• Aucun résultat trouvé

D - Grandes manœuvres diplomatiques et militaires : la prise de Prague

1. Palinodies et retournements des principaux protagonistes

Quelques jours après l’ambassadeur ottoman, le 30 juillet 1741, l’ambassadeur de Perse (et frère de Tamas Koulikhan) fait une entrée fastueuse à Petersbourg, avec 2 300 personnes, 2 700 chevaux et 14 éléphants, mais sa mission ne paraît pas claire, puisque la paix est faite et qu’il n’y a rien à négocier, à moins que Tamas Koulikhan (autre nom de Nadir shah) n’ait songé à épouser la princesse Élisabeth, qui lui aurait apporté en dot la province d’Astrakhan, mais ceci paraît un rêve chimérique d’Orient, d’autant que nous avons vu la princesse très rétive aux épousailles, et a fortiori avec un mahométan (de plus, elle déteste Nadir Chah, qui représente pour elle le parangon de la cruauté, et auquel elle comparera Frédéric II, au plus fort de son animadversion pour ce prince). Une autre hypothèse est que les Russes, qui ne pourront plus compter sur l’Autriche pour ouvrir un second front contre les Turcs, souhaitent faire tenir ce rôle aux Persans et y engager le chah sans équivoque ; or, La Chétardie se montre persuadé que les Turcs n’ont rien à craindre de ce dernier (« on verrait

42 Corr. Polit. Russie 42 fol. 328v°, d’Allion à Amelot, 17 mai 1743.

43 Situation qui faisait suite en règle à la rupture d’une diète, et où les différends pouvaient se régler à coups de sabres.

combien peu Nadir Chah est en état de contenir la Porte ») ; de fait, il subit en 1741 une défaite majeure dans le Daghestan. En tout cas, la cour organisa de grandes fêtes en l’honneur de l’ambassadeur, au cours desquelles celui-ci, peu observant des interdits alimentaires prescrits par sa religion, « but tant de vin de Champagne qu’il fallut l’emporter dans son carrosse ». Emin Mehmed pacha, dont le comportement est souvent ambigu, n’en fait pas moins remettre à La Chétardie une note dans laquelle il insiste sur l’intérêt pour les Turcs d’une diversion en faveur des Suédois, en appuyant sur l’épuisement financier et militaire des Russes, l’aide que les Suédois pourraient leur apporter en cas d’attaque perse, et sur son exaspération devant la mauvaise volonté des Moscovites à restituer les prisonniers esclaves. Ostermann lui écrit pour se justifier et s’étonner des réticences de l’ambassadeur turc « sûrement soumis à l’influence de personnes opposées à la paix », en dépit des obstacles dressés pour l’empêcher de rencontrer son homologue français.

À Petersbourg, les mouvements diplomatiques se multiplient puisqu’aussi bien on prévoit les départs imminents du ministre du Danemark, Backoff, que nous avons vu sur le point d’épouser la sœur de Julie Mengden, et qui en s’éloignant suit l’exemple de son futur beau-frère, Lynar, mais aussi de Finch, envoyé d’Angleterre, qui n’a pu attendre les ratifications de son traité d’alliance avec la Russie, et de Botta, dont la régente tente de retarder le départ pour Vienne. En ce qui concerne les envoyés de Russie, Michel Bestoutcheff a dû, pour cause de guerre, quitter Stockholm, où il avait organisé des intrigues multiples, et Czernycheff doit passer de Berlin à Madrid.

Par ailleurs, des bruits commencent à courir d’un accommodement, par le canal de l’Angleterre, entre Marie-Thérèse et Frédéric II mais ce dernier n’a pas voulu recevoir Robinson, ambassadeur à Vienne de Sa Gracieuse Majesté, qui se proposait comme intermédiaire. Il a également éconduit, nous l’avons vu, le sieur Brackel, envoyé par la Russie auprès de lui à Breslau pour réclamer son secours conformément au traité russo-prussien de décembre 1740, car il sait que, sans cette diversion suédoise, la Russie aurait apporté son aide à l’Autriche. D’autres rumeurs font état d’un accord entre la cour de Vienne et la Bavière, sans plus de fondement. La Chétardie soupçonne Ostermann et/ou Botta de répandre ce genre de faussetés, mais il commence à douter de la fidélité du roi de Prusse.

Il a raison, car, dès ce mois d’octobre 1741, Frédéric II va, pour la première fois d’une longue série, abandonner ses alliés ; profitant de la situation apparemment inextricable où se trouve Marie-Thérèse, il va traiter avec elle, représentée par le feld-maréchal Wilhelm-Reinhard von Neipperg, décidément dévolu aux situations désespérées et qui ne s’était pas révélé à Belgrade un négociateur brillant. Ce jugement est tempéré pourtant par le marquis de

Villeneuve, qui avait écrit au chancelier autrichien pour faire l’apologie du général vaincu : « j’ai été persuadé moi-même, comme je le suis encore, que dans les circonstances où l’on se trouvait, Neipperg a fait tout ce que l’on pouvait se promettre pour les intérêts de Sa Majesté Impériale qui ne pouvaient pas être confiés en de meilleures mains. Je me crois encore obligé de lui rendre ce témoignage que, si on est parvenu à la paix, on en est redevable à la sagesse avec laquelle il a su saisir le moment critique de la faire, qu’on ne pouvait laisser échapper

qu’en s’exposant à perdre Belgrade sans terminer la guerre »45. Le 9 octobre, ce maréchal

rencontre l’envoyé prussien, le colonel von Goltz à Kleinschnellendorf, dans un château situé à l’est de Neisse, et ils y signent, en la présence de Lord Hyndford, représentant la Grande-Bretagne, un armistice garantissant au roi de Prusse, qui promet qu’il s’en contentera, la ville de Neisse, qui donnera lieu à un simulacre de résistance (« par manière de siège de quinze

jours46 ») avant de capituler47, et la Basse-Silésie avec Breslau (Wroclaw) et Schweidnitz

(Świdnica). On continuera quelques escarmouches « pour la forme ». Pour ne pas embarrasser Frédéric vis-à-vis de ses alliés, le document de Kleinschnellendorf ne fut signé que par

Hyndford48. On peut concevoir que les Anglais, au milieu d’une guerre malheureuse avec

l’Espagne, sur le point d’en entamer une autre avec la France, lâchés par le roi de Prusse et plusieurs princes protestants de l’empire, sans perspective d’être secourus par les Provinces-Unies, et obligés de soutenir une reine de Hongrie en train de sombrer, aient réuni tous leurs efforts pour obtenir un accommodement entre Marie-Thérèse et Frédéric.

Cet accord réjouit les Russes pour une double raison : il leur plaît de constater que Marie-Thérèse a un puissant ennemi de moins, et ils voient d’un bon œil le roi de Prusse se détacher de l’alliance française. Anna Leopoldovna va jusqu’à proposer à Botta un poste de feld-maréchal. Amelot, en revanche, révoque en doute cet arrangement et écrit encore le 15 décembre à La Chétardie « qu’on s’est illusionné à Petersbourg sur un prétendu accommodement entre la reine de Hongrie et le roi de Prusse » ; il n’a pas tout à fait tort et on peut considérer que le traité a échoué, puisqu’aussi bien le prince général prussien Léopold d’Anhalt dit le jeune (der junge Dessauer) pour le distinguer de son père, porteur du même prénom, pénétrera à la tête de ses troupes dans la Bohême orientale tandis que le maréchal Schwerin entrera en Haute-Silésie, démontrant le faible cas que fait Frédéric II de ses

45 Corr. Polit. Turquie 104, fol. 72, Villeneuve à Zinzendorf, 10 septembre 1739.

46 Corr. Polit. Autriche 238 fol.344, réponse à la déclaration de guerre du roi de Prusse, 20 août 1744.

47 Même depuis Petersbourg, la supercherie est éventée et La Chétardie écrit à Amelot ; « « le siège de Neisse a été une chose concertée et faite à la main, et les coups de fusil ont été tirés en l’air » (Corr. Polit. Russie 38, 7/18 novembre 1741).

48 Dans les Memoirs of Horatio, lord Walpole, II, 10 (chap.22) Coxe attribue à Robert et Horace Walpole l’idée d’un accommodement entre Frédéric et Marie-Thérèse, et ce serait, selon eux, Carteret qui, ayant dit à Ostein, ambassadeur d’Autriche à Londres, que les subsides ne provenaient pas de la volonté du ministre, mais de celles du parlement et du peuple, aurait convaincu Marie-Thérèse, se sentant soutenue par la nation anglaise, de refuser tout accord avec le roi de Prusse.

conventions, encore que ces démonstrations militaires ne fussent pas poussées avec beaucoup

d’ardeur49. D’ailleurs, Horace Walpole rejette sur la cour de Vienne la responsabilité de

l’échec de Kleinschnellendorf, et pense que Bartenstein50, qui y est grand Référendaire, s’est

laissé mystifier par Fleury, qui lui a fait croire que la France resterait sur une position défensive.

Quant à George II51, il a ordonné à Hyndford de pousser Marie-Thérèse à

quelques concessions territoriales tout en persuadant Frédéric II que la reine de Hongrie était ouverte à des compromis, le but étant d’incorporer les deux puissances dans une alliance

anti-française52. De fait, il avait été question que le roi de Prusse abandonne la Silésie et reçoive en

échange une partie des Pays-Bas autrichiens, nommément la Gueldre et le Limbourg53, ce que

le roi de Prusse, qui l’avait d’abord accepté, refusa dans un second temps, prétextant qu’il n’avait pas cru que cela lui serait accordé !

Rapidement George II, sur les conseils de son ministre lord Harrington, considérant les menaces qui pesaient sur les flancs est et ouest du Hanovre, et très inquiet aussi que la France ne voulût s’emparer de Brême et Verden (cédées par le traité de Stockholm de 1719) pour les rendre à la Suède, avait promis à la fois sa neutralité et son vote en qualité de prince électeur de Hanovre à la diète de Francfort en faveur de Charles-Albert ; d’une part, il ordonnait à Vernon de rapatrier ses escadres d’Amérique, de l’autre, il envoyait à Paris en août un diplomate hanovrien, Friedrich Karl von Hardenberg pour négocier avec le cardinal de Fleury l’intégrité de son électorat. De fait, Maillebois avait eu ordre de ne pas envahir le Hanovre, ni même la Westphalie (Dortmund) et de ne pas dépasser Düsseldorf. Ces échanges seront formalisés dans le protocole de Neustadt (12 octobre 1741). Comme l’écrivait Newcastle (aussi opposé à Harrington qu’à Walpole) : « ce que Louis XIV n’a pas pu obtenir à la tête d’armées victorieuses durant la première partie de son règne, Louis XV est en passe de l’obtenir sans tirer un coup de fusil ».

Le changement d’attitude de la cour de Saxe est tout aussi flagrant. « Jamais cour

n’avait montré moins de franchise et plus d’incertitude54 ». Si l’inclination et les liens du sang

portaient Auguste III vers Marie-Thérèse, si sa détestation de Stanislas Leszczynski l’éloignait de son gendre Louis XV, la crainte des Prussiens (le prince d’Anhalt campait sur sa frontière), la conscience des faiblesses de son armée, l’inaction des Russes, la défection des

49 L’article 4 de la convention de Kleinschnellendorf stipulait : « de part et d’autre, on fera sortir quelques petits partis pour continuer les hostilités pro forma » et l’article 5 insistait sur le secret inviolable à garder.

50 Bartenstein jouissait de la confiance et de la reconnaissance de Marie-Thérèse,car il avait été l’artisan de son mariage.

51 Le roi d’Angleterre cherchait (déjà) à se rapprocher de son neveu Frédéric II en lui garantissant la Silésie.

52 Andrew Thompson, George II, Newhaven, Yale University Press, 2011, p. 139.

53 Paul Vaucher, Robet Walpole et la politique de Fleury (1731-1742), Paris, Plon, 1924, p. 398.

Anglais, la convoitise qu’il nourrissait de la Moravie, et (surtout ?) une lettre exhortative de

son demi-frère très écouté Maurice de Saxe55, au service de France et peu soucieux de se

battre contre sa patrie, le déterminèrent à une complète volte-face. Ainsi, en quelques semaines, les Saxons se transformèrent de solides alliés en ennemis décidés de l’Autriche et leur armée descendit la vallée de l’Elbe pour concourir avec les Franco-Bavarois à la conquête de la Bohême.

La Chétardie perçoit ces changements de cap depuis Petersbourg ; en effet, le chargé d’affaires saxon, Pezold, qui remplace Lynar, devient subitement avec lui d’une déférence melliflue, alors qu’il l’ignorait précédemment. Il va jusqu’à lui faire part du démembrement programmé des États héréditaires de Marie-Thérèse, affirmant que, pour prix de son concours, Auguste III recevrait la Haute-Silésie avec Oppeln (Opole), une partie de la Basse-Autriche, et de la Moravie avec Olmutz (Olomouc). Ces résolutions nouvelles contrarient énormément Ostermann et Antoine-Ulrich qui se répandent en reproches contre cette trahison de leur poulain. Leur ressentiment est aggravé par le fait que la couronne de Moravie dont se ceindrait Auguste aurait pour prix celle de Pologne qui serait, selon La

Chétardie56, rendue à Stanislas Leszczynski, ami des Turcs et des Suédois. Cette justice

rendue au roi de Pologne deux fois élu serait le seul bénéfice que tirerait la France, désintéressée de tout avantage territorial.