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C - Les derniers mois du règne d’Anna Ivanovna

1. Menaces de guerre avec la Suède et tentatives de contrefeux

La perspective d’une nouvelle guerre avec la Suède peine infiniment la tsarine, qui sort tout juste d’un conflit long et meurtrier contre les Ottomans et les Tatars ; c’est pourquoi Amelot croit savoir que « la cour de Petersbourg emploie toutes sortes de moyens pour tâcher de ralentir l’ardeur des Suédois, jusqu’à les flatter des plus grands avantages s’ils

demeurent tranquilles »95, ce qui n’empêche pas les Russes de se préparer à l’affrontement en

équipant Viborg de troupes et de provisions, en construisant des forteresses en deçà de cette cité, en rassemblant 60 000 hommes, en remplissant les magasins, en lançant à la mer des galiotes à bombe et en menaçant la Suède, dont La Chétardie est bien conscient que « son intérêt est devenu le nôtre », et qu’elle doit se tenir sur la défensive, mais il ne croit pas que la Russie cherche à rompre en visière, plaide pour la conciliation et suggère même que son

collègue à Stockholm, le comte de Saint-Séverin, « modère la vivacité des Suédois96 », qui

n’en restent pas moins « nos seuls alliés dans le Nord », mais qui ont « plus à perdre qu’à

gagner97 » dans une guerre avec la Moscovie. Saint-Séverin en est d’accord, qui écrit : « si

nous pouvions tirer la Suède d’affaire par une négociation avantageuse pour elle, ce ministère-ci y donnerait les mains et nous solliciterait de tenter cette voie de préférence à

toute autre98 ».

La Chétardie prévoit d’ailleurs avec raison que les Russes, maintenant qu’ils n’ont plus à craindre de second front, ne vont rien céder des acquis du traité de Nystad, parce

qu’ils l’ont rapprochée de l’Europe99 et aussi qu’ils chercheront à imposer un roi à la Suède à

la mort de Frédéric 1er, comme ils en ont pris l’habitude en Pologne. Ce roi, ancien landgrave

de Hesse, dont il a laissé le gouvernement à son frère Guillaume VIII en acceptant la couronne de Suède offerte par son épouse Louise-Éléonore en 1720, passe son temps à osciller entre l’alliance française et l’alliance anglaise, acceptant des subsides des deux parties, et laissant son frère fournir des troupes hessoises à la Grande-Bretagne. Le nouvel

95 Annexe 13 Corr. Polit. Russie 32 fol. 150, Amelot à La Chétardie, 23 mars 1740

96 Annexe 14 Corr. Polit. Russie 32 fol. 236, La Chétardie à Amelot, 5 avril 1740.

97 Corr. Polit. Russie supplément 6 fol. 57v°, Saint-Séverin à La Chétardie, 16/27 mai 1740. Un an plus tard, il sera d’un avis contraire : « je pense comme vous qu’il serait inutile de songer à la voie de la négociation ». Corr. Polit. Russie 35 fol.343v°, La Chétardie à Saint-Séverin, 9/20 mars 1741.

98 Corr. Polit. Suède 195 fol. 13v°, Saint-Séverin à Amelot, 20 juin/1er juillet 1740.

ambassadeur anglais, arrivé à Petersbourg le 10 juin, Edward Finch, propose d’emblée la médiation de George II pour étouffer les braises du conflit qui menace entre Russie et Suède. La Chétardie ne réagit pas « pour ne point se découvrir » et se contente de dire à Nolken qu’à son avis une médiation est inutile. Edward Finch, fils du deuxième comte de Nottingham (qui avait été secrétaire d’État sous le règne de Guillaume III et de Marie), était un diplomate

expérimenté : il avait été envoyé par George 1er (lui-même luthérien intransigeant100) en 1724

comme représentant de l’Angleterre à la diète de Ratisbonne, où il avait vigoureusement défendu les droits des protestants ; il eut l’occasion de réagir tout aussi énergiquement aux

événements de Thorn101 (Torun) en juillet 1724, quand les autorités de cette ville

condamnèrent à mort son maire et quelques députés protestants qui auraient brûlé des statues de la Vierge et des reliques dans les rues de la ville. Les manœuvres de Finch, suite à cette

crise, notamment auprès de la cour de Dresde, auraient redonné courage aux luthériens102. Le

diplomate avait ensuite passé douze ans à Stockholm, où il s’était trouvé à plusieurs reprises en conflit avec notre ambassadeur Castéja.

Lorsqu’Amelot écrit « les plus grands avantages s’ils demeurent tranquilles », il se flatte que les Russes, pour éviter une confrontation, vont ouvrir des négociations et proposer aux Suédois de leur restituer une partie des provinces qu’ils leur ont arrachées au traité de Nystad (Estonie, Livonie, Ingrie, Carélie au sud du lac Ladoga et district de Viborg), voire les dédommager « des dépenses faites en préparatifs de guerre ». Biren seul aurait pu négocier l’appui des Suédois à son pouvoir contesté en échange de territoires, mais il se serait heurté à coup sûr à une vigoureuse opposition, au sein même du ministère ; il avait, de fait, songeant vraisemblablement à son propre avenir, proposé à Nolken au cours de « conversations confidentielles » de réunir la Livonie et la Courlande pour constituer une « barrière de l’est » entre la Russie et la Pologne, et La Chétardie ne pouvait que souscrire à un tel projet. Cette

espérance103 d’arrangement amiable explique que la France ne pousse pas la Suède à la guerre

et tente au contraire de la contenir, attitude dont La Chétardie se fait l’avocat dans sa correspondance avec son ami Saint-Séverin en poste à Stockholm, regrettant toutefois que les Suédois n’aient pas profité du moment opportun et de l’effet de surprise pour attaquer les Russes quand ceux-ci étaient occupés (en Pologne en 1734 ou en Crimée en 1737, mais il est vrai qu’à ces époques le gouvernement suédois était dominé par les « bonnets » du parti de

100 Il avait refuse avec hauteur de donner une de ses petites-filles à Louis XV, « préférant sa religion à son intérêt ».

101 Jules Michelet, Histoire de France, XVI, 47 : La mort de dix personnes exécutées à Thorn fit un éclat immense.

102 Andrew C. Thompson, Britain, Hanover and the protestant interest, Norfolk, Biddles Ltd, 2006, 110.

103 Georg von Rauch, Zur baltischen Frage im 18. Jahrhundert, Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, V, 4, page 468-469 : « Biren était prêt à céder la Livonie et à la réunir à la Courlande, selon les arrangements combinés entre Pierre 1er et Auguste II, la Russie conservant l’Ingrie ».

Horn). La Chétardie ne peut que constater son angoisse et son impuissance : « je ne suis pas

en mesure de conjurer l’orage dont le Nord est menacé104 ». Dans une longue missive à

Saint-Séverin, du 15 juin 1740, il énumère les arguments pour et contre une entreprise de la Suède, et conclut que son intérêt n’est pas d’attaquer la première ; Amelot est sur la même ligne, qui écrit « Vous savez assez de nos intentions pour être en état d’agir… sur les moyens de

prévenir une rupture entre les deux cours voisines105 » ou « nous devons agir pour rétablir

l’harmonie entre les puissances du Nord ». Néanmoins, c’est sous l’égide d’Amelot, et par l’intermédiaire de Villeneuve que, dès juillet 1740, la Suède conclut un traité avec la Porte. Mardefeld, qui se sent plus proche de la Russie que de la Suède, s’oppose farouchement à ce que cette dernière récupère la Livonie. Il aurait préféré qu’elle abandonnât (au roi de Prusse) la Poméranie suédoise (Stralsund) et se dédommageât en reprenant Brême et Verden à

George II. Pourtant, Finch le considère comme « bon Français et bon Suédois106 ».

La Chétardie instruit son ministre des préparatifs de guerre que fait la Russie, transportant des troupes de l’Ukraine vers la Livonie, (avec en particulier leur général, Keith) réparant les fortifications de Viborg et de Kexholm (Priozërsk), et plaçant les prames et galères en radoub, ce qui laisse penser qu’on songe à transporter les troupes par mer (en Poméranie ?). En même temps, dans l’éventualité d’une invasion suédoise, on répare la route qui mène à Moscou. La Chétardie interroge aussi son collègue Nolken sur les sentiments de la noblesse livonienne quant à son retour éventuel sous souveraineté suédoise ; ce dernier répond ne pas escompter un ralliement massif de sa part, mais qu’en un tel cas, les transports de troupes entre Helsingfors (Helsinki) et Reval (Tallinn) qui se font face de part et d’autre du golfe de Finlande, permettraient de défendre la province.

C’est à cette époque que La Chétardie commence à s’intéresser à la princesse Élisabeth, qui dit détester Finch et la nation anglaise et « ne fait pas mystère de son inclination

pour les Français107 » en lui adressant un compliment où il glisse : « je serais heureux, pendant

mon séjour à la cour, d’avoir de fréquentes occasions de marquer à Votre Altesse Royale mon profond respect ». C’est une approche, mais on est loin des torrides rencontres décrites par

certain auteur à l’imagination débridée108. Au contraire, pour éviter des interprétations

déplacées, le marquis raconte qu’il a décliné des invitations à rester le soir que lui adressait la

104 Sirio, tome 86, lettre 77, La Chétardie à Saint-Séverin, 30 mai 1740.

105 Corr. Polit. 33 Fol. 2 v°, Amelot à La Chétardie, 3 juin 1740, et La Chétardie à Saint-Séverin, fol.57. Annexe 15.

106 Annexe 106 National Archives, SP 91/29/191 v°, Finch to Harrington, 19 décembre 1741.

107 Annexe 85 Sirio, tome 92, lettre 30, La Chétardie à Amelot, 23 décembre 1740/3 janvier 1741, Petersbourg.

108 Vladimir Fédorovski, Les tsarines, éd. Du Rocher, Monaco, 2000, p. 109 ; il cite Heller, Histoire de la Russie et de son

empire, Paris, Plon, 1997, chez lequel nous n’avons pas retrouvé ces piquants détails. Toutefois Leroy-Ladurie considère

que le marquis et la princesse « furent du dernier mieux ». Préface à La Russie entre en Europe de D-F Liechtenhan, CNRS, 1997, page 9. Cette dernière le qualifie d’amant (probable) de la tsarine, id. p. 24.

princesse, laquelle lui propose néanmoins de venir « quand bon lui semblerait ». Mais il tend une perche à son ministre, en lui proposant : « si vous pensez qu’il importe au service du Roi d’aider Madame la princesse Élisabeth à monter sur le trône,… de remettre par là la Russie dans son ancien état,… munissez-moi des ordres propres à faire réussir de semblables

vues109 ». Les interprétations grivoises sur les motivations des visites de La Chétardie à la

princesse sont balayées par Ostermann lui-même, surveillant très attentif des relations de la princesse, qui lâche, dans une conversation avec Finch : « comme rien n’indique qu’il y ait entre eux aucune galanterie, leurs relations sont à coup sûr purement politiques ». Pourtant, certains considèrent que la galanterie de l’ambassadeur aurait fait partie de sa « mission », et

Roland Mousnier écrit que La Chétardie devint, « pour le service », amant de la tsarine110. Si

nous avons trouvé des injonctions de Choiseul au baron de Breteuil pour inviter ce jeune

marié à séduire la future Catherine II111, (« il fonde son choix sur ce que c’est un homme

aimable, qui a de l’esprit, et qui pourra s’insinuer auprès de la grande duchesse par ces mêmes voies qui ont procuré à M. Poniatowski le crédit qu’il avait dans l’esprit de cette princesse »), nous n’avons rien trouvé d’approchant sous la plume d’Amelot, dont les instructions sont

moins hugoliennes112.

La pusillanimité de la princesse Élisabeth s’explique par les risques qu’elle connaît ; si elle fait une tentative infructueuse, ses supporteurs recevront le knout avant la torture et la mort, et elle-même entrera, rasée, au couvent, perspective qui, en dépit de sa profonde piété, l’indispose infiniment. Cependant, son ambition est attestée par les contemporains dès son adolescence, au même titre que son inconstance, sa frivolité, son

caractère volage et ses capacités de dissimulation113. Cependant, on peut comprendre la

frayeur qui l’habite, car elle se sait observée, épiée, et même suivie par d’inquiétants espions

en longs manteaux de fourrure114.

Les relations sont plus froides avec le ministre de Sa Gracieuse Majesté, dont La Chétardie refuse la visite au motif que Finch, contre l’usage, est allé saluer chez eux d’autres ministres étrangers avant lui, mais l’Anglais s’en excuse en alléguant que, pour les autres, ce n’étaient que des marques de politesse.

109 Sirio, tome 92, lettre 35, La Chétardie à Amelot, 3/14 janvier 1741.

110 Mousnier Roland, Labrousse Ernest et Bouloiseau Marc, Le XVIIIe siècle, l’époque des « Lumières », Histoire générale

des Civilisations, Paris, PUF, 1977, V, 1ère partie, chapitre 3, page 216.

111 Corr. Polit. Pologne 252 Fol. 275, Tercier à Broglie, 2 septembre 1759.

112 Et que m’ordonnez-vous, seigneur, présentement ? -De plaire à cette femme et d’être son amant. Victor Hugo, Ruy Blas, Acte I, scène V.

113 Victor Naumov, « Elizaveta Petrovna », Russian studies in History, 32, 4, page 39.