34, fol. 330, Ivan VI à Frédéric II, 16/27 décembre 1740.

242 Qui sera effectivement signée le 24 décembre 1740/4 janvier 1741, mais, dès le mois de mai, les ministres russes minimiseront sa portée dans toutes les cours de l’Europe (Sirio, tome 92, lettre 95, La Chétardie à Amelot, 22 avril/2 mai 1741).

243 Sirio, tome 92, lettre 27, La Chétardie à Amelot, 16/27 décembre 1740.

244 Sa femme, née Barbe-Élisabeth Szembek, qui avait été répudiée par le grand général de Pologne Jan-Clemens Branicki, sensible aux mortifications subies en qualité d’étrangère, regagnera sa Pologne natale en 1742. Son mari quittera la Russie peu après, de même que Keith et le fils de Lacy.

Pourtant un plan semble avoir été formé, combinant une attaque de la Prusse orientale par

terre et une attaque par mer sur la Poméranie prussienne245.

Deux mois plus tard, une nouvelle lettre d’Ivan VI assure Frédéric II de son désir sincère de maintenir la bonne intelligence entre eux, à la condition de « ne pas déroger aux

engagements qu’il a pris avec d’autres puissances246 », et regrette l’inefficacité de sa lettre

précédente, tout en proposant derechef ses bons offices, conjointement avec ceux de George II, rappelant que ceux-ci eussent été plus faciles avant l’invasion du roi de Prusse. La cour de Vienne diffusera cette lettre auprès de tous ses ministres à l’étranger. Mais Marie-Thérèse réussit l’exploit de rassembler autour d’elle les Hongrois, jusque-là fréquemment rebelles, en prêtant à son avènement le serment du roi André II, qui confirmait les privilèges de la nation. « Elle était femme, elle était belle, elle était malheureuse et d’immenses corps de partisans se formèrent pour soutenir “notre roi Marie-Thérèse” (Moriamur pro rege nostro

Maria-Theresia) sous le nom de pandours, de hussards, de tolpaches247 ». Le génie de Marie-Thérèse avait deviné comment on frappe au cœur d’une nation généreuse. Elle reçoit aussi un subside annuel de 300 000 livres sterling de la cour de Londres, mais refuse la souscription réunie par les femmes anglaises sous la direction de l’octogénaire Sarah Churchill, duchesse de Marlborough.

La politique turque mérite aussi d’être suivie puisque, devant les risques d’une

attaque de Tamas KouliKhan248, le grand vizir Nisanci Haci Ahmed pacha vient d’être

déposé, après un ministériat de deux ans (ce qui est une bonne performance), au profit d’Ali

Hekkimzadé, qui avait déjà rempli ce poste en 1732249.

Quant à La Chétardie, l’agression prussienne est pour lui une occasion d’échafauder des plans complexes ; il imagine en effet que, si, comme il commence à le croire

(lettre du 21 février/4 mars), la Russie remplit ses engagements vis-à-vis de l’Autriche250,

Frédéric, nonobstant le différend qui l’oppose à la Suède sur la Poméranie251, devrait s’allier

avec cette puissance (voire avec le Danemark) pour assurer ses derrières, cependant que la France garderait ses frontières du côté du Rhin. Mardefeld a d’ailleurs demandé à La Chétardie d’agir sur Saint-Séverin afin de prolonger la diète de Suède. On peut considérer que le marquis a été un fervent promoteur de l’alliance prussienne, à laquelle son protecteur

245 Richard Lodge, Russia, Prussia and Great Britain, The English Historical Review, 1930,45,180, p.579.

246 Corr. Polit. Russie 35 fol. 250, Ivan VI à Frédéric II, 25 février/8 mars 1741.

247 Alexis, comte de Tocqueville, Histoire philosophique du règne de Louis XV, Paris, Amyot, 1847, II, p. 440.

248 Ces risques s’avérèrent, et le chah ravagea les faubourgs de Bagdad.

249 Joseph von Hammer-Purgstall, Histoire de l’empire ottoman, Istambul, Isis, 2000, tome XV, page 30.

250 De fait, plusieurs régiments sont sur le point de partir pour Riga et Reval au printemps 1741. On sait que c’est le feld-maréchal Lacy qui les commandera mais ils sont destinés à se battre contre les Suédois.

251 A la paix de Stockholm du 1er février 1720, son père avait obtenu d’Ulrique-Éléonore les territoires au sud de la Peene, Friedland, Stettin, Goleniów, Kolberg (Kołobrzeg), les îles d’Usedom et Wolin, mais il lorgnait sur la Poméranie restée suédoise (Wismar, Stralsund).

Fleury était assez réticent, et qui sera accomplie le 4 juin 1741 (traité de Breslau entre Valori et Podewils) : « L’idée de s’allier avec le roi de Prusse… est due à M. de La Chétardie. On voit aussi que la Russie regardait dès ce temps-là le roi de Prusse comme un voisin

dangereux252. »

Si cette alliance avec la Prusse doit beaucoup à La Chétardie, son maître d’œuvre incontesté reste néanmoins Belle-Isle ; c’était lui le boutefeu de la guerre, lui qui y entraînait contre son gré le vieux cardinal, le Roi et la France. Il s’était présenté à Breslau deux semaines après la bataille de Mollwitz, et Frédéric II vainqueur l’avait fait lanterner plusieurs jours en espérant le mettre en compétition avec le ministre anglais, milord Hyndford, et en

demandant à Podewils de le « cajoler à merveille »253. Quand enfin les deux hommes se

rencontrèrent, à Mollwitz, le maréchal ne put obtenir le traité d’alliance qu’il sollicitait du roi de Prusse, et que celui-ci refusait, au prétexte que, sitôt cette alliance signée, il serait attaqué par les Anglais, les Hollandais, les Saxons, les Autrichiens et les Russes.

Le risque d’une conflagration générale avait déjà été renforcé par le traité de Nymphenburg (28 mai 1741) conclu, sous l’égide de la France, entre l’Espagne (représentée par Portocarrero, comte de Montijo) et la Bavière (par le comte de Törring), la première fournissant de substantiels subsides (800 000 livres d’emblée, puis des mensualités de 80 000 florins) et la promesse d’une opportune diversion des troupes espagnoles en Italie en échange de l’engagement de Charles-Albert de mettre ses soldats en campagne et de garantir,

quand il serait empereur, le duché de Parme à don Philippe254. Frédéric II allait y adhérer

bientôt. Belle-Isle, qui y représentait la France, commença par revivifier le traité conclu seize ans plus tôt, par lequel Louis XV s’engageait à soutenir Charles-Albert pour accéder au trône

impérial, en adaptant ses subsides aux besoins du temps255 (deux millions de livres par an en

sus des deux millions quatre cents mille fournies par l’Espagne).

Frédéric II désirait pourtant vivement l’alliance de la France, à condition que

celle-ci se pliât à ses propres conditions256. C’est pourquoi, une semaine plus tard, par le traité

d’alliance franco-prussien de Breslau signé le 4 juin entre Podewils et Valori, Louis XV accordait un secours de 25 000 hommes de troupes « auxiliaires » (puisque la France n’était pas en guerre) à Charles-Albert pour soulager les troupes prussiennes en Silésie par l’ouverture d’un second front danubien, tout en assemblant sur la Meuse une armée de 40 000 hommes sous les ordres du maréchal de Maillebois. La seule contrepartie offerte par

252 Mém. et Doc. Russie 1 fol. 174, 1740.

253 Frédéric II, Politische Correspondenz, Berlin, Dunker, 1879, I, 232.

254 Matthew Smith Anderson., The war of the Austrian succession, Pearson, Harlow, 1995, p. 97

255 Peter Claus Hartmann, Karl Albrecht, Karl VII, glücklicher Kurfürst, unglücklicher Kaiser, Ratisbonne, 1985, p. 178.

Frédéric II était sa renonciation, au profit de l’électeur Palatin Charles-Philippe, âgé de 80

ans, à ses prétentions sur les duchés de Juliers et de Berg257 ; ceux-ci sont promis en effet à

Charles-Théodore de Bavière, cousin de Charles-Philippe, qui doit épouser sa petite-fille et lui succéder à Mannheim. En échange Charles-Philippe assurait sa voix à Charles-Albert pour la couronne impériale,

Le vieil électeur palatin, qui devait obtenir pour ses héritiers l’abandonnement des droits du roi de Prusse aux États de Berg et de Juliers par la protection de la France, souhaitait plus que tout autre de voir le

Bavarois sur le trône impérial.258.

Le roi de Prusse, électeur de Brandebourg, qui avait fait miroiter aux Autrichiens la possibilité qu’il donnât sa voix à François-Étienne, duc de Toscane (voir ci-dessous) la

promit aussi à l’électeur de Bavière, contre la garantie de ses conquêtes259, et le fit déclarer à

Francfort par son ministre. Belle-Isle eut l’habileté (ou la flagornerie ? ou l’ironie ?) d’attribuer son succès au cardinal de Fleury, en lui écrivant : « Je fais mon compliment à Votre Éminence… d’une négociation qu’elle a conduite avec autant d’habileté que de sagesse… Elle fera rentrer les Russes dans leurs anciennes bornes, jamais ministère n’aura été plus glorieux avec autant de modération ». Fleury n’est pas dupe de ces éloges sirupeux et émet les plus grandes réserves, notamment sur la personne de Frédéric II : « la bonne foi et la sincérité ne sont pas ses vertus favorites ; il est faux en tout, même dans ses caresses, je doute

même qu’il soit sûr dans ses alliances, car il n’a pour principe que son unique intérêt260 ».

Cette réponse du cardinal de 90 ans démontre qu’il avait l’analyse psychologique, même à distance, encore très fine et que ses facultés intellectuelles étaient moins émoussées que sa vue ou son ouïe. Il prévoit d’ailleurs très explicitement la trahison du monarque prussien l’année suivante : « si l’Angleterre venait à l’appâter, il ne serait pas scrupuleux sur le prétexte qu’il pourrait imaginer pour se séparer de notre alliance ». Ce traité franco-prussien, quoique bancal sitôt les signatures apposées, avait une durée prévue de quinze ans, et Louis XV, plus loyal que son compère, lequel l’avait rompu à de nombreuses reprises (et dès 1742), attendit fidèlement sa date de péremption pour ne pas le renouveler ; et pourtant le traité de Versailles de mai 1756 avec Marie-Thérèse n’était-il que défensif alors que Frédéric II s’était lié dès janvier à son oncle George II par celui de Westminster !

Valori, qui avait eu de nombreuses conversations avec Frédéric, était tout aussi circonspect ; il écrivait à Belle-Isle, qui ne le suivit pas : « le roi de Prusse ne répond pas comme il faut et mon sentiment est de se retourner d’un autre côté pour n’être pas la dupe

257 Reed Browning, The war of the Austrian succession, New York, St Martin’s Griffin, 195, page 58.

258 Voltaire, Histoire de la guerre de 1741, « Œuvres historiques », Pléiade, p. 1578.

259 Émile Bourgeois, Manuel historique de politique étrangère, I, les Origines, Paris Belin, 1892, page 349.

d’un prince qui entame des négociations partout et croit opérer des merveilles en ne concluant nulle part… légèreté, présomption, orgueil et, j’ose le dire, fausseté sont la base de [son]

caractère261 ». Mardefeld n’en renouvellera pas moins, le 4 janvier 1741, un traité d’alliance

avec la Russie qui, selon Nolken, ne préjudicierait en rien aux engagements de la cour de Petersbourg envers celle de Vienne. Le jeu des alliances est d’ailleurs complexe et par exemple, quand Botta, enfin arrivé à Petersbourg le 17 janvier 1741, avec le titre de plénipotentiaire, s’estime éconduit par Munnich, (le duc de Brunswick au contraire est inféodé à la cour de Vienne) il s’exclame que sa maîtresse Marie-Thérèse aura toujours la ressource, en cas de déception du côté de la Russie, de « se jeter dans les bras de la

France262 » ; d’ailleurs il recherche l’amitié de La Chétardie et lui lit par exemple les

propositions faites à la reine de Hongrie par von Gotter, ancien ambassadeur de Frédéric II à Vienne ; en gros, elles consistent à la dédommager de la Silésie (le roi de Prusse se contenterait d’une partie de cette province) par deux millions de florins, son alliance, une aide pour trouver des compensations à cette perte, et sa voix à François-Étienne pour l’élection à

l’empire263. Marie-Thérèse rejette ces propositions avec hauteur et, pour s’attacher Munnich,

lui fait don du comté de Wartemberg en Silésie264. Cependant, Botta est surtout lié avec Finch

et Lynar, au grand dam de La Chétardie et de Mardefeld. On peut d’ailleurs remarquer que, paradoxalement, les intérêts de Botta et de Nolken sont les mêmes, puisqu’aussi bien l’envoyé suédois appuie l’idée qu’un corps de 30 000 Russes parte secourir les Autrichiens, afin que la Suède « les trouvât de moins lorsqu’elle frapperait son coup ». Munnich, d’ailleurs, s’attache à rassurer les Suédois, et, notamment, il s’engage auprès de Nolken à lever l’interdiction de

sortie des grains qui les gêne considérablement265.

La Suède, précisément, n’a pas été tenue au courant du traité de Breslau, et Amelot en donne les raisons :

« Je ne pense pas que Guillenborg nous reproche la communication tardive [de ce traité], mais comme les ennemis de la France pourraient par la suite nous en faire un grief, il est nécessaire que vous l’instruisiez que Frédéric II, ayant exigé comme première condition un secret inviolable, et étant de première

importance pour la Suède même de s’assurer d’un prince qui était prêt à se livrer à un parti contraire266, nous

n’avons pu en informer la Suède. Je vous ajouterai que de multiples incidents ont empêché longtemps que nous

261 Corr. Polit. Prusse 115, fol. 197v°, Valori à Belle-Isle, 7 février 1741.

262 Sirio, tome 92, lettre 43, La Chétardie à Amelot, 17/28 janvier 1741.

263 Walter Elze, Le grand Frédéric, (traduit de l’allemand), p. 124, Paris, Gallimard, 1943.

264 Mais Frédéric rivalise de munificence, lui offrant sa propre bague de diamants, ainsi qu’une terre sur l’Oder pour son fils, et un brevet de colonel pour son gendre Maltzahn. La Russie il y a cent ans, ouvrage collectif, 1858, 108.

265 Corr. Polit. Russie 40, fol. 321 v°, La Chétardie à Amelot, 2/13 décembre 1740.

puissions faire fond sur l’exécution de ce traité, et encore aujourd’hui il est nécessaire que le contenu en demeure

secret, c’est ce que vous recommanderez au comte de Guillenborg267 ».

Finalement, Amelot chargera le comte de Tessin, quittant son ambassade de

Paris, de faire porter la copie du traité à Stockholm ; Tessin s’étonne d’être informé en octobre d’un traité portant la date du 5 juin. Ce traité, tant désiré par La Chétardie, engageait la France dans une guerre longue, meurtrière et coûteuse, alors qu’elle n’avait rien à en espérer sinon la non-élection de François-Étienne, dans la crainte que ce prince falot ne prît prétexte de sa position à la tête du Saint-Empire pour revendiquer sa Lorraine natale (il était né à Nancy en 1708).