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Les caractéristiques de la différence

1.5 La rhétorique de l’altérité : comment imposer une idéologie.

Le présent travail observe la façon dont la presse écrite, telle un Hérodote contemporain (cf infra), est dotée du pouvoir de définir le savoir du monde européen. Nous observons donc la propagation des valeurs occidentales qui naissent à travers les discours de différenciation, où l‟usage du langage tient un rôle significatif. Comme le signale Pierre Bourdieu: « le langage officiel, langage autorisé et langage d’autorité, licite et impose ce qu’il énonce, définissant tacitement les limites entre le pensable et l’impensable, et contribuant ainsi au maintien de l’ordre symbolique et de l’ordre social qui lui confère son autorité » [BOURDIEU, 2000 ; 238]. Le discours de l‟altérité, telle une autre forme de langage officiel et autorisé via la presse écrite, pourrait alors définir les limites entre ce que nous pensons comme Autre et différent et ce que nous considérons comme partie de nous-mêmes et de notre groupe. Comme le constate assez clairement D. Maingueneau :

« Le texte n’est pas destiné à être contemplé, il est énonciation tendue vers un co-énonciateur qu’il faut mobiliser pour le faire adhérer ‘physiquement’ à un certain univers de sens. Le pouvoir de persuasion d’un discours tient pour une part au fait qu’il amène le lecteur à s’identifier à la mise en mouvement d’un corps investi de valeurs historiquement spécifiées» [MAINGUENEAU, 1999 ; 80]

La présentation de l‟Autre se fait aujourd‟hui de manière considérablement ethno-centrée. D‟après Erchak, « l’ethnocentrisme se définit comme l’imposition d’un système de compréhension, qui est culturellement médiatisé, aux autres. Il s’agit de l’interprétation et de l’évaluation des autres au travers d’un ‘écran’ épistémologique, en supposant implicitement que notre propre mode de compréhension est supérieur car il est certainement vrai »38[ERCHAK, 1992 ; 90]. La presse écrite en Europe adhère-

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Traduction par nos soins. Texte original en anglais: « Ethnocentrism is the imposition of one’s culturally mediated system of understandings onto others. It is the interpretation and evaluation of others through this epistemological screen, with the implicit assumption that one’s own mode of understanding is superior because it is invariantly true ».

t-elle au maintien de nos modes de pensée habituels, que nous considérons comme universels ? Nous nous demandons jusqu‟à quel point la presse s‟obstine à ériger la raison occidentale comme la plus rationnelle et en cela universelle. De cette façon, le public reste dans l‟obscurité par rapport à d‟autres modes de pensée et d‟autres univers mentaux.

Chaque rhétorique de l‟altérité commence en Grèce antique avec l‟écriture de l‟histoire. C‟est Hérodote le premier qui, essayant de rassembler dans une œuvre l‟histoire des peuples connus à son époque, parvient à construire les premières représentations de l‟Autre, celui qui n‟est pas grec. Il a réussi également à représenter l‟espace géographique en terra incognita, terre mythologique et terre déjà connue et habitée par les Grecs. « Chez lui, il s’agit d’une enquête systématique sur les institutions, les mœurs, les dieux, les coutumes, les idées des autres peuples. C’est une spécificité de la culture gréco-occidentale de s’être remise elle-même en question en se comparant aux autres cultures et aux autres sociétés », affirme Cornelius Castoriadis [CASTORIADIS, 2004 ; 42]. Hérodote est alors le premier chez qui l‟œuvre occupe la place d‟un miroir au travers duquel d‟autres ont vocation à voir le monde. Le même miroir sert à mettre le reste du monde en ordre dans un espace grec du savoir.

L‟exemple du récit d‟Hérodote va nous servir dans un premier temps, à analyser les pratiques de la rhétorique de persuasion telle qu‟elles ont été développées dans la Grèce antique. Dans un second temps, nous montrerons comment des traits spécifiques de ce discours se trouvent encore largement présents et utilisés dans la presse écrite en France et en Grèce.

1.5.1 Les techniques du récit d’Hérodote : quelles affinités

entre la rhétorique de l’altérité en Grèce antique et

dans les énoncés de la presse écrite?

Hérodote, comme un autre moyen de communication de son époque, entreprend par ses textes et ses récits de faire connaître à ses co-citoyens, les gens que lui seul a pu voir. Il essaie de le faire de sorte qu‟ils croient ses propres propositions portant sur ce qu‟eux-mêmes n‟ont pas vu. En d‟autres mots, il crée des représentations de l‟altérité. Dans notre travail, nous arguons que de la même manière qu‟Hérodote, la presse écrite, par son pouvoir et son omniprésence raconte, cite, partage des événements avec un public qui n‟a pas pu être présent à ces événements. Bien sûr qu‟à l‟ère contemporaine, la presse n‟est pas le seul média et la présence d‟autres moyens de communication complète les informations qui sont transmises au public. Néanmoins, les similitudes entre la presse écrite et le récit d‟Hérodote nous permettront de mieux cerner la façon dont l‟Autre se dessine et dont il est accepté comme altérité évidente. Nous nous appuyons alors sur les effets de l‟Histoire d‟Hérodote et sur les influence que son œuvre a eu sur l‟imaginaire des Grecs envers les Barbares, afin d‟effectuer un parallèle avec la rhétorique de la presse envers l‟identité chinoise et l‟effet de cette rhétorique sur l‟imaginaire du public.

Dès l‟instant où la presse utilise des techniques descriptives pour faire connaître un savoir inconnu pour la plupart de la population, elle ne peut pas éviter d‟orienter la vision de cette population. La mise en scène d‟un savoir, sa présentation au public, n‟est pas seulement savoir mais également faire savoir. De la spatialisation d‟un savoir, de l‟emplacement d‟un savoir dans l‟espace public ou dans l‟espace matériel du papier journal, le lecteur s‟oriente vers une façon de voir un savoir précis. Il s‟agit d‟un passage de la constitution des évènements comme faits de connaissance à l‟institutionnalisation de l‟événement. Les nouvelles médiatiques créent donc des grilles de lecture à travers lesquelles le lecteur comprend et assimile les représentations que la presse écrite lui transmet.

« Si le récit *d’Hérodote+ se déploie bien entre un narrateur et un destinataire, implicitement présent dans le texte lui – même, la question est de percevoir comment il *Ηérodote+ « traduit » l’autre et comment il fait croire le destinataire dans l’autre qu’il construit », constate F.Hartog [HARTOG, 2001 ; 328]. De façon originale, mais à la manière d‟Hérodote, la presse écrite, communique et distribue le savoir de l‟actualité, et construit le modèle symbolique et représentationnel du public.

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