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A —Le coup d’État

1. Portrait de la tsarine ; ses premières réformes

Il est peut-être opportun de faire une brève description de cette souveraine, qui allait occuper pendant vingt ans le trône de l’État le plus étendu de l’Europe ; les avis sont bien tranchés, tant sur sa beauté, sa grâce et sa naturelle majesté, qui font l’unanimité, que sur son caractère, et là encore, les ministres français, anglais, prussiens, saxons et autrichiens parlent d’une seule voix. Sa mansuétude est attestée, mais, dans certaines occasions (nous le

26 Walther Mediger, Moskaus Weg nach Europa, Westermann, Braunschweig, 1952, page 182.

27 Annexe72 Mémoires et Doc. Russie 9 fol. 140v°.

28 Daria Olivier, Élisabeth de Russie, Paris, Librairie Académique Perrin, 1962, page 175.

29 S.O. Schmidt, La politique intérieure du tsarisme au milieu du XVIII e siècle, Ann. Écon. Soc. Civil. 1966, 1, 97.

verrons avec Nathalie Lapoukhine, lors de l’affaire Botta, dans l’été 1743), elle sait se montrer implacable et cruelle ; surtout, ses qualités intellectuelles, qui sont grandes malgré une culture laissée en friche, sont gâchées par une vanité, une arrogance, une méfiance, une frivolité, une paresse et un goût des plaisirs qui lui laissent de moins en moins de temps pour gouverner son pays (d’ailleurs ses apparitions au sénat se raréfieront progressivement au fil du règne, de même que les oukases qu’elle y signera). Cette indolence ira jusqu’à publier un

oukase interdisant, sous peine de la vie (sic), de lui présenter un placet31. On peut considérer

que, malgré des dons mal entretenus, elle a gardé trois qualités d’un chef d’État : l’art de se tenir à l’écart des factions de sa cour, le sens de sa dignité et le goût du secret. Elle savait aussi éblouir les ministres étrangers de sa cour et noyer les dissensions qui y régnaient sous

une pluie de faveurs32.On a pu affirmer cependant que ce fut sous son règne la première (et

peut-être la seule) fois qu’on s’amusait à la cour de Russie. Cette assertion mérite toutefois d’être bémolisée par le témoignage de Catherine II qui écrira « qu’il n’y avait de sincère à

cette cour que la haine, et où le plus petit mot sérieux était imputé à crime et à trahison33 ». Il

faut aussi lui rendre cette justice que ses favoris n’ont jamais cherché à exercer le pouvoir, comme au cours des règnes précédent et suivant, et Razoumovski n’est jamais devenu Biren ni Potemkine, et n’a même manifesté nulle jalousie envers ses rivaux dans le cœur d’Élisabeth, tel Ivan Chouvalov. Il a toutefois été nommé aussitôt chambellan. À côté de cette vision un peu édénique de la cour, il faut mentionner celle des historiens germaniques, beaucoup moins complaisante, d’où il ressort que « la corruption régnait à visage découvert dans toutes les régions du gouvernement et de la société, surtout dans la classe supérieure :

tous les vices s’y donnaient libre carrière34 ». De plus, la bonhomie excessive de la princesse

et sa proximité avec la roture choquaient les esprits et l’on verra par exemple d’Allion s’indigner de ce qu’elle passe la nuit avec trois de ses sigisbées (Razoumovski, Choubine et Sieverts, mal dégrossi de son laquéisme), ou qu’elle fasse monter dans son carrosse des

femmes qui avaient naguère pour office de laver le plancher35. Mais, contrairement à

Catherine II, sa bienveillance n’était pas un calcul, et son sourire n’était pas un masque. Le premier manifeste de la tsarine commence par un incipit rappelant qu’elle était, « par la grâce de Dieu », impératrice et autocratrice de toutes les Russies, de Moscovie, de Kiovie, de Vladimirie, de Novgorod, tsarine de Kazan et d’Astrakhan, tsarine de Sibérie, dame de Pleskow et grande-duchesse de Smolensko, etc.,

31 Sirio, tome 100, lettre 92, La Chétardie à Amelot, samedi 14/25 juin 1742.

32 John P. Le Donne, The rule of empresses, Absolutism and ruling class, Oxford University Presss, Oxford, p.82.

33 J.W. Thompson et S.K. Padover, L’espionnage politique en Europe de 1500 à 1815, Paris, Payot, 1938, 135.

34 La cour de Russie il y a cent ans, Collectif sous la responsabilité de F. Schneider, 1858, page 102.

Le texte mentionnait ensuite que, certes, c’était Ivan VI qui avait été institué tsar par la défunte Anna Ivanovna, de pieuse mémoire, mais que, devant les troubles survenus pendant la minorité de cet enfant, elle s’était vue contrainte de céder aux supplications

unanimes de « tous [ses] fidèles sujets, tant ecclésiastiques que séculiers, et particulièrement36

des régiments de [ses] gardes et d’accepter très gracieusement le trône paternel dont, par les

droits de la naissance [elle] était la plus proche37 ». Elle défère aussi « aux instantes prières »

de tous ses fidèles sujets pour faire prêter aux dignitaires un (énième) serment solennel.

Celui-ci38 stipule : « je soussigné, promets et jure à Dieu tout-puissant sur son saint Évangile que je

veux et suis obligé d’être toute ma vie un sujet fidèle, soumis et obéissant à Sa Majesté Impériale ma véritable et légitime souveraine la grande impératrice Élisabeth Petrovna, autocratrice de toutes les Russies, et, après elle, à celui qu’il lui plaira de choisir et de nommer pour son successeur selon le souverain pouvoir de Sa Majesté Impériale et selon sa haute volonté, et de soutenir… de tout mon pouvoir tous [ses] droits et prérogatives… je baise la parole et la croix de mon Sauveur. Amen ».

Par un nouveau manifeste du 28 novembre/9 décembre, elle explique à « tous ceux qui ces présentes liront » que la succession de Pierre II, intervenue en 1727, avait été faussée à son détriment par les intrigues du comte Ostermann, qui avait trahi et supprimé le

testament de sa mère l’impératrice Catherine 1re Alexevna, et avait appelé au trône Anna

Ivanovna, alors qu’elle, Élisabeth, en était l’héritière légitime (Pierre de Holstein n’était pas né et sa mère, Anna Petrovna, sœur aînée et chérie d’Élisabeth, était princesse de Holstein). Elle l’accuse d’avoir répété les mêmes sourdes manœuvres pendant la maladie létale d’Anna Ivanovna en lui insinuant de choisir pour successeur un nouveau-né issu d’un prince de Brunswick et d’une princesse de Mecklembourg, qui ne pouvait, « ni en vertu de sa naissance, ni par aucun autre droit, prétendre à la couronne impériale de Russie » et même d’y avoir nommé après lui ses frères à naître, « à notre plus grand préjudice ». Les forces armées, et singulièrement les gardes, se trouvant sous l’autorité de Brunswick et de Munich, ont été obligées, quoique dans un « accablement extrême », de prêter serment à Ivan VI. Elle reproche encore aux Brunswick d’avoir, avec l’aide de Munnich, Ostermann et Golowkine, renversé Biren auquel ils avaient juré fidélité, et donné la régence à Anna Leopoldovna (appelée Anne de Mecklembourg), en attendant, dit-elle, de la faire sacrer impératrice de Russie. C’est à la vue du « triste état de notre empire sous un enfant qui n’a présentement que quatorze mois » que, dans la vue d’éviter d’autres désordres, « nous résolûmes, avec l’aide de

36 C’est nous qui soulignons.

37 Mémoires et Documents Russie 30, fol. 53. Manifeste d’Élisabeth du 27 novembre/8 décembre 1741.

Dieu, à la très humble prière de tous nos fidèles sujets, particulièrement de nos gardes, de monter sur notre trône paternel ». Dans son immense (mais provisoire) mansuétude, Élisabeth-la-clémente annonce vouloir faire reconduire tous les Brunswick « dans leur patrie »

allemande, « avec les honneurs qui leur sont dus39 ». Mais La Chétardie, moins exorable,

insiste pour que leur garde soit augmentée (par sécurité), et leur voyage ralenti, avec une halte prolongée à Riga, sous le prétexte de favoriser le voyage en Russie de Pierre de Holstein, car déjà la tsarine a réclamé son neveu, dont elle veut faire son successeur, et la rétention de la famille déchue devrait dissuader toute tentative malintentionnée sur le jeune duc. Un heureux hasard (l’absence de neige) a retardé le voyage des Brunswick, car il a fallu remplacer les traîneaux par des voitures sur roues qu’on a beaucoup différé à leur envoyer afin que Pierre de Holstein, cherché par les deux frères Korff à Kiel, à l’ extrémité occidentale de la Baltique, soit arrivé à Riga avant leur départ de cette ville. Le jeune prince avait voyagé incognito,

encadré de son gouverneur Brümmer et de son précepteur Bergholz40. Le secrétaire du

premier, Holmer, a pour père un vieillard qui est le véritable administrateur du duché (Adolphe-Frédéric n’ayant qu’un rôle de représentation) et pour beau-père… l’ambassadeur

d’Angleterre, Wich41.

Il est remarquable que la clémence d’Élisabeth s’étende à son pire ennemi ; en effet Ostermann, entre son arrestation et son procès, sera sujet à de violentes crises de goutte, qui ne semblent pas cette fois avoir été simulées, et la souveraine qui l’a chassé du pouvoir lui enverra à la forteresse un de ses médecins personnels, le portugais Sanches, pour lui dispenser quatre fois par jour les ressources de son art.

Remontant au temps de son père Pierre, et même de son grand-père Alexis 1er,

Élisabeth supprime le « Cabinet », rétablit le Sénat et redonne vie aux ordonnances

promulguées par Pierre 1er, tout en maintenant un absolutisme, tempéré seulement par son

caractère brouillon, mais globalement bienveillant. On a pu considérer que le règne d’Élisabeth a été, dans l’histoire de la Russie, l’une des rares périodes durant laquelle le sénat

a rempli son rôle de concentration de l’administration42. Tout modéré qu’il ait été par rapport

aux règnes précédents, l’absolutisme d’Élisabeth a aussi été un temps de conquêtes (en Finlande puis en Prusse) et il a évité de tomber dans le travers d’impuissance des gouvernements suédois ou polonais. Cet absolutisme, défendu en Europe de l’Ouest par Thomas Hobbes ou Pierre Bayle, trouve en Russie de nombreux théoriciens, comme Vassili

39 La régente, escortée par 400 hommes, avait le droit d’emmener Julie Mengden, d’emporter ses pierreries et de conserver l’ordre de Sainte-Catherine. Il était prévu de lui donner une grosse somme à la frontière. Mémoires et Doc. Russie 30 fol. 62v°.

40 Robert Nisbet Bain, Peter III, emperor of Russia, Constable, Westminster, 1902, page 8.

41 Sirio, tome 100, pages 419-420, Mémoire du 6 novembre 1742.

Tatiščev, gouverneur d’Astrakhan, et apparenté à la dynastie riourikide, ou le prince Antioche

Cantemir43, même si le premier est plus que le second, partisan d’une certaine tolérance

religieuse. Élisabeth a nommé un certain nombre de sénateurs (Ivan Troubetzkoy, Alexis Tcherkassky qui conserve son poste de chancelier, Piotr Saltykov, le futur vainqueur de Kunersdorf, l’amiral Golowine, partisan outré des Anglais), de conseillers privés (Alexis Bestoutcheff, qui devient ministre du cabinet et vice-chancelier et Alexandre Narychkine, futur président de l’Académie des Sciences), de lieutenants généraux (Michel Galitzine) ou encore le grand écuyer prince Alexandre Kourakhine. Nikita Troubetzkoy, grand ennemi de Bestoutcheff, et beau-père du prince de Hesse-Homburg, est confirmé dans sa place de procureur général, et Brevern, pour prix de sa défection à Ostermann, conserve ses fonctions aux Affaires étrangères. Ils sont chargés d’expédier les ordres dans les provinces, la révolution n’ayant touché que la capitale. Le prince Louis-Jean Guillaume de Hesse-Homburg, qui a contribué à cette révolution, a été déclaré feld-maréchal et capitaine-lieutenant des gardes (Élisabeth étant leur capitaine), et son épouse, née Troubetzkoy, revêtue de l’ordre de Sainte-Catherine. Michel Bestoutcheff, auquel La Chétardie reconnaît une beaucoup plus grande capacité (notamment de nuisance) qu’à son frère, hérite du poste de grand maréchal de la cour, occupé précédemment par Loewenwolde. Alexis cependant, selon le marquis, reconnaît assez son insuffisance pour se laisser en toutes rencontres guider par

Michel44. Quant à Lestocq, qui figure immédiatement dans « le rang » après les

feld-maréchaux, avec 35 000 livres de France, il « devint une espèce de ministre subalterne,

quoique chirurgien45 ».

Enfin, Élisabeth-la-clémente, qui « a daigné accepter [son] trône héréditaire » donne rémission de la plupart des peines prononcées lors des règnes précédents, pour faits de concussion ou prévarication, et lève les punitions d’exil, de galères et d’amendes, sauf pour les assassins et « ceux qui ont volé de grosses sommes dans le trésor impérial, qui auront le loisir de partir en famille en Sibérie pour y gagner leur pain comme ils pourront » ; en outre, les paysans seront rendus à leurs maîtres (ce qui n’est pas forcément une grâce). Dans sa « bonté maternelle », elle va jusqu’à diminuer la capitation de 70 sous et de 20 sous pour les paysans de la couronne. L’allégresse dans les rues est à la hauteur de ces mesures, encore accrue par l’espérance d’une paix prochaine, qu’occasionna la lecture, qu’on fit faire aux gardes, du manifeste suédois. Celui-ci insistait sur le caractère libérateur de l’armée suédoise, qui n’entrait en Moscovie que pour délivrer la nation du joug insupportable des ministres

43 Frederick i. Kaplan, Tatiščev and Cantemir, Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, 1965, XIII, 4, 499.

44 Sirio, tome 100, lettre 68, La Chétardie Amelot, 30 avril 1742.

étrangers46 et assurait que le roi Frédéric 1er était dans l’intention de poser ses armes sitôt ses desseins accomplis, phrase dont le double sens prête à sourire.

La miséricorde de l’impératrice s’étend aussi aux survivants des familles Galitzine et Dolgorouki, qui sont rappelés d’exil, le feld-maréchal Vassili Dolgorouki

troquant même son cachot de Narva (où l’on avait prévu de lui trancher la tête47) pour la

présidence du conseil de guerre et récupérant avec les survivants de sa famille toutes les terres qui leur avaient été confisquées. De plus, Élisabeth entreprendra des réformes importantes, comme l’abolition des douanes intérieures, qui accélérera le commerce au sein de l’empire, ou la suppression des arrérages fiscaux, dont la collecte brutale avait entraîné révoltes et

mutineries48.

En ce qui concerne le clergé, elle le rétablit dans les privilèges et exemptions dont il avait été privé sous le règne d’Anna (ses biens avaient été mis sous séquestre de l’État et les

popes récalcitrants incarcérés49) et donne elle-même l’exemple d’une grande piété, par la

rigueur de ses jeûnes, la ferveur de ses dévotions et la fréquence de ses pèlerinages dans différents monastères. Mais la tolérance n’était pas sa qualité principale et, comme nous l’avons vu à propos de Grünstein, elle ordonna dès décembre 1742 la déportation des juifs de l’empire, sans égard pour les baisses de revenus que cette mesure entraînerait du fait de leur rôle dominant dans le commerce, notamment dans les pays baltes et en Ukraine ; elle encouragea aussi la conversion des luthériens, arméniens et musulmans, cet encouragement fort directif s’accompagnant au besoin de la transformation de leurs lieux de culte en églises orthodoxes.

Ce n’était pas le seul point où sa politique contrecarrait de front celle de son père ; en effet elle rétablit (pour Cyrille Razoumovski, son probable beau-frère) la charge de grand hetman des Cosaques que Pierre avait supprimée.

À l’extérieur, l’un des premiers soins de la nouvelle souveraine est de dépêcher un courrier au général Keith à Viborg lui demandant de faire instruire Lewenhaupt du changement de règne en Russie, et de son souhait de voir l’armistice qu’elle ordonnait aux troupes russes symétriquement observé par les Suédois, auxquels il serait très favorable, selon Finch. Ce diplomate signale aussi que les paysans de la Carélie du Sud, annexée en 1721, sont

massivement retournés en Carélie du Nord suédoise50. Il est tout aussi effrayé des éventuelles

46 Annexe 118. Corr. Polit. Suède 199, fol. 404, copie de la déclaration de la Suède à répandre en Russie, octobre 1741.

47 Corr. Polit. Russie 38 fol. 444v°, La Chétardie à Amelot, 19/30 décembre 1741.

48 Ces arrérages avaient été la cause de rébellions sévèrement punies sous le règne d’Anna Ivanovna et continueront à empoisonner celui de Catherine II, malgré les recours à l’armée, aux flagellations en série, aux confiscations de terres et aux incarcérations. Anissimov E. Anna Ivanovna, Russian studies in history, spring 1994, page 28.

49 James F Brennan, Enlightened despotism in Russia the reign of Elisabeth, New York Petre Lang, 1987, XIV, p. 15

concessions, non pas territoriales, mais financières, que la tsarine est prête à faire à la Suède, et se demande, dans une lettre à Harrington, jusqu’où « son âme est prête à s’abaisser pour

acheter la paix à un agresseur vaincu ».51