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La mondialisation de l’économie

B. Les risques de l’immixtion

L’articulation des normes suppose un agencement des acteurs. Contrai-rement au passé et à la tendance encore dominante, plus on va vers le local et plus s’impose la nécessité d’une multiplicité d’acteurs et surtout d’acteurs non nationaux aux côtés d’acteurs nationaux. L’exemple du textile montre que si l’objectif est d’avoir une vision d’ensemble des conditions de travail et d’évoluer vers un travail réellement décent, ce secteur (comme d’autres) sur le plan national ne peut plus être régulé par les seuls acteurs nationaux tandis qu’au niveau transnational des acteurs de ce niveau suffisent.

Le risque est sans doute de porter atteinte à une vision de la souveraine-té des Etats d’une part, et d’autre part, de déplacer des conflits d’intérêts, de valeur ou de modèle du niveau mondial vers le niveau lo-cal. Le risque est alors le refus par l’Etat concerné de jouer le jeu et de se désolidariser des stratégies de l’OIT quitte à renoncer au projet d’améliorer les conditions de travail et de vie des travailleurs. C’est peut-être la partition qui s’est jouée fin 2018 au Bangladesh avec la décision de l’Etat, dans le cadre d’un recours devant la Cour Suprême, de poser des conditions à l’application de l’Accord en matière de sécurité

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die qui avait pourtant été prolongé en juillet 2018 pour une durée de 3 ans (31 mai 2021) en raison d’un bilan mitigé28.

Le gouvernement du Bangladesh entend ainsi « reprendre en main » la situation en exigeant de soumettre toute décision prise en vertu de l’Accord à l’autorisation d’un comité gouvernemental, en défendant aux inspecteurs de l’Accord d’identifier toute nouvelle infraction à la sécurité et interdisant de prendre des mesures contre les propriétaires d’usines qui menacent ou licencient des travailleurs ayant des requêtes ou des plaintes en matière de sécurité. L’Accord prévoyait un transfert à terme des compétences à un organisme national d’inspection. Mais l’OIT et les différents partenaires à l’Accord considèrent, à ce jour, que les condi-tions ne sont pas remplies pour un tel transfert. L’Etat du Bangladesh est soutenu dans sa position par l’Association des fabricants et des ex-portateurs de vêtements (BGMEA). Le risque est donc grand pour l’OIT, si ce n’est de perdre la confiance d’Etats membres, du moins de faire face à des résistances de la part de certains acteurs nationaux, dont la posture peut s’appuyer sur des influences contraires, agissant en rivalité du point de vue des normes et des acteurs. Le fait qu’il y ait eu en plus et (d’une certaine façon) contre l’Accord une Alliance rassemblant la plu-part des marques américaines opposées à la présence syndicale dans l’Accord et au caractère contraignant de ce dernier est une base poten-tielle pour des revirements de doctrine.

Cet incident renforce l’idée que la reconquête des territoires doit se faire avec l’ensemble des acteurs présents sur la chaîne mondiale, des ac-teurs mondiaux et nationaux et en particulier avec les organisations syndicales locales. C’est la condition pour éviter l’impasse de la territo-rialité des normes. C’est la raison pour laquelle des accords-cadres mondiaux conclus notamment dans le textile (H&M29, Inditex et Tchibo), comme dans d’autres secteurs, concentrent leurs efforts sur la mise en œuvre, l’installation de mécanismes de règlement des litiges et de

ges-28 Plus de 100 000 risques d’incendie ont été identifiés auxquels il a été remédié en grande partie.

Plus de 2 millions de travailleurs ont été formés à la sécurité dans plus de 1000 usines. Mais plus de 50 % des usines ne disposent pas d’alarmes incendie adéquates ou de systèmes de dé-tection de fumée ; 40 % des usines n’ont toujours pas achevé les travaux de rénovation.

29 Mise en place de comités nationaux de surveillance chez H&M au Bangladesh, en Indonésie, au Myanmar et en Turquie.

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tion conjointe et sur la formation de délégués d’ateliers sur l’application de ces accords.

Finalement le défi de la globalisation à relever pour l’OIT sur un plan normatif est de développer ses propres capacités d’intervention et d’inventivité tout en restant dans le jeu des autres organisations inter-nationales qui régissent les échanges commerciaux. Sur un plan institu-tionnel, le défi de la globalisation réside dans le rapport de l’OIT à ses Etats membres, en les remettant en scène dans un jeu multipartite d’acteurs dont elle est elle-même partie, avec le risque de perdre le rap-port institutionnel privilégié et d’ouvrir un jeu aux aléas des forces éco-nomiques et politiques antagonistes. L’OIT peut relever ce défi et ap-préhender les risques en s’appuyant sur ses propres normes et en particulier sur la Déclaration tripartite qui s’adresse à de multiples ac-teurs (gouvernements (accueil/siège), entreprises (transnationales, na-tionales), organisations syndicales (de travailleurs et d’employeurs) et sur des normes d’autorégulation hybridées qui s’appliquent à un secteur sur un territoire national donné et sur un sujet donné (sécurité/salaire).

L’OIT a su présenter et faire des quatre droits fondamentaux la matrice universelle d’une régulation de la dimension sociale de la mondialisation de l’économie dont les accords-cadres mondiaux sont une des expres-sions. L’OIT sait être un tiers-garant dans le cadre de normes d’autorégulation hybrides. Il lui reste maintenant à convaincre les Etats membres de la plus-value d’adhérer à sa stratégie en faveur du travail décent qui suppose d’accepter que des acteurs non nationaux soient associés à des régulations d’application nationale.

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