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C - Les débuts de la guerre en Europe centrale et sur la frontière russo-suédoise : la bataille de Wilmanstrand

2. La bataille de Wilmanstrand

En Suède, Saint-Séverin, qui avait retardé un départ que sa santé rendait indispensable jusqu’à la déclaration de guerre, a quitté le pays pour la France quelques jours après celle-ci, mais avant la dissolution de la diète (qui aura lieu le 31 août), dans l’intention de rencontrer en chemin Lemaire à Elseneur et Poussin à Hambourg. Mondamert assurera l’intérim à Stockholm jusqu’à l’arrivée du marquis de Lanmary. Il est convenu que le chevalier de Crespi, Français qui est à l’armée suédoise de Finlande, mais muni d’un certificat attestant qu’il est au service de Louis XV, tâchera de faciliter la communication de La Chétardie avec Stockholm, et même celle du général Lewenhaupt avec Élisabeth, en surmontant les obstacles climatiques, politiques, et militaires qu’il rencontrera assurément (tout envoyé non muni d’un passeport du général russe s’expose à être arrêté et torturé).

La détermination des Russes, et notamment des Cosaques, est farouche. Leur hetman, âgé de 75 ans, Krishna Schoke, qui a succédé à Philippe Orlyk, a en effet déclaré :

« Si Pierre 1er avait suivi mon conseil dans la dernière guerre contre la Suède de tuer femmes

et enfants et de dévaster tout le pays, ceux qui sont à présent nos ennemis seraient encore à naître »21.

L’armée suédoise en Finlande, sous les ordres de Bodenbrock, doit attendre l’arrivée des renforts que lui conduira le général Lewenhaupt, pour arriver à un total de 18 000

fantassins et 6 000 cavaliers ou dragons. Le roi Frédéric 1er s’est proposé pour la commander,

mais les États l’ont supplié de ménager ses jours que menaceraient son âge et ses blessures, « d’autant que sa présence était trop nécessaire dans son royaume ». Les instructions de Lanmary décrivent la situation sous un jour un peu moins obligeant, qui disent : « La nation n’ayant pas en lui toute la confiance que ses grandes qualités lui avaient d’abord attirée, le sénat a éludé par des compliments honorables sa proposition d’aller se mettre à la tête de l’armée ». Celle-ci est très impatiente de partir et s’irrite de la procrastination des politiques

20 Butler, Choiseul, Father and son, Oxford, 1980, I, 317.

qui ont retardé de trois semaines (essentielles) le départ des soldats, « pleins d’ardeur et bien disciplinés ».

Il est vrai qu’il a fallu, pour des raisons de discrétion, distribuer les rôles et, en cette période de guerre, les Affaires étrangères seront tenues par trois sénateurs (qui ne s’entendent pas très bien entre eux), MM. Guillenborg, Loewen, et Tessin (lequel ne reviendra qu’en octobre de son ambassade à Paris, où Saint-Séverin envisageait de le faire remplacer par Palmstierna, ou par Eckeblad, et dont le successeur sera finalement le baron de Scheffer, aussi francophile que lui).

Le premier choc et le plus terrible eut lieu le 23 août/3 septembre 1741 à Wilmanstrand, petite localité de Carélie suédoise au nord de Viborg, où résidait d’ordinaire le gouverneur suédois de la province (aujourd’hui Lappeenranta en Finlande). Nous disposons de deux relations fort différentes de cette bataille, mais à celle du général Lewenhaupt, qui est peu conforme aux suites et dont le narrateur n’était pas sur les lieux, nous devons préférer celle du général russe Lacy. En effet, comme le dit Pufendorf, « quand on parle de la perte de son ennemi, il est assez naturel de l’augmenter,… par un principe de fausse gloire qui porte la plupart des hommes à relever le courage de ceux de leur nation ». Cette exagération est reprise dans une lettre anonyme, parue à Stockholm, « réponse d’un ami de Königsberg à un ami de Dantzig sur l’affaire de Wilmanstrand », qui considère que les relations militaires en général et celle de Lacy en particulier « ressemblent aux verres optiques qui communiquent à la

mouche la grosseur de l’éléphant22 ».

Ce feld-maréchal russe (en fait il était Irlandais, mais, comme Munnich, comme Stoffeln, comme Manstein, comme Fermor, comme Uxkuhl, Suédois, comme Spiegel, qui a

demandé son congé, comme Keith23, Écossais qui partira plus tard au service de Prusse et

mourra à la bataille d’Hochkirch, comme le Français Brigny, comme le Saxon Loewendahl, c’était un étranger recruté par les Russes pour pallier leur insuffisance en officiers de

valeur24), Lacy donc raconte que, renseigné par un déserteur suédois, il apprend que la

garnison de Wilmanstrand se réduit à un régiment d’infanterie, une compagnie d’artillerie et six compagnies de dragons, mais que les renforts conséquents de Bodenbrock (distants de 16 lieues de France) y sont attendus incessamment. Aussitôt, le feld-maréchal se hâte pour profiter de son immense avantage numérique, et, pour avancer plus vite, ne prend point de

22 Corr. Polit. Suède 199 fol. 409, 8 octobre 1741.

23 Frère de George Keith, plus connu sous le surnom de Milord maréchal, futur ambassadeur de Frédéric II à Paris. Il avait aussi été sollicité par Philippe V pour entrer au service d’Espagne, mais avait répondu (en 1741) qu’il « se serait cru indigne des bienfaits reçus de la cour de Russie s’il songeait à s’en éloigner » (Corr. Polit. Russie 38 fol. 285v°, La Chétardie à Amelot, 2 décembre 1741).

24 Le corps des officiers comprenait 12% d’étrangers, et ce taux augmentait en même temps que le grade. R.O. Crummey, Russian absolutism and the nobility, The Journal of Modern History, 1977,49, 3, page 462.

bagages, comptant avec raison sur les pillages et fourragements des pays traversés pour nourrir ses 16 000 hommes et ses chevaux. Lacy dit que son artillerie « commença par éclaircir beaucoup les rangs de l’ennemi », puis que les combats amenèrent les Suédois sous le commandement de Wrangel à descendre de leurs « positions avantageuses » et à perdre ainsi l’appui de leurs canons. Le combat fut acharné, mais la supériorité du nombre finit, après trois heures de résistance opiniâtre, par avoir raison de la vaillance des Suédois, qui se battaient à un contre deux. Bien que les régiments d’Astrakhan et d’Ångermanland, commandés par Manstein, « eussent été mis en confusion et dussent lâcher pied », les Russes, dont les ailes droite et gauche étaient commandées respectivement par Keith et par Stoffeln, remportèrent une « victoire complète », retournant contre les Suédois une partie de leur artillerie, et, au soir du combat, la fleur de la noblesse suédoise gisait sur le champ de bataille. Ceux qui crurent trouver refuge dans la forteresse y furent poursuivis par la soldatesque moscovite et Lacy les fit sommer par un tambour (qui fut tué) de se rendre, ajoutant qu’en cas de résistance, personne ne serait épargné. Sur ce point là, il tint parole. Prétextant que des tirs de mousquet et la mise à feu d’une mine par les défenseurs étaient survenus après l’exhibition du drapeau blanc, (ce que les Suédois ont formellement nié), il reconnaît « n’avoir pu retenir la fureur des assaillants », ce qui signifie dans le langage fleuri de cet officier supérieur que femmes, enfants, malades et blessés furent égorgés, passés au fil de l’épée ou brûlés vifs à l’intérieur de leurs maisons, « inhumanité contraire au droit de la guerre ». Manstein lui-même reconnaît que « le commandant avait oublié d’envoyer avertir tous les postes de cesser de

tirer », et que « le soldat fit un butin considérable dans la ville qui fut pillée25 ». Le lendemain,

la cité fut rasée.

De fait, plus de 50 officiers de l’État-major, dont un lieutenant-colonel et deux majors, et près de 2 000 soldats suédois (1 865sur 3453, dont la totalité de la garnison selon le

détail de l’état-major26), sans compter les civils perdirent la vie en ce triste jour. Le

commandant de la place, le major-général Wrangel, blessé à l’épaule, fut fait prisonnier, ainsi que plusieurs officiers, dont le lieutenant-colonel Wasenbourg, qui mérite une mention spéciale par la bravoure dont il fit preuve (c’est lui qui avait remplacé son général et fait reculer les deux premières lignes russes en les chargeant à la baïonnette), 62 bas-officiers, 3 chirurgiens, 2 aides-majors et 1 250 caporaux et soldats. Les officiers prisonniers ont été, quand leur état de santé l’autorisait, présentés à la régente, dans le but de flatter sa vanité.

25 Manstein, Mémoires historiques, p. 400 et 401.

Les Russes, quant à eux, outre les blessés, (dont le lieutenant-général Stoffeln, le général-major Albrecht et le colonel Manstein) perdirent près de 4 000 hommes, dont le major-général Uxkuhl, (de nationalité suédoise) et le colonel Balmaine, ci-devant dans les gardes françaises, qui commandait les grenadiers ; ce « petit nombre de morts », conclut glorieusement Lacy, « prouve combien importante est la victoire que Dieu a accordée aux justes armes de Sa Majesté Impériale ».

Le général Bodenbrock paya de sa tête en 1743 l’absence de secours apporté à Wrangel ; il est vrai qu’il ne souhaitait participer à aucun engagement avant l’arrivée du général en chef Lewenhaupt, mais l’éloignement l’en empêchait absolument et ce fut le bonheur stratégique de Lacy de profiter du court laps avant la jonction des deux corps suédois ; mais ce qu’on reprochait en fait à Bodenbrock, c’est d’avoir, comme La Chétardie et Saint-Séverin qu’il renseignait, péché par excès d’optimisme en affirmant au Sénat que les troupes pouvaient s’assembler sans difficulté en Finlande et que les vivres y étaient abondants.

Lacy fut reçu avec beaucoup de faste à Petersbourg, la régente lui fit l’honneur de l’embrasser (et de lui offrir un beau domaine en Livonie) ; enfin, on entonna un Te deum dans la chapelle du château, on fit donner l’artillerie et on décora de l’ordre de Saint-Alexandre Nevski un certain nombre de généraux victorieux (Albrecht, Fermor, Stoffeln). La Chétardie fut contraint de se joindre aux compliments faits à Anna Leopoldovna, « quoiqu’il soupçonne qu’on ne l’a invité que pour ajouter au triomphe des Brunswick. » Il est d’ailleurs très décontenancé par l’annonce de cette victoire russe, si peu conforme à ses pronostics, et, de surcroit, la route de Viborg est désormais fermée à ses courriers, ce qui l’oblige, pour correspondre avec Mondamert, à de longs détours par l’Allemagne, ou à tout le moins par Stralsund, en face de l’île de Rügen. Il souffre aussi de l’incertitude où il est de la vérité de ses informations, celles-ci ne lui étant distillées que par Ostermann ou ses agents. Il continue cependant à déprécier l’armée russe qui « manque du nécessaire et n’a pu maintenir pendant

l’hiver que 12 000 hommes à Viborg27 ». De plus, ses plans pour coordonner l’attaque

suédoise et la révolution d’Élisabeth s’écroulent ; la princesse elle-même, furieuse de ce que

Pierre de Holstein n’ait pas rejoint les rangs suédois28, ne sait pas comment rassurer son parti

et demande des explications au ministre français. Lagerflicht quitte Petersbourg dans les jours qui suivent ce désastre.

27 Sirio, tome 96, lettre 97, La Chétardie à Amelot, 15/26 octobre 1741.

28 Cette idée était cependant contestable du fait de l’aversion de la reine de Suède Ulrique-Éléonore et du Danemark pour tout ce qui portait le nom de Holstein, et du droit de Pierre de monter avant Élisabeth sur le trône de Russie.

3. Recherches d’alliances de la part de la Russie et situation de La