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IDENTITE ET DIFFERENCE : QUELS ENJEUX ?

1.1 L’identité, une notion paradoxale : la « négociation »

entre

sentiment

de

distinction

et

sentiment

d’appartenance.

« S’il n’y a pas d’autres moi, il n’y a pas de moi »

Tchouang-tseu

Comme nous l‟avons montré auparavant, l‟identité présente plusieurs acceptions et fonctions, et c‟est pourquoi elle est difficile à cerner. L‟identité a été étudiée de différents points de vue : sociaux, culturels, psychanalytiques, biologiques, symboliques et même constructivistes, chacun d‟eux étant focalisé sur différents aspects de l‟identité. Avant de discuter des différents moyens avec lesquels les représentations de l‟altérité dans la presse écrite influencent la construction de l‟identité, voyons quelles sont les diverses approches théoriques et quel statut elles réservent à la question de l‟altérité.

La notion d‟identité, à première vue, semble être une notion simple qui va de soi, revêtant en quelque sorte un statut d‟évidence. Descartes soulignait déjà que la seule certitude sur laquelle nous pouvons nous appuyer est celle de notre propre existence. Cependant, elle apparaît à l‟examen beaucoup plus complexe, voire même contradictoire ; car la notion d‟identité, d‟une part, enveloppe le caractère de ce qui est identique, c‟est-à-dire des êtres ou des objets parfaitement semblables tout en restant distincts ; dans ce cas, l‟identité est donc le fait d‟être semblable à d‟autres, et de former ainsi un groupe. D‟autre part, l‟identité a le

caractère de ce qui est unique et donc ce qui se distingue et se différencie irréductiblement des autres. L‟identité se laisse saisir ainsi, au niveau même de sa définition, à travers le paradoxe d‟être à la fois ce qui rend semblable et différent, unique et pareil aux autres.

Selon la définition la plus courante, l‟identité sociale est relative à l‟appartenance de l‟individu à des catégories bio-psychologiques (le sexe, l‟âge), à des groupes socioculturels (ethniques, régionaux, nationaux, professionnels…) ou à l‟assomption de rôles et de statuts sociaux (familiaux, professionnels, institutionnels…) ou encore d‟affiliations idéologiques (confessionnelles, politiques, philosophiques…). Le terme « appartenance » est régulièrement employé comme un substitut synonymique d‟identité lorsqu‟il s‟agit d‟identité collective. Comme l‟écrivent Jucquois et Férreol dans le Dictionnaire de l‟altérité et des relations interculturelles, le sentiment d‟appartenance se définit comme « la conscience individuelle de partager une (ou plusieurs) identité(s), collective(s) et donc d’appartenir à un (ou plusieurs) groupe(s) de référence » [FERREOL, JUCQUOIS, 2003 ; 18].

Le même dictionnaire, montre également que l‟appartenance est en dernière instance un effet d‟énonciation ; car la relation d‟identité peut se ramener à cette interprétation :

« Le rapport dialectique entre le même et l’autre interfère avec un rapport similaire entre l’individu ‘singulier’ et la collectivité. D’une part l’identité repose sur une affirmation du moi, sur une individuation qui rend l’homme unique, différent des autres. D’autre part, elle renvoie à un nous, caractérisé par une série de détermination qui permettent à chaque moi de se positionner par rapport à un ‘même autre’, de se reconnaître dans une série de valeurs, de modèles, d’idéaux véhiculés par une collectivité à laquelle on s’identifie » [FERREOL, JUCQUOIS, 2003 ; 155].

Le grand paradoxe de l‟identité a très rapidement été mis en lumière par la philosophie grecque. La question s‟est concentrée d‟abord autour de la relation

entre l‟identification et la description, ou entre la permanence et l‟unité. Sur ce dernier point, le propos d‟Héraclite d‟Ephèse « on ne se baigne jamais dans l’eau d’un même fleuve », nous paraît bien décrire le dilemme.

Le statut paradoxal de l‟identité, montre bien qu‟il ne s‟agit pas d‟une simple contradiction ; c‟est-à-dire que les deux sens ne fonctionnent pas selon le principe de l‟exclusion (ou l‟un ou l‟autre) mais qu‟ils se présentent concurremment (et l‟un et l‟autre).

Le psychanalyste Erik K. Erikson fut l‟un des premiers, dans les années soixante, à tenter de donner à la notion d‟identité une élaboration rigoureuse. Ainsi le terme d‟identité renvoie-t-il chez Erikson tantôt à « un sentiment conscient de spécificité individuelle, tantôt à un effort inconscient tendant à établir la continuité de l’expérience vécue et, pour finir, la solidarité de l’individu avec les idéaux d’un groupe » [ERIKSON, 1960 ; 209].

Quant à la notion d‟identité personnelle, rappelons qu‟elle renvoie le plus souvent à la conscience de soi comme individualité singulière, douée d‟une certaine constance et d‟une certaine unicité.

La liaison entre identité personnelle et identité sociale se fait dans la sphère publique, et dans cet environnement de l‟interactionnisme symbolique et du constructivisme, l‟identité est considérée comme « négociée » dans l‟interaction. Pour Erving Goffman [1973], tous les éléments du moi constituent la « façade » extérieure dont le sujet sait qu‟elle va être perçue et jugée par autrui, sujet qui demande donc une « mise en scène » soignée et contrôlée. « Quand un individu est placé en présence des autres, écrit Goffman, il cherche à identifier les données fondamentales de la situation… Un spectacle correctement mis en scène et joué, conduit le public à attribuer un moi à un personnage représenté, mais cette attribution est le produit et non la cause d’un spectacle » [GOFFMAN, 1973 ; 235-238]. L‟identité s‟explique alors en tant que processus. Les moyens de produire et d‟entretenir un moi, nous dit alors Goffman, ne résident pas à l‟intérieur du support, mais sont souvent fournis par les organisations sociales. Une telle organisation sociale est

l‟institution médiatique de la presse écrite dont les représentations de l‟altérité influencent la construction de l‟identité personnelle et sociale.

Mais de quelle façon l‟individu se dirige-t-il de l‟identité personnelle vers l‟identité du groupe ? L‟identification personnelle, c‟est-à-dire la construction de l‟identité propre pousse l‟individu à l‟institutionnalisation, c‟est-à-dire à son inscription dans des groupes humains structurés. Des personnes qui se reconnaissent mutuellement, par exemple, au travers d‟une sensibilité politique originale, peuvent être conduites à créer un mouvement ou un parti qui contribuera à son tour, par son existence même, à valider cette reconnaissance ou à favoriser des phénomènes de rejet chez les opposants. D‟autres personnes seront attirées à leur tour par ce qui donne une forme officielle à leurs opinions diffuses et leur procure un réseau relationnel dans lequel elles pourront développer une sociabilité spécifique. Dans ce cadre-là, Manuel Castells appelle identité « le processus de construction de sens à partir d’un attribut culturel, ou d’un ensemble cohérent d’attributs culturels, qui reçoit priorité sur toutes les autres sources » [CASTELLS, 1999 ; 17].

Néanmoins, il ne faut pas confondre l‟identité avec les rôles ou les systèmes de rôles, nous dit le même auteur. « Les rôles, sont définis par des normes que déterminent les institutions et les organisations de la société ». En revanche, poursuit- il,« les identités sont construites par personnalisation. Même si elles peuvent provenir des institutions dominantes, elles ne deviennent des identités que lorsque (et si) des acteurs sociaux les intériorisent et construisent leur propre sens autour de cette intériorisation » [CASTELLS, 1999 ; 17]. Le débat entre normes et identité, reste central dans notre étude. La presse écrite contribue de façon décisive à diffuser et parfois à créer des normes qui définissent des catégories d‟appartenance, donnant ensuite naissance à une identité originale.

L‟idée que la presse constitue un lieu de construction du public, c‟est-à-dire d‟un groupe d‟appartenance, est également exprimée dans l‟œuvre de G. Tarde qui argumente : « On ne saura, on n’imaginera jamais à quel point le journal a transformé, enrichi à la fois et nivelé, unifié dans l’espace et diversifié dans le temps les conversations des individus, même de ceux qui ne lisent pas de journaux, mais qui, causant avec des

lecteurs de journaux, sont forcés de suivre l’ornière de leurs pensées d’emprunt. Il suffit d’une plume pour mettre en mouvement des millions de langues » [TARDE, 1989 ; 82]. Ainsi pour l‟auteur de « L‟opinion et la foule », l‟influence de la presse sur les conversations quotidiennes vient s‟ajouter à la « Tradition », « la Raison » et «la Coutume », pour former une Opinion, qui va à son tour suggérer et transformer le Pouvoir. La presse aujourd‟hui alimente les conversations à propos de l‟Autre et par la suite construit des représentations de l‟altérité, qui serviront à maintenir ou à transformer le Pouvoir établi. L‟image de la Chine que la presse française et grecque présente à son public a donc pour résultat la production d‟une opinion sur des faits et à partir de celle-ci, la production d‟une position de sympathie ou d‟antipathie envers l‟Autre Chinois.

Il est cependant évident que l‟appartenance ne se conserve pas dans le temps s‟il n‟y a pas une activité engagée. Dans cette activité le rôle de la communication et des identités partagées entre les individus du même groupe reste significatif. Tout individu a des appartenances multiples que les diverses situations rencontrées mobilisent tour à tour et qui suscitent elles-mêmes l‟occurrence de ces situations. Comme le constate D. Bougnoux, « nulle part l’esprit ne fonctionne de façon autonome out détachée (hors relation […]. On ne pense qu’avec : dans la mouvance d’un courant, pour prolonger, relayer ou moduler un capital d’information déjà disponibles ; ou bien on pense contre, en réaction aux thèses de l’autre » [BOUGNOUX, 1995 ; 10]. La presse doit alors continuer à alimenter la discussion autour de certains sujets, afin de maintenir les représentations de l‟Autre que le public se forme. En examinant notre corpus, on observe que la fréquence des sujets concernant la Chine est soutenue. En effet, les sujets tels que les droits de l‟Homme, la censure et le pouvoir économique de la Chine, reviennent très souvent en couverture de la presse, tandis que d‟autres sujets brillent par leur absence, comme par exemple les sujets sur la vie quotidienne et les faits divers en Chine. Nous suggérons que le discours développé autour des sujets entretenus entraîne le maintien des représentations de l‟altérité chinoise.

Une approche fondamentale de l‟identité, que nous suivons de près pendant cette étude, se focalise sur la différence. D‟après cette approche, défendue principalement par Grossberg, la construction de l‟identité est souvent fondée sur ce qu‟elle n‟est pas. Ainsi, pour définir l‟identité, « il faut aussi définir l’Autre ou le différent, qui représente une ambiguïté ou une instabilité au milieu de chaque formation stable et unifiée de l’identité »14 [GROSSBERG, 1996 ; 87-107]. Cette complicité alors, entre l‟identité et l‟altérité reste fondamentale pour notre travail et c‟est autour de cette dualité que nous essayerons d‟analyser le phénomène des représentations de l‟altérité dans la presse écrite et ses significations pour la construction de l‟identité.

Une deuxième approche de l‟identité, qu‟il nous semble utile de prendre en considération au cours de cette étude, se concentre autour du concept de fragmentation. Cette approche souligne plutôt la multiplicité des identités et des positions prises dans une unité identitaire apparente. Dans notre travail, nous soutenons la thèse d‟une identité faite de fragments partiels. C‟est ainsi que nous justifions la nature contradictoire et/ou paradoxale de l‟identité.

En même temps, nous nous écartons des approches réalistes qui suggèrent que l‟identité est un ensemble de caractéristiques relativement homogènes qu‟un groupe partage et qui restent stables avec le temps. L‟identité y est définie comme une culture partagée cohérente, une représentation collective que les gens, avec une histoire commune, partagent. Pourtant, nous nous mettons d‟accord avec les théories qui considèrent que l‟identité est vivante, changeante et vibrante, et ne reste jamais stable. Contrairement à la thèse qui voit l‟identité comme une valeur stable et partagée dans le même groupe homogène, dans notre recherche nous assumons l‟idée qu‟il y ait fragmentation de l‟identité, c'est-à-dire que les individus relèvent des sources identitaires multiples.

14

En anglais dans le texte original: “Hence to define an identity is to define the ‘Other’ or subaltern, who represents an inherent ambiguity or instability at the centre of any formation of unified, stable identity”. Traduit par nos soins.

Une troisième caractéristique de l‟identité qui nous intéressera dans la présente recherche est la notion de la spatialité, qui se combine avec la notion de frontière et de territoire. Cette frontière entre le Moi/Nous et l‟Autre, se réalise dans l‟espace médiatique, et en particulier dans la presse écrite qui constitue notre espace de recherche dans le présent travail. Nous considérons que le terrain médiatique constitue un espace intermédiaire entre la réalité et l‟imaginaire, un creuset où vont se cristalliser les représentations identitaires.

Comme nous l‟avons mentionné précédemment, l‟identité est liée à la différence de façon indissoluble. Selon Edgar Morin, dans l‟unité humaine, il y a aussi une diversité humaine. « Il y a unité dans la diversité humaine, il y a diversité dans l’unité humaine…Cette unité – diversité va de l’anatomie au mythe » [MORIN, 2001 ; 70]. Quel est donc le rôle de l‟Autre dans le développement et le maintien de l‟identité ?

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