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C - Les derniers mois du règne d’Anna Ivanovna

2. Naissance et décès à la cour de Russie

Le 12/23 août 1740, Anna Leopoldovna, nièce de la tsarine, accouche, à la grande joie de celle-ci, d’un garçon, qui sera nommé Ivan, en mémoire d’Ivan V, père de la souveraine et bisaïeul de l’enfançon. En revanche, pour ne pas porter le nom de son père, le nouveau-né n’en portera aucun, ce qui est une humiliation extrême pour Anton-Ulrich de

Brunswick (son fils sera le prince « orthodoxe Ivan »115 !), qui l’expose au mépris de la cour.

Cette naissance, suivie le 5 octobre de la nomination du nouveau-né comme grand-prince de toutes les Russies et successeur à l’empire, rebat les cartes de la succession au trône ; elle donne lieu à un serment solennel de fidélité au nouveau tsar de la part de tous les corps constitués (clergé, militaires, civils), à des décharges d’artillerie, des Te Deum, et est annoncée par des estafettes dans tout l’empire, mais ne réjouit guère les Russes. La Chétardie ira complimenter la maman sur ses relevailles un mois plus tard. Ivan sera baptisé dans la chambre de la tsarine sa grand-tante qui sera seule parrain ! Il est prévu qu’en cas de décès du petit tsar, ce sont les garçons à naître du couple Brunswick qui porteront la couronne, et, en cas de carence, un conseil de régence constitué du régent, des ministres, des généraux, aurait à choisir un successeur.

Louis XV félicitera à son tour la tsarine le 20 octobre. Cependant, l’état de santé de celle-ci se détériore et la goutte l’immobilise de plus en plus ; petit à petit, ses symptômes vont s’aggraver : syncopes, accidents vasculaires, hématémèses. De plus, elle est porteuse

d’une lithiase coralliforme des deux reins116, surinfectée, et qui inquiète d’autant plus que sa

sœur, Catherine de Mecklembourg, est également décédée d’une pyonéphrose en 1733. Sa santé a suffisamment alarmé tant Biren qu’Anna Leopoldovna que tous deux ont dû être saignés dans l’appartement de la tsarine ; une autre conséquence collatérale a été de retarder toutes les lettres à destination de l’étranger (notamment de la Pologne où la diète réunie pourrait être influencée par les nouvelles de Petersbourg).

Depuis une disposition prise par Pierre 1er le 5 février 1722 (quatre ans après avoir

fait torturer et assassiner son fils Alexis), le trône n’est plus héréditaire en Russie, mais c’est le souverain (« portant son autorité jusqu’au tombeau »), qui choisit son successeur et Anna Ivanovna déclare avoir désigné le petit Ivan, un oukase rappelant opportunément le serment prêté à son avènement par ses sujets de se conformer à cette pratique. Il est prévu qu’après lui, ce seraient, non ses parents ni la princesse Élisabeth, mais ses frères à naître qui porteraient la

115 Cette épithète sera aussi accolée au nom de sa mère, mais pas à son père, luthérien (comme Munnich et Osterman).

couronne et, là aussi, les troupes, homme par homme, et les dignitaires (Anna de Brunswick, son mari, Élisabeth, ministres, chambellans, officiers), puis les subalternes ont prêté serment tant à Petersbourg que dans les provinces, où on a envoyé des courriers. (« Je prête serment de fidélité à très-auguste et très-puissant grand-prince Ivan… comme je peux en répondre un jour devant Dieu et son tribunal sévère… en confirmation de ce serment, je baise la croix de mon rédempteur »).

Les revendications des ministres russes sur leurs prisonniers retenus captifs

persistent117, non affectées par le changement de vizir à Constantinople (le sultan Mahmud 1er

a remplacé Haci Ivaz Mehmed pacha, destitué en juin, par Nisanci Haci Ahmed pacha), et La Chétardie écrit à Villeneuve pour les soutenir et même suggérer que la Porte (contrairement à

la France) reconnaisse le titre impérial de la tsarine118. Cette attitude est d’autant plus

méritoire qu’Ostermann ne dit pas un mot au marquis des clauses du traité de Belgrade. L’une de celles-ci (article 9) prévoyait la possibilité pour les marchands des deux nations d’exercer leur commerce dans les États de l’autre, mais celui des Russes sur la mer Noire devait se faire sur des bâtiments turcs. Les Ottomans se plaignent aussi d’incursions sur leurs terres de Tartares sous domination moscovite. La Chétardie, de son côté, souhaite une invasion par les Tartares du sud de la Russie, mais il préconise (notamment auprès de notre nouvel ambassadeur à la Porte, Michel-Ange de Castellane, proche de Fleury par son alliance avec

Catherine de la Treilhe119) que, pour augmenter l’effet de surprise, ils divisent leur horde en

corps de 10 000 hommes afin que l’ennemi soit incertain du lieu de leurs attaques multipliées ; il souhaite aussi que Castellane patronne un traité entre les Turcs et les Persans. Cette idée sera également défendue par le fils de l’ancien hetman des Cosaques, Grégoire Orlyk, l’homme qui accompagna Stanislas Leszczynski lors de son voyage de Chambord à

Varsovie120 ; il est actuellement en Crimée et suggère qu’une diversion turque permette

d’aboutir à une indépendance de l’Ukraine, qui servirait de barrière entre les empires russe et ottoman. Son dévouement justifiera qu’en janvier 1743 Lanmary, notre nouvel ambassadeur en Suède, demande pour lui la croix de Saint-Louis. Mais c’est La Chétardie qui sera chargé de présenter une requête en faveur de ce coruscant aventurier, son ami personnel, à Élisabeth, pour l’encourager à lui restituer les biens de sa famille confisqués en Ukraine, d’autant qu’Orlyk se trouvera avoir, sous les ordres de Lanmary, facilité l’élection d’Adolphe-Frédéric. Le père de Grégoire, Philippe, naguère choisi par Charles XII pour succéder à

117 Une libération de 300 prisonniers russes est signalée le 18 décembre 1740.

118 Elle le reconnaîtra en 1741, soit 19 ans après la Prusse, mais trois ans avant la France.

119 Catherine était la petite-nièce de Diane de La Treilhe, épouse de Jean de Fleury, frère du cardinal.

Mazeppa (parrain de Grégoire en 1702) dont il avait été le chancelier, et qui avait en conséquence été persécuté par les Russes, qu’il n’avait cessé de combattre, mourra en 1742.

D’après La Chétardie, Élisabeth reste très exaltée contre cette famille121 qui avait tenté

pendant des décennies de soustraire l’Ukraine à l’influence russe en s’appuyant

successivement sur la Pologne, la Porte et la Suède. Car, comme l’écrit Voltaire,

« L’Ukraine a toujours aspiré à être libre ; mais, étant entourée de la Moscovie, des États du Grand Seigneur, et de la Pologne, il lui a fallu chercher un protecteur et, par conséquent, un maître, dans l’un de ces trois États. Elle se mit d’abord sous la protection de la Pologne, qui la traita trop en sujette ; elle se donna depuis au Moscovite, qui la gouverna en esclave autant qu’il le put. D’abord, les Ukrainiens jouirent du privilège d’élire un prince sous le nom de général ; mais bientôt ils furent dépouillés de ce droit, et leur général fut nommé par la

cour de Moscou.122 ».

La santé de la souveraine décline de plus en plus, même si les ministres se veulent très sereins vis-à-vis des envoyés étrangers. Alors qu’elle gît sur son lit de mort, Biren, duc de Courlande, en très mauvais termes avec les Brunswick, et craignant par-dessus tout qu’ils ne soient déclarés régents-administrateurs de l’empire, obtient de sa maîtresse que ce titre lui soit dévolu, et il semble que son protégé Bestoutcheff ait agi puissamment pour obtenir cette décision :

Après avoir reçu l’ordre de l’Aigle Blanc, son influence dans les affaires de l’État devint notable, et concourut beaucoup à ce que le duc de Courlande, dont il était un fidèle partisan, se vît attribuer par l’impératrice Anna la régence de l’empire pendant la minorité du prince Ivan, comme cela peut se déduire de

l’écrt apologétique du duc, qu’il avait écrit auparavant. 123

Biren fait aussitôt signer cet écrit, arraché à la tsarine, par le synode, le cabinet, les présidents de collèges et les officiers. Le manifeste du 6/17 octobre proclame : « En vertu du pouvoir qui nous a été donné de Dieu tout-puissant, nous établissons le prince

Ernest-Jean124, duc régnant de Courlande et Semigalle, régent durant la minorité de notre susdit cher

neveu le grand-prince Ivan, jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge de dix-sept ans, et nous lui donnons l’autorité et le pouvoir, durant le temps de la régence, d’administrer les affaires de

l’empire, tant au-dedans qu’au-dehors125 ». Biren s’est créé beaucoup d’ennemis à la cour,

mais il a été l’un des seuls à manifester au moins de la courtoisie à la princesse Élisabeth, et

La Chétardie en infère126 qu’il pourrait monter sur le trône après en avoir évincé l’enfant-tsar

et épousé la princesse (il n’a que vingt ans de plus qu’elle) après la mort attendue de sa

121 Corr. Polit. Russie 44, fol. 268, La Chétardie à Lanmary, 22 mars/2 avril 1744.

122 Voltaire, Histoire de Charles XII, livre IV, page 153, in « Œuvres Historiques », Paris, Pléiade, 1957..

123 Büsching, Lebenslauf des Grosskanzlers Bestoutcheff,Magazin für die neue Historie und Geographie, 1, 419.

124 Pour s’identifier davantage au petit tsar, Biren supprimera dans ses actes le prénom d’Ernest.

125 Corr. Polit. Russie supplément 6 fol.77 v°.

femme127. Bestoutcheff est un de ses soutiens les plus ardents et on rapporte qu’il aurait

transpercé de son épée un officier qui, dans la rue, médisait du régent128.

Or, Anna Ivanovna disparaît (18/29 octobre 1740), laissant l’empire sous la férule fictive d’un nourrisson de deux mois, et la régence à un étranger très contesté. La Chétardie, déjà en veine d’impertinence, aurait écrit : « Biren a prostitué sa souveraine aux yeux de

l’Europe et l’a couverte d’une honte éternelle qu’elle porte dans le tombeau129 »

Quant à notre ambassadeur, il se voit refuser par Ostermann pendant 24 heures le

passeport demandé pour le courrier130 destiné à porter en France la nouvelle du décès d’Anna

Ivanovna, au prétexte qu’il doit être scellé du nouveau sceau d’Ivan VI131. Le courrier, fort

onéreux, était cependant le moyen d’acheminement le plus rapide de la correspondance, mais le gouvernement russe avait toujours la ressource de l’interdire ou de lui imposer un itinéraire allongé qui lui faisait perdre tout son intérêt, expédient abondamment utilisé.

Ainsi, en dépit de sa diligence, le courrier du marquis arrivera-t-il trop tard et c’est

par celui dépêché au prince Cantemir qu’Amelot apprendra la nouvelle le 15 novembre132, ce

dont il se plaindra à La Chétardie (« je suis surpris et déçu de ne pas avoir appris un si grand événement par vous »). La première réaction de ce dernier est de « déposer son caractère », car il considère que ses fonctions d’ambassadeur du Roi auprès de la tsarine sont suspendues et c’est donc par le truchement de ses gentilshommes ou dans l’incognito qu’il présentera ses condoléances (en envoyant des gentilshommes aux princes et princesses de la famille du tsar)… et fera l’économie d’un deuil fort onéreux (en conséquence, il ne peut aller à la cour en plein jour, mais « à nuit close, vers 5 heures, quand on ne pourra plus distinguer son équipage »). Ce faisant, il a suivi les préceptes de Callières : « Les fonctions du ministre public cessent par la mort du prince qui l’a envoyé ou par celle du prince à qui on

l’envoie133 ». Louis XV, « très content de [sa] conduite », l’approuvera, par une lettre du 11

décembre, d’avoir renoncé à sa fonction, mais il « devra porter le deuil précisément comme le

prince de Brunswick134 ».

127 Lettre de Petersbourg, Mém. et Doc. Russie 9 fol. 110, avril 1740.

128 Walther Mediger, Moskaus Weg nach Europa, Braunnschweig, Westermann, 1952, page 206.

129 Ernest Lavisse et Alfred Rambaud, Histoire générale du IVe siècle à nos jours, VII, le XVIIIe siècle, 1910, p. 402.

130 Ce courrier, Broquette, s’est plaint de s’être fait voler 200 ducats en or à l’auberge de Chalons sur Marne. Le coût d’un courrier de Russie en France est évalué (CP Russie 34 fol. 271) à près de 4000 livres.Voir Annexe 16.

131 Souvent appelé Ivan III, comme étant le 3ème tsar de ce nom (avant Ivan IV, les souverains russes étaient grands princes de Vladimir et de Moscou).

132 SIRIO, tome 92, lettre 9 et Corr. Polit. Russie 34 fol. 207, Cantemir à Amelot, 15 novembre, « La main de Dieu vient de frapper un coup dont je suis tellement étonné,… à peine sais-je ce que je fais ». « Étonné » a, au XVIIIe siècle, le sens fort d’abasourdi.

133 François de Callières, De la manière de négocier avec les souverains, op.cit. p. 125.

Chapitre 3 — Rôle du marquis de La Chétardie jusqu’à la