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Normes et justice sociale

B. Les normes entre national et international

Le nombre des ratifications des conventions a souvent été utilisé comme une mesure du rayonnement de l’Organisation et de sa réussite.

En réalité, celles-ci constituent un processus complexe et dépendent d’équilibres sociaux et politiques nationaux changeants ; la mobilisation d’associations ou de groupes sociaux joue à cet égard un rôle important.

Albert Thomas, le premier directeur de l’Organisation l’avait bien com-pris et voyait dans l’Association pour le Progrès social dont il avait im-pulsé la fondation en 1924-1925, une auxiliaire utile pour les campagnes de ratification dans les différents espaces nationaux19. Mais ce sont les

18 Sur tout ceci, voir les travaux de Francis Maupain, en particulier MAUPAIN, Système de supervi-sion, 465-499.

19 KOTT, Transnational Reformist Network, 250-251.

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syndicats qui constituent les alliés les plus précieux ; c’est ce dont té-moigne la campagne de ratification de la Convention OIT n° 100 de 1951 sur « l’égalité des rémunérations entre la main d’œuvre masculine et féminine pour un travail de valeur égale ». Les ratifications sont très largement obtenues grâce aux pressions syndicales dans le contexte d’une compétition entre les syndicats communistes et réformistes sur la question de l’égalité des femmes20. En République fédérale d’Allemagne, où le gouvernement démocrate-chrétien est très rétro-grade sur la question de l’égalité hommes femmes, la Confédération allemande des syndicats (DGB) se saisit en 1954 de la Convention OIT n°

100 et c’est grâce à cet engagement syndical, et en particulier à celui de Thea Harmuth, qu’elle est finalement adoptée par le parlement puis ratifiée21. Cependant, il ne suffit pas que les conventions soient ratifiées pour que la législation évolue réellement. A titre d’exemple, le parle-ment de l’Allemagne de Weimar est le premier à ratifier la Convention OIT n° 3 de 1919 sur les congés des femmes en couche mais c’est seu-lement en 1965 que la législation de la RFA est réelseu-lement adaptée aux dispositions de la Convention. En revanche la Convention OIT n° 29 de 1927 sur l’assurance maladie est ratifiée d’autant plus facilement par le gouvernement allemand, qu’elle reprend largement les dispositions de la législation en vigueur dans ce pays.

L’histoire de cette Convention illustre bien comment l’élaboration nor-mative repose sur un va-et-vient savant entre les fonctionnaires interna-tionaux du BIT, et ceux des gouvernements nainterna-tionaux22. Les fonction-naires du Bureau se saisissent des questions mises à l’agenda par la Conférence et rédigent une première étude en s’inspirant des diffé-rentes expériences et solutions nationales. Celle-ci est soumise au Con-seil d’administration puis un second document (rapport gris) plus détail-lé est envoyé aux gouvernements et aux dédétail-légués de la Conférence. A l’issue de ce premier débat, les fonctionnaires du Bureau préparent un questionnaire qu’ils envoient aux gouvernements des différents Etats membres de l’Organisation (rapport bordeaux) et c’est sur la base des réponses qu’ils établissent une synthèse et des propositions (rapport

20 Voir NEUNSINGER, The Unobtainable Magic of Numbers, 121-149.

21 Archives du Bureau international du travail (ci-après ABIT) RL 24-3-19 – J2. Rapport de Seib à Rens, 15 Octobre 1954. En général pour la situation en RFA, voir SCHULZ, 927-929.

22 KOTT, Internationalisation, 69-84.

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bleu) soumises aux délégués tripartites d’une commission qui siège en marge de la Conférence internationale du Travail. Cette commission discute encore une fois le rapport avant de le soumettre au vote de l’Assemblée générale lors de la réunion de la Conférence. Les textes normatifs sont donc élaborés en étroite relation avec les acteurs natio-naux, souvent les fonctionnaires des ministères du travail. L’ensemble du travail conventionnel est donc le résultat d’une longue activité de collecte de l’information pour laquelle les différents États-nations sont constitués en véritables réservoirs d’expériences23. La légitimité même du « travail législatif » de l’OIT s’établit progressivement à mesure que les fonctionnaires de son Bureau sont en mesure de faire la preuve de leur « expertise » sociale24. Le sérieux du travail documentaire réalisé et surtout le fait qu’il puisse constituer une référence indiscutable est es-sentiel tant pour les chances de succès des conventions que pour la pé-rennité de l’institution dont le financement dépend des contributions des gouvernements nationaux.

Le travail de collecte des documents et de confection des rapports prend donc rapidement une place centrale dans l’activité des fonction-naires du Bureau. Dans les premières années, le déficit de personnel qualifié permet de justifier le recours à ceux que les fonctionnaires ap-pellent les « experts ». C’est le cas tout particulièrement dans le do-maine très actif des assurances sociales. En 1923, le service (puis sec-tion) des assurances, placé sous la direction d’Adrien Tixier25, ne comprend que cinq membres parmi lesquels seul le juriste

austro-23 ABIT, SI 1/0/24, lettre de Tixier à Thomas, 13 janvier. Au terme de l’article 396 du traité de paix, cette activité documentaire participe explicitement de la mission du Bureau et prolonge l’activité de l’Office du travail de Bâle qui, depuis 1901, jouait le rôle de bibliothèque euro-péenne du social. La section des assurances sociales dispose rapidement d’un petit centre de documentation dans lequel les législations des différents Etats sont collectées et qui lui permet de répondre aux demandes d’informations émanant de différentes administrations nationales (non sans les avoir préalablement traduites dans les deux langues officielles).

24 A partir des années 1930, le Bureau international du travail tendit d’ailleurs de plus en plus à se considérer comme une sorte d’agence technique du « social ». BIT, Dix ans d'organisation inter-nationale du travail, Préface par Albert Thomas, Genève, 1931.

25. Sur le rôle d’Adrien Tixier, ancien instituteur et mutilé de guerre, membre de la Section fran-çaise de l’Internationale ouvrière (SFIO), voir la notice nécrologique qui lui est consacrée dans Revue internationale du travail (1946 : 1-5) et son dossier personnel : ABIT, P 217, Tixier.

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tchèque Oswald Stein26 est spécialiste des assurances. C’est ce qui justi-fie la constitution dès 1922 du Comité de correspondance pour les assu-rances sociales. Ce groupe d’experts, le premier de ce genre au BIT, compte alors 15 membres, puis 25 en 1929 et une centaine après réor-ganisation complète en 193027. Les administrateurs y sont nombreux car l’utilité de l’expert est largement liée à sa position institutionnelle dans les scènes nationales. Par ailleurs certaines nations dont la législation est plus avancée ou qui disposent d’institutions sociales plus solides sont en mesure de fournir une expertise plus aboutie ce qui contribue à établir la prédominance de certains modèles nationaux, en l’occurrence le modèle allemand dans les assurances sociales durant la période de l’entre-deux-guerres. Dans l’ensemble les normes de cette période por-tent la marque de la domination des pays occidentaux sur l’Organisation28.

III. Les normes et l’universel

Durant l’entre-deux-guerres l’OIT est une organisation dominée par les pays européens. Sur les 51 nations représentées à la Conférence interna-tionale du Travail en 1930, plus de la moitié sont non-européennes, mais tous les chefs de service du Bureau de l’Organisation et cinq des huit pays qui envoient des représentants au conseil d’Administration sont européens. Le travail normatif est fortement influencé par les standards européens et s’inscrit dans la tradition de législations qui se sont déve-loppées au cours du XIXème siècle pour répondre à la question sociale telle qu’elle a été pensée à mesure du développement du salariat et de la grande industrie. Cela a deux effets : les normes sont adaptées à un groupe restreint de travailleurs et elles apparaissent décalées par rap-port aux réalités économiques et sociales des pays faiblement industria-lisés. Ce double décalage interroge, dès les origines, l’universalité pro-clamée des normes.

26 Oswald Stein, né en Bohème en 1895, a fait ses études Prague et à Vienne où en 1918 il est fonctionnaire au ministère des Affaires sociales. Il dirige le service à partir de 1937, alors que Tixier devient sous-directeur du Bureau. Voir sa notice nécrologique dans Revue internationale du travail (1944 : 139-144) et son dossier personnel : ABIT P 1289, Stein.

27 BIT, L’organisation internationale du travail et les assurances sociales, Genève, 1936.

28 GUERIN, 77.

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