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Initialement, ce n’était pas La Chétardie, mais François-Marie de Villers La Faye, comte de Vaulgrenant qui avait été pressenti pour remplir le poste d’ambassadeur à Petersbourg. Ce seigneur, issu d’une illustre maison de Franche-Comté, était depuis 1734 ambassadeur du Roi auprès de Sa Majesté Catholique Philippe V. Ostermann, ministre russe des Affaires étrangères, avait été averti par Fleury de cette nomination, mais il semble que les prétentions financières du comte aient dépassé le budget prévisionnel du cardinal, ce qui fit avorter sa mission. Dès le lendemain de la renonciation de Vaulgrenant (22 avril 1739), La Chétardie fut désigné pour le remplacer. On peut penser aussi que, dans son réseau, la protection de Madame de Mailly (quoique remplacée depuis 1735 dans ses fonctions de

maîtresse royale par sa sœur Félicité de Vintimille) a joué, si l’on en croit les Goncourt105. On

peut aussi constater qu’il était très lié avec d’autres ambassadeurs comme Saint-Séverin, Montaigu ou Castellane, ce qui laisse présumer qu’il a fréquenté un milieu qui était une pépinière d’ambassadeurs..

Dans sa lettre du 23 avril à Ostermann106, Fleury le dépeint comme « rempli de

sagesse et de douceur », ce qui est peut-être hyperbolique ou en tout cas imparfaitement adapté au caractère du postulant, mais témoigne du moins de l’estime dans laquelle le tenait le prélat. De plus, il était revêtu du caractère prestigieux d’ambassadeur extraordinaire, ce qui paraît l’avoir quelque peu enivré, et représentait à la fois une promotion pour lui et une première dans nos relations avec la Russie, nos envoyés précédents (Campredon, Magnan) étant plénipotentiaire ou chargé d’affaires. En effet, l’ambassadeur extraordinaire était en

règle générale envoyé pour une mission temporaire107. Cette nomination avait été facilitée par

l’acceptation par Anna Ivanovna de la médiation de la France, et plus particulièrement du marquis Louis Sauveur de Villeneuve, ambassadeur extraordinaire (dans tous les sens du terme), qui aura un grand rôle dans la rédaction des traités de Belgrade et de Nyssa (Nevşehir)

104 Sirio, tome 100, lettre 42, La Chétardie à Amelot, 24 février 1742.

105 Edmond et Jules de Goncourt, Les maîtresses de Louis XV, Paris, Laffont, 2003, p.112

106 Corr. Polit. Russie 31, fol.70, Fleury à Ostermann, 23 avril 1739.

qui mettront fin à la guerre austro-russo-turque, en laissant cependant encore bien des points à vider, dont les plus importants seront le démantèlement toujours différé de la forteresse d’Azov, le règlement, très délicat, des limites (à la fois sur le Bug — région de Kherson —, sur le Dniepr, là où Catherine II fondera Odessa en 1794, et du côté d’Azov), la route à

emprunter par les ambassadeurs (par la Pologne ou par l’Ukraine108), et l’échange des

prisonniers. Auprès de Villeneuve, quoique souvent en désaccord, figurait Bonneval-pacha,

l’agent le plus actif de la politique ottomane vis-à vis des États chrétiens109. Un éminent

historien britannique rend à Villeneuve un hommage apothéotique en le comparant à Stratford Canning, (cousin de George, ministre de Pitt le jeune) qui sera l’ambassadeur britannique à la

Porte au moment de la guerre de Crimée110.

Dans son instruction, il était prévu que l’ambassadeur devait se hâter de rejoindre Petersbourg (nous verrons que ce ne fut pas son souci essentiel), et que, pour son cérémonial, puisqu’il n’y avait pas de « jurisprudence », il devait exiger d’être traité comme l’ambassadeur impérial, le marquis de Botta, et en tout cas ne rien accepter qui pût « avilir la dignité de son caractère » et, sur ce point, il se conforma très fidèlement à ce qui lui était prescrit : « il eût pu donner aux étrangers des leçons d’étiquette hautaine et d’élégance

raffinée111 ».

Sa mission avait deux buts essentiels ; le premier consistait à acquérir la connaissance des troupes, des vaisseaux, des dirigeants et des ressources financières de l’empire des tsars ; l’ambassadeur s’excusa de n’y point satisfaire en affirmant qu’il « doutait qu’il y eût trois personnes dans toute la Russie pleinement au fait de ces matières » et que, d’ailleurs, à toute question, même la plus anodine, un Russe répondait toujours : « Dieu seul

le sait 112» ; son second objectif était de desserrer les liens très intimes qui unissaient la Russie

et l’Autriche depuis le traité de 1726, qui s’étaient manifestés lors de la guerre de succession de Pologne, où ils avaient poussé dix mille Russes sous la conduite de Lacy jusque sur le Rhin (entre Heidelberg et Karlsruhe) en septembre 1735, et venaient encore de se concrétiser face à nos alliés turcs en 1739. Mais le gouvernement français est conscient de l’extrême difficulté d’attirer les Russes vers lui, d’autant que « la Suède est la seule couronne du Nord dont l’amitié puisse nous être utile », et que la France vient d’y réussir « la purge de ses

ennemis113 », obtenant en 1738 la chute d’Arvid Horn, chef des russophiles « bonnets de

108 Louis XV « employa son entremise » pour influencer la Porte. Annexe 69 Mém. et Doc. Russie 1, fol. 183v°.

109 Hammer-Purgstall, Histoire de l’empire ottoman, vol.16, livre LXVIII, page 6.

110 Arthur Wilson, French policy during the administration of Fleury, Londres, Humphrey Milford, 1936, page 320.

111 Albert Vandal, Louis XV et Élisabeth de Russie, Paris, plon, 1882, p. 116.

112 MD Russie 1 fol. 172 v°, 1740. Il rassure quand même, affirmant que « les régiments de garnison ne sont composés que de vieillards » et que les « escadrons sont on ne peut plus mal montés » (voir fol.194v°, Annexe 70).

nuit » (qui mourra en 1742) et l’intronisation de Carl Guillenborg, fondateur des « chapeaux »,

partisans de la France. Ce changement de gouvernement à Stockholm114 aura l’avantage,

pense-t-on à Versailles, de fixer les troupes moscovites en Ingrie et d’empêcher leur envoi au secours de Charles VI contre les Turcs, d’autant que Guillenborg est d’avis de s’attacher au parti de la princesse Élisabeth et de faire la guerre à la Russie. Le gouvernement précédent avait d’ailleurs refusé de s’engager aux côtés de la France et contre la Russie lors de la guerre de Succession de Pologne, ce qui avait été reproché à Horn, dont la politique est comparée à

celle de Walpole115.

La Chétardie, de plus, sans être incité à déclencher une révolution en Russie, est cependant engagé à « s’instruire de la situation des esprits, du crédit et des amis de la princesse Élisabeth », qui végète à la cour et dont on pense qu’elle constituerait une alternative heureuse en cas de décès de la tsarine Anna Ivanovna (qui n’a que 46 ans, mais qui est bien malade, et dont la goutte entraverait toute velléité d’action, si même elle n’avait pas abandonné à son favori les rênes du pouvoir). Ce dernier, duc de Courlande, Jean-Ernest

Biren, qui ne doit sa situation qu’à « l’amour aveugle [de] la tsarine116] », et son titre de duc à

l’empressement déployé à Dresde par son ami Keyserling117, consulte certes parfois son

« adjoint » Ostermann, dont il se méfie à juste titre, le considérant comme déloyal, délateur, corrupteur et dissimulateur (c’est pourquoi il va faire entrer Volinski comme « contrepoids » au gouvernement). En fait son conseiller le plus influent est le banquier Liebermann, au point

qu’on a pu écrire que « c’est lui qui gouverne l’empire118 ». Courlandais, Biren réservait sa

confiance essentiellement à des Baltes, tels les Livoniens Loewenwolde et Mengden. Généralement dénigré par ses contemporains et par les historiens, Biren trouve quelques défenseurs, et Wittram, par exemple, le considère comme un homme rèussissant tout avec panache, opiniâtre et froid, disposant de grosses sommes d’argent lui ayant ouvert de prime

abord de nombreuses possibilités119.

Muni de ces instructions, et accompagné de douze secrétaires, de huit chapelains (dont l’un, Allégier, créera par sa —mauvaise — conduite une occasion d’incident diplomatique, tandis qu’un autre, Lefèvre, sera mêlé à l’affaire Stackelberg), de cinquante

114 Le scénario a été tout aussi favorable pour la France au Danemark, où Chulin a remplacé Rosenkrantz (1735).

115 Robert Nisbet Bain, Encyclopaedia Britannica, 1911, article “Horn”.

116 Termes barrés dans une lettre de Louis XV à La Chétardie du 11 déc. 1740, Corr. Polit. Russie 34 fol. 317. Annexe 47..

117 Georg von Rauch, Zur baltischen Frage im 18. Jahrhundert, Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, vol V, cahier4, page 463. Keyserling commença sa carrière à la cour d’Anna Ivanovna à Mitau et la termina à celle de son élève Stanislas-Auguste Poniatowski, devenu roi à Varsovie. Il était à Dresde « le conseiller et le bras droit de Brühl » (Sirio, tome 100, lettre 202, d’Allion à Amelot, 19 janvier 1743).

118 Corr. Polit. Russie 32, fol. 94v°, lettre accompagnant celle de l’abbé de La Ville, 19 février 1740.

pages et valets en livrée, de six cuisiniers dirigés par le célèbre Barrido120, sans parler des vêtements splendides, de la vaisselle de vermeil, des vins fins et des 17 000 bouteilles de Champagne, le marquis part pour un long périple qui le mènera à Petersbourg en plus de

quatre mois121 ; quittant Paris le 17 août, il ne parviendra en effet à destination que le 27

décembre 1739, mais il est vrai qu’après s’être arrêté à Wolfenbüttel et à Magdebourg, il voulait surtout parader à Berlin, où il demeura six semaines. Il ne se décida à quitter le Brandebourg que fin novembre (après avoir reçu une vive mercuriale de son ministre), fit une entrée triomphale à Königsberg et traversa alors la Courlande par des chemins si affreux qu’il demandera que son retour se fasse par la Suède et le Danemark ; il séjourna dans la capitale Mitau (Jelgava) le 7 décembre, y reçut une garde de 50 soldats, franchit la frontière livonienne le 8 et parvint à Riga (distant de 15 lieues de Mitau) le 10.

On voit que son train était splendide ; toutefois, il se plaint de ce qu’il « n’est pas aussi nombreux que celui de quelques ambassadeurs du Roi ». Il fit son entrée à Riga, précédé de 200 cavaliers ayant à leur tête un timbalier et six trompettes, puis fut promené dans le carrosse du vice-gouverneur Bismarck (lieutenant-général qui a servi pendant 20 ans dans l’armée prussienne). Si la traversée de la Dvina glacée fut un peu difficile (40 mariniers armés de perches à crocs lui frayant à grand-peine un passage), il en fut récompensé. La tsarine multiplia en effet les attentions pour lui ; un cuirassier d’ordonnance l’attendait tous les quatre milles, cependant qu’à chaque halte, il était reçu par une délégation du Magistrat, de la bourgeoisie à cheval ou d’une compagnie de grenadiers ; il fut salué par trente-et-une volées de canon et des décharges de mousqueterie. Il eut l’honneur de dîner chez Bismarck et de

danser avec son épouse, sœur de Madame Biren122, femme du duc de Courlande et

tout-puissant favori d’Anna, puis, le lendemain, avec les mêmes, chez un banquier, correspondant à Riga de Paris de Montmartel, lequel jouera un grand rôle dans sa vie et surtout après sa mort. La dignité de duc de Courlande est récente pour Biren, qui ne réside pas dans son duché, car Auguste III, roi de Pologne, dont la Courlande est un fief (théorique), lui en a accordé l’investiture en 1737, (à la mort du duc légitime, mais exilé à Dantzig pour cause de catholicisme, Ferdinand Kettler), sans consulter la nation, pour complaire à la tsarine, à laquelle il devait son trône, et malgré la vive opposition de la noblesse locale (sauf Korff). Maurice de Saxe, qui avait l’avantage de son statut de luthérien, avait en 1726 bénéficié d’une

120 Pekarski, Dépêches du marquis de La Chétardie en Russie, préface, Pekarski Pavel, Ogrizko, Petersbourg, 1862. Les 65 personnes et les 30 chevaux de son train l’obligeront à agrandir sa maison en achetant la résidence mitoyenne, vendue par un général russe sur la forte pression de Biren, qui veut se rendre agréable à l’ambassadeur de France.

121 Bibliothèque de l’Arsenal, manuscrit 728 b.

122 Ces deux soeurs avaient aussi un frère, baron Treiden, compagnon de Casanova à Berlin en 1764, Histoire de ma vie, Paris, Laffont, III, vol. 10, chapitre 3, p.341. Madame Biren avait été, avant son mariage, fille d’honneur de la duchesse Anna Ivanovna.

élection beaucoup plus libre. On peut rappeler que Ferdinand Kettler se remaria à 75 ans en 1730 (lors de l’investiture d’Anna Ivanovna comme tsarine de Russie, qui libérait le trône de Courlande), avec Jeanne-Madeleine de Saxe-Weissenfels. Mais ce vaillant effort ne fut pas couronné de succès et le duc mourut en 1737 sans postérité.

Harangué et accompagné par les plus hauts dignitaires locaux, La Chétardie réalise à travers l’Estonie et la Livonie une « marche triomphale », et les autorités prennent bien garde à ce qu’il ait, outre un interprète livonien (qu’il récompensera par un couteau de chasse garni d’or), des chevaux à chaque relais, une nourriture et un logement de qualité pour lui et son abondante suite. Il traverse Dorpat (Tartu), puis parvient à Narva, où le feld-maréchal Munnich vient le saluer, comme d’ailleurs le Magistrat et le général Chatilov, commandant de la ville. Les batteries des canons tirent 31 coups pour l’honorer à la sortie de

la cité ; la traversée de l’Ingrie est un peu moins solennelle, car Pierre 1er y a supprimé la

noblesse, et l’ambassadeur loge dans des maisons de bois prêtées par la tsarine et n’est plus accompagné que par Michel Bestoutcheff et un sous-officier (auquel il offrira de l’argent).

C’est donc le 27 décembre qu’il fait une entrée (non publique) dans la capitale pétrinienne, mais il n’aura sa première audience publique d’Anna Ivanovna que le 7 janvier

1740123. Manifestement, la tsarine, qui était très reconnaissante à Louis XV de la médiation de

Villeneuve, voulut honorer le premier ambassadeur qu’Il lui envoyait. Elle était aussi très

flattée de que la France lui dépêchât un ambassadeur, distinction dont Pierre 1er n’avait pas été

honoré. Aussi est-ce l’amiral-comte Golowkine, commissaire de la tsarine, qui se tiendra à l’avant du carrosse dont le marquis occupera le fond, cependant que des heiduques, vorreiters, grenadiers et valets de pied, caracolent tout autour, et que les gardes présentent l’esponton, le tout au son des roulements de tambour. Il semble que le premier diplomate revêtu du caractère d’ambassadeur à la cour de Russie ait été Charles Whitworth, envoyé de la reine Anne

d’Angleterre en 1709 auprès de Pierre 1er, après que celui-ci eut occidentalisé son système de

représentation124.

123 Ce qui n’empêchera pas le marquis d’Argenson d’écrire (Journal et Mémoires du règne de Louis XV, mars 1740, p. 18) : « M. de La Chétardie a débuté par une nouveauté en arrivant. Dès le lendemain, il a demandé avec empressement son audience publique. » Le mémorialiste en attribue l’initiative incongrue à La Chétardie, Fleury affirmant à Cantemir n’en avoir jamais donné l’ordre.

E - Premiers pas à la cour de Russie ; procès et exécutions