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Attitude avantageuse et popularité de La Chétardie après le coup

A —Le coup d’État

3. Attitude avantageuse et popularité de La Chétardie après le coup

Si La Chétardie n’a pas joué les premiers rôles dans la prise de pouvoir d’Élisabeth, il n’en jouit pas moins à la cour d’un statut privilégié ; la tsarine le consulte à tout propos et lui témoigne une affection qui contraste avec l’aversion que lui inspirent ses

65 Annexe 70 Extrait du journal de Morambert, Mém. et Doc. Russie 1, fol. 192v°.

collègues (particulièrement Finch et Mardefeld) ; comme il l’écrit en se rengorgeant, les autres ministres étrangers vont « connaître les mortifications qu’ils avaient eu soin de m’assurer naguère ». Elle lui marque une grande distinction, par exemple en envoyant chez lui son chambellan, alors qu’un simple gentilhomme apparaît suffisant pour les autres ambassadeurs, ou en ouvrant le bal avec lui, au grand déplaisir de Finch, qui considère qu’il

est devenu le favori tout-puissant, « à la fois ministre de sa cour et de celle-ci67 ». Elle lui

envoie six messages au lendemain de son avènement (dont un seul important, celui qui le prie d’obtenir de Lewenhaupt une suspension d’armes) ; Waliszewski pense que ce n’était pas sans arrière-pensées qu’elle « donnait à cet envoyé de Louis XV des témoignages d’une

reconnaissance qu’elle ne lui devait pas et d’une confiance qu’il était loin de lui inspirer »68.

Il est tout aussi en vogue auprès des gardes, et il entretient cette popularité par des distributions d’argent, ou en buvant avec eux à la santé du Roi et de la tsarine, et en les embrassant, « pour traiter la chose aussi militairement qu’il convient ». Les soldats l’appellent leur père, leur protecteur et le restaurateur du sang de Pierre. Peut-être s’imagine-t-il dans le

rôle que Menchikov ou Biren ont tenu au cours des règnes de Catherine 1re et d’Anna ; en tout

cas, il est tellement sûr de lui qu’il écrit, ce qui ne manque pas de sel quand on connaît la suite de ses aventures : « je n’ai plus rien à craindre pour mes lettres dans ce pays-ci, mais continuerai quand même à les chiffrer car elles traverseront des pays où il est bon de ne

fournir aucune preuve de la confiance dont la tsarine m’honore69 ». A-t-il péché par excès

d’amour propre ? Non, si l’on en retient la définition de ce sentiment par un moraliste qu’il devait avoir lu, et dont quelques-uns des châteaux (La Rochefoucauld et Verteuil, où Louis XIV l’exila) jouxtaient le sien : « l’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs, rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que

ses conduites70 ».

Cette notoriété entraîne cependant des jalousies et du ressentiment, et l’on murmure que la Russie n’a changé que de maîtres, puisqu’elle est tombée aujourd’hui sous la tutelle des Français. À la tête de ces opposants se trouve déjà Alexis Bestoutcheff, déterminé d’emblée à éloigner ou à perdre le trop pétulant ministre. Comme le dit l’auteur d’un mémoire

anonyme, « les Russes se haïssent entre eux, mais détestent tout ce qui est étranger71 ». Cet

auteur affirme aussi que l’ambassadeur mènera les Russes « par le bec comme des oisons », ce que l’avenir controuvera.

67 Annexe 107 National Archives, SP91/31/54 Finch to lord Harrington, 26 janvier 1742.

68 Kasimierz Waliszewski, La dernière des Romanov, Paris, Plon-Nourrit, 1912, page 280.

69 Il pense à la curiosité des Prussiens.

70 François VI de La Rochefoucauld, Maximes, 563.

Surtout, La Chétardie change du jour au lendemain et du tout au tout son discours en ce qui regarde les armées en présence ; la Russie soudain « a doublé ses forces par la révolution », et ses finances épuisées sont renflouées par les immenses confiscations prélevées sur les biens des personnes arrêtées, et singulièrement les pierreries de Julie Mengden, qui suffisent pour « pousser la guerre avec vigueur sans augmenter l’impôt ». La Chétardie lui-même avait été impressionné par la richesse des cadeaux offerts à la jeune femme par la princesse de Brunswick : « Rien en argenterie ni en meubles ne pourra surpasser la magnificence que Madame la régente prend plaisir à étaler dans la maison qu’elle a donnée à Mademoiselle Mengden, en y consacrant les dépouilles du duc de Courlande » et il évalue ses

bijoux à un million et demi de diamants72.

Les 7 400 hommes tirés de la land-milice sont jugés très beaux, ainsi que les nouvelles recrues, par opposition aux précédentes, qu’il estimait misérables. Parallèlement, Lewenhaupt, qu’il voyait conduire une armée considérable et menaçante, n’est plus qu’à la tête d’un « faible corps de troupe », dont, malgré leur bravoure, « pas un seul ne rentrera en

Suède73 » si le conflit se poursuit. D’ailleurs, le chevalier de Crespi est arrivé à Petersbourg, et

la tsarine, après lui avoir remis une tabatière d’or enrichie de diamants contenant 250 ducats, l’a renvoyé vers Lewenhaupt avec le message qu’elle « est bonne amie des Suédois ». Ce chevalier, qui renseigne l’ambassadeur, et dont ce dernier fait suivre les lettres à Amelot, est en effet très critique sur l’état de l’armée suédoise, décimée par la dysenterie et les gelures de pieds, mal nourrie, et mal commandée. Les fortifications de Fredricksham (Hamina en Finlande), « place-forte » où s’est retranchée l’armée suédoise, lui paraissent en mauvais état et peu susceptibles de résistance. Mais Lewenhaupt aimerait, en vue de la négociation qui va s’ouvrir, disposer de « gages », c’est à dire de Viborg ou de Kexholm (Priozersk en Russie, sur la rive occidentale du lac Ladoga), et il espère toujours récupérer les provinces baltes. Lors du traité de Nystad, (Pax neustadiensis sit fundamentum et basis futurae pacis)

Ostermann aurait arraché Viborg et Kexholm aux Suédois contre l’avis de Pierre 1er (et de son

collègue Bruce)74. Mais même l’exigence minimale de Viborg est inacceptable pour les

Russes car cette localité est considérée comme « la clé de Petersbourg », dont elle n’est distante que de trente lieues. Crespi se montre très circonspect sur ces projets ; dans ses lettres à La Chétardie, il critique Lewenhaupt, qui n’accorde sa confiance qu’à un jeune officier, le comte Liven, sans expérience ni savoir, sacrifie ses soldats en les envoyant chercher du fourrage à proximité des lignes russes, laissant l’armée « se faire battre en détail » et ne

72 Corr. Polit. Russie 37 fol 367, La Chétardie à Amelot, 1er/12 septembre 1741.

73 Corr. Polit. Russie 38 fol.380, La Chétardie à Amelot, 1er/12 décembre 1741.

réagissant pas devant les pillages, incendies et massacres commis par les troupes russes, toute marche sur Viborg étant promise à l’échec du fait de la faiblesse des chevaux, mal nourris et incapables de traîner l’artillerie dans un environnement désolé, sous le feu des remparts de la citadelle ; l’armée n’a plus pour subsister que des pois et des harengs ; les nouvelles de la flotte ne sont pas meilleures : on apprend qu’une frégate suédoise de 36 canons s’est échouée et qu’une partie de son équipage a péri ; de plus, la prochaine arrivée des glaces va obliger les bateaux suédois à lever leur blocus bientôt, des maladies (scorbut ?) exterminent les matelots (« livrés à de misérables chirurgiens qui tous les jours en expédient trente ou quarante »),

causant au total plus de 700 morts75, le secrétaire de l’amirauté s’avère être un traître et

l’amiral Royaline, qui avait eu ordre de commencer les hostilités, vient de mourir. Cependant, ces mauvaises nouvelles étant répandues et amplifiées par les Russes, La Chétardie suggère à Lewenhaupt d’avoir toujours sur les côtes de Finlande un navire prêt pour faire passer à Pillau en Prusse orientale (Baltiisk dans l’oblast de Kaliningrad) la nouvelle de ses opérations afin

de ne pas laisser à ses ennemis le monopole de l’information76.