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Les premières normes et les héritages du XIX ème siècle

Normes et justice sociale

A. Les premières normes et les héritages du XIX ème siècle

Le préambule de la Constitution de l’OIT énumère un certain nombre d’objectifs qui fondent l’activité normative de l’Organisation durant les années 1920 : « [la] réglementation des heures de travail, la fixation d'une durée maximum de la journée et de la semaine de travail, le recrutement de la main-d’œuvre, la lutte contre le chômage, la garantie d'un salaire assurant des conditions d'existence convenables, la protection des travail-leurs contre les maladies générales ou professionnelles et les accidents résultant du travail, la protection des enfants, des adolescents et des femmes, les pensions de vieillesse et d'invalidité, la défense des intérêts des travailleurs occupés à l'étranger, l'affirmation du principe « à travail égal, salaire égal », l'affirmation du principe de la liberté syndicale,

l'orga-9 BONVIN.

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nisation de l'enseignement professionnel et technique et autres mesures analogues ».

Ces objectifs s’inscrivent dans la continuité des revendications portées par le mouvement ouvrier international, comme des discussions qui s’étaient déployées durant tout le XIXème siècle dans une vaste nébu-leuse réformatrice transatlantique10. Ce courant international de la ré-forme sociale se structure à la fin du XIXème siècle dans diverses associa-tions internationales : le Comité permanent des accidents du travail et des assurances sociales fondé en 1898, l’Association internationale pour la lutte contre le chômage de 191011 et l’Association pour la protection légale des travailleurs (ci-après AIPLT) fondée en 1900. Cette dernière association regroupe des représentants de la haute fonction publique, de professeurs, d’employeurs et des syndicalistes. Elle dispose à partir de 1901 d’une bibliothèque et d’un secrétariat permanent placé sous la direction de l’économiste autrichien Stefan Bauer dans la ville suisse de Bâle. L’Organisation internationale du Travail s’inscrit dans la continuité directe de l’AIPLT dont elle hérite de la bibliothèque, du personnel, des modes de travail et, en particulier, du rôle d’élaboration de normes in-ternationales du travail12. En 1916, à Leeds les représentants syndicaux avaient d’ailleurs demandé que fût élaboré un Code international du travail par l’institutionnalisation de l’AIPLT.

La nature de ce Code comme les modalités de son élaboration sont au cœur des discussions de la Commission de législation internationale du travail en 1919. Durant la période de l’entre-deux guerres, l’OIT élabore et adopte 67 conventions ; c’est près d’un tiers des 189 conventions ac-tuellement en vigueur qui sont adoptées entre 1919 et 1939, soit durant les vingt premières années d’existence d’une organisation centenaire13. Cette activité normative se déploie selon trois axes qui reprennent ceux des législations sociales des pays industrialisés du monde transatlan-tique. Le premier qui donne lieu aux premières conventions en 1919,

10 RODGERS.

11 GREGAREK, Le mirage, 103-118.

12 VAN DAELE, Engineering Social Peace, 435-466. Voir aussi HERREN ; KOTT, Transnational Refor-mist Network, 383-418.

13 Voir Normlex. En réalité ce taux est encore plus élevé car une partie des conventions élaborées après 1945 sont une révision des conventions de l’entre-deux guerres (http://www.ilo.org/normlex).

Sandrine Kott

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relève de la protection du travailleur. La première convention qui re-commande la journée de travail de huit heures, hautement symbolique, fait droit à une revendication centrale du mouvement syndical interna-tional. Les cinq autres conventions de 1919 protègent spécifiquement deux groupes : les enfants et les femmes ; d’autres groupes profession-nels, les marins en particulier, seront également des bénéficiaires identi-fiés dans les années qui suivent. Les assurances sociales constituent le second domaine privilégié d’intervention de l’OIT14. Entre 1919 et 1936, la Conférence internationale du Travail adopte 16 conventions et 13 re-commandations qui couvrent les trois branches de l’assurance clas-sique : accidents (1925 et secondairement 1921), maladie (1927), invali-dité-vieillesse décès (1933)15. Ce travail normatif concerne diverses catégories de population : ouvriers d’industrie, mais aussi travailleurs de la terre (Convention OIT n° 12 en 1925 et Convention OIT n° 25 en 1927), travailleurs migrants (Convention OIT n° 19 en 1925 et Convention OIT n° 48 en 1935)16. Entre 1919 et 1935 les assurances sociales figurent presque chaque année au programme des discussions de la Conférence internationale du Travail17. Le travail normatif reprend avec l’adoption de plusieurs recommandations en 1944 (en particulier Recommandation OIT n° 67 et Recommandation OIT n° 69) qui préfigurent la Convention OIT n° 102 « concernant la sécurité sociale » en 1952. Les grandes con-ventions encourageant la négociation et le dialogue social, le troisième pilier de l’activité normative, sont plus tardives. Ce sont les conventions de 1948 sur la liberté syndicale, puis de 1949 sur la négociation collec-tive.

En 1919, les représentants italiens et français avaient imaginé que la Conférence internationale du Travail aurait pu adopter des textes qui se seraient imposés automatiquement aux Etats membres ; les britan-niques étaient quant à eux favorables à un système de ratification

quasi-14 Voir PERRIN.

15 Je ne traiterai pas ici de l’assurance chômage qui fait l’objet d’une réflexion autonome et n’est pas prise en charge par la section des assurances sociales. Sur le chômage à l’OIT, voir les tra-vaux suivants : LIEBESKIND-SAUTHIER, L’Organisation Internationale du Travail face au chômage ; LESPINET-MORET/LIEBESKIND-SAUTHIER, Albert Thomas, 157-179.

16 Pour une liste détaillée de ces conventions et recommandations et les textes, voir le site Nor-mlex (http://www.ilo.org/norNor-mlex).

17 Un état général des lieux dans BIT, L’Organisation internationale du Travail et les assurances sociales, in Etudes et rapports, Série M (assurances sociales) 12, Genève, 1936.

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automatique. Toutefois, sous la pression des négociateurs étatsuniens, le pouvoir de l’Organisation est réduit et jusqu’à aujourd’hui la mise en œuvre de ce Code international du travail est presqu’entièrement dé-pendante des parlements et gouvernements nationaux. Les recom-mandations discutées et adoptées lors de la Conférence internationale du Travail n’ont qu’une portée indicative tandis que les conventions doi-vent être soumises par les Etats membres à la discussion des parle-ments nationaux. Or les incitations à la ratification sont faibles car rati-fier une convention exige que la législation du pays soit conforme au texte de l’OIT ; par ailleurs le gouvernement du pays se soumet alors à un système de supervision annuelle auquel il échappe s’il ne ratifie pas18. Cette procédure constitue une raison de l’enrayement précoce du sys-tème normatif comme l’atteste l’échec de la première convention, celle de la journée des huit heures qui, en dépit des efforts importants dé-ployés par le Directeur du Bureau, Albert Thomas, n’est ratifiée par au-cune des grandes puissances industrielles. Pour les syndicats, cet échec est vu comme une trahison de l’Organisation.

En réalité, cette « trahison » est surtout due au fait que l’élaboration des normes comme leur adoption et leur mise en œuvre sont très dépen-dantes de l’engagement des gouvernements et de divers acteurs natio-naux ou internationatio-naux.